Chapitre 5 : Imprévus
HANNAH
— Hannah, quelle surprise ! Je ne t'attendais pas avant six mois. Tu as oublié quelque chose peut-être? me lance-t-il ironiquement en s'arrêtant en bas de l'escalier.
— Votre main...
Le ton de ma voix est beaucoup moins sec que je ne l'aurais voulu. Chiotte...Cet imbécile va prendre ça pour de la faiblesse ou pire, de la compassion. Je reprends, plus rudement cette fois.
— Vous êtes blessé !
— Quelle perspicacité ! Dire que tu es observatrice est un euphémisme, raille-t-il avant de me fausser compagnie en se dirigeant vers la cuisine.
— Attendez ! Où allez-vous ? Vous allez salir toute la moquette !
Il ricane et me répond par-dessus son épaule :
— Je pisse le sang et c'est tout ce que tu trouves à dire ? Tu es vraiment sans pitié!
Je lève les yeux au ciel et lui emboîte le pas. M'arrêtant derrière le comptoir, je l'observe ouvrir l'un après l'autre tous les meubles hauts. Je sais parfaitement ce qu'il cherche mais me tais, me contentant de le regarder galérer, avec un sourire satisfait. Il finit par trouver la pharmacie d'appoint et ouvre cette dernière après l'avoir posé sur le plan de travail. Il est torse nu et je peux voir les muscles de son dos se contracter tandis qu'il farfouille à l'intérieur de la boite. J'ai tellement été prise de court par tout ce sang en arrivant, que je viens seulement de remarquer qu'il trimbale son corps à moitié nu sous mes yeux. Non sans difficulté, je réussi à détacher mon regard de ses épaules athlétiques et contourne l'îlot central pour le rejoindre.
— Donnez-moi ça. Je lui arrache le spray désinfectant des mains et attrape une des compresses qu'il a déjà sortie de l'emballage. Perplexe, il me dévisage comme s'il m'était poussé une deuxième tête. Je baisse les yeux vers sa main et ajoute en grimaçant :
— Enlevez-moi ce tissu dégoûtant.
Il fronce les sourcils et me dit d'un air railleur :
— Tu comptes me torturer ?
— Non. Je voudrais simplement m'assurer que vous n'allez pas vous vider de votre sang dans MA maison. J'aimerais mieux ne pas avoir à porter votre cadavre jusqu'à la benne à ordures au bout de la rue.
Voyant qu'il continue à me fixer stoïquement d'un air méfiant, je râle en reposant mon attirail sur le comptoir et d'une main attrape fermement son poignet pour pouvoir dérouler le chiffon qui lui sert de bandage de fortune.
— Allez, ne faites pas votre chochotte ! Laissez-moi regarder ça.
Il grogne, visiblement retissant, mais se laisse faire. Je déroule lentement ce que je découvre être le tee-shirt qu'il portait tout à l'heure. Je le jette dans l'évier et me penche un peu pour examiner son entaille qui finalement me parait minuscule. Etant donnée l'hémorragie, je m'attendais presque à lui découvrir un doigt en moins. La plaie n'est pas bien grande mais à l'air d'être profonde. Il tressaille à peine lorsque je tâte la chair autour de sa blessure mais je marmonne tout de même une excuse tout en continuant mon examen.
J'imbibe la compresse de Biseptine et commence à panser sa coupure en la tapotant délicatement, avant de me reprendre et de terminer ma tâche beaucoup plus vigoureusement, lui arrachant avec satisfaction quelques froncements de sourcils. Au bout de la quatrième compresse, sa coupure et le reste de sa main sont enfin propres. Pour le plaisir, j'actionne le spray désinfectant une dernière fois sur sa plaie. En vain, car je n'arrive à lui voler ni rictus ni sifflement de douleur. Comme s'il avait deviné mes intentions sadiques, je découvre en relevant les yeux qu'il me fixe malicieusement, un petit sourire aux lèvres. Il rit brièvement mais me laisse continuer tandis que je dispose quatre bandes de sutures adhésives le long de la coupure et que je recouvre le tout d'une dernière compresse, avant de bander sa main.
— Tu as l'air d'avoir fait ça toute votre vie, me dit-il. Il a l'air curieux et un peu surpris. Je lui réponds distraitement en disposant un dernier morceau de sparadrap pour maintenir en place le bandage.
— Mon frère avait à peine quinze ans qu'il s'était déjà fracturé l'intégralité des deux cent six os du corps humain. Je vous laisse imaginer le nombre de fois où il est rentré à la maison avec des blessures en tout genre. La plupart du temps, c'est moi qui le soignais. Cette mauviette avait trop peur de se faire étrangler par Annie !
Je souris en repensant à la tête de ma grand-mère la fois où Clark était rentré à la maison avec un sourcil en moins après avoir joué avec le chalumeau du voisin.
— Tout s'explique donc... Je comprends mieux d'où vient ton goût prononcé pour la torture, me répond-il avec un air narquois.
Ignorant sa remarque, je rassemble le kit de premier soin dans la boite et la replace dans le placard. Quand je me retourne, je le surprends en train de me reluquer les fesses. Il grimace imperceptiblement et se retourne rapidement pour attraper les compresses et leurs emballages avant de les balancer dans la poubelle sous l'évier. Je l'observe en souriant et jubile tandis qu'il tente vainement de masquer sa gêne.
Les hommes sont tous les mêmes...
— Comment c'est arrivé ?
— Quoi ? me répond-il un peu trop vite.
— Votre main ... J'ajoute en détachant exagérément chaque syllabe et en haussant le sourcil.
— Oh. J'ai voulu changer le miroir de la salle de bain. Mais je suis visiblement maladroit aujourd'hui.
Évitant manifestement mon regard, il continu de s'affairer, passant un coup d'éponge sur le comptoir. Il attrape ensuite son Tee-shirt dans l'évier et d'une main, commence à le rincer. J'observe le filet rouge qui s'échappe du tissu et qui s'éclairci peu à peu. Je prends appuie sur le plan de travail derrière moi et histoire de l'incommoder davantage, je rétorque:
— Maladroit ou perturbé ... ?
Ignorant ma question embarrassante, il lâche son tee-shirt dans le fond de l'évier, ferme le robinet et se tourne face à moi, le visage fermé.
— Je ne compte pas m'en aller.
Le ton de sa voix est impassible.
— J'en suis consciente.
— Alors pourquoi es-tu revenue ?
Son regard est vide. Il semble soudain épuisé, physiquement et mentalement. Il souffle bruyamment et ajoute en balayant la pièce d'un geste de la main.
— Tu peux récupérer ce que tu veux. Tu peux même passer ici quand ça te chante. Mais je ne partirai pas avant la fin de mon bail.
— Tellement généreux de votre part ! Je lui réponds en ricanant. Mais je n'ai pas besoin de votre permission.
— Ecoutes... Il passe sa main dans ses cheveux et la laisse retomber mollement le long de son corps. Je crois qu'Annie n'aurait pas voulu qu'on se dispute pour ça. Alors, merci beaucoup pour ... les soins... mais dis-moi simplement pourquoi tu es là, qu'on en finisse.
— Je ... euh...de rien...
Je suis décontenancée par sa réponse et il me faut quelques secondes pour me reprendre. En passant la porte d'entrée, quelques minutes plus tôt, j'étais furieuse. Je venais d'avoir Maître Quinn au téléphone, qui m'avait reconfirmé avec un calme exaspérant qu'il serait "compliqué" de virer mon locataire, à moins d'avoir une preuve tangible du non-respect d'une des clauses de son contrat.
Ce que je n'ai pas, évidemment.
Il honore son loyer à bonne date chaque mois, et n'ayant visiblement ni brûlé le garage, ni saccagé l'intérieur de cette maison, je ne peux absolument rien faire pour le moment. Si ce n'est prendre mon mal en patience.
Je ne sais pas trop ce que j'espérais en revenant sur mes pas. Mais il ne changera jamais d'avis, c'est évident. Honnêtement, avant de voir sa main estropiée, j'étais prête à déménager moi-même ses affaires, quitte à finir au tribunal. Sa voix finit par me tirer de mes pensées.
— Tu as perdu ta langue ? J'ai pas toute la journée tu sais ?
Oh oui.... Je vais déménager les affaires de ce crétin. Et en faire un feu de joie.
Je tente de calmer mes impulsions criminelles en lui servant un sourire éblouissant. Doucement, mais sûrement, mon cerveau machiavélique se remet de ses émotions et je sens monter l'inspiration.
— A vrai dire, j'étais revenu pour vous annoncer que j'avais changé d'avis.
— Vraiment ... ? - Sur ses gardes, il renchérit. - Et… à quel sujet ?
— Eh bien, vous mettre à la porte serait manifestement illégal. Et incorrect. J'ai réagis impulsivement et je m'en excuse. Vous pouvez donc rester. Soyez sans crainte, je ne vous embêterai plus avec cette histoire de déménagement. Enfin, pas avant six mois du moins !
Je ponctue ma phrase d'un petit rire totalement faux et crispé, qui ressemble davantage à un hennissement de jument qu'à un rire. Il dégluti en m'observant, confus, puis se racle la gorge et marmonne sans conviction.
— Eh bien, merci.
— Oh mais y'a pas de quoi ! Sur ce, je vous laisse retourner à vos petites occupations. Je vais chercher mes valises et surtout ne vous inquiétez pas pour moi, en trois mois, je n'ai pas encore eu le temps d'oublier le chemin de ma chambre !
J'accentue mon sourire hypocrite et frappe dans mes mains, feignant l'enthousiasme. Les yeux ronds, il se recule d'un pas lorsque que je traverse énergiquement la cuisine, le frôlant intentionnellement au passage.
Un sourire diabolique peint sur le visage, j'emprunte le couloir et lui crie d'un air faussement enjoué par-dessus mon épaule.
— Je me ferais toute petite, faites comme-ci je n'étais pas là !
Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. Je descends les escaliers du porche en quatrième vitesse et trottine presque sur l'allée pavée.
Oh mon dieu, il ne va pas aimer ça... Je lui donne dix secondes avant qu'il ne rapplique en hurlant !
J'actionne l'ouverture à distance sur mes clés de voiture et me dirige vers le coffre quand j'entends mon nouveau colocataire vociférer derrière moi. Mon sang bat dans mes oreilles et je n'ai absolument rien entendu de ce qu'il vient de me dire. J'ouvre la porte et lève la tête brièvement pour lui décocher un petit sourire luciférien avant de replonger dans le coffre à la recherche de mes affaires.
Je l'entends jurer tandis qu'il s'approche. Je feins d'être occupée encore quelques secondes lorsqu'il arrive à ma hauteur et s'arrête. J'ai la vision troublée par l'adrénaline et j'essaie de retrouver une respiration calme avant de me relever pour lui faire face.
— Non mais qu'est-ce qui ne va pas chez toi !?
Il hurle littéralement. Sans sourciller, je lui réponds toujours avec le sourire.
— Ne criez pas si fort. Je ne voudrais pas que vous fassiez mauvaises impressions à nos voisins. Tenez-moi ça voulez-vous ?
Je lui tends sans ménagement une petite valisette, qu'il attrape sans broncher, complètement abasourdi. Il me dévisage pendant que je continue à sortir mes bagages.
— Non mais c'est quoi cette blague ? Non ! Hors de question que tu emménages dans cette maison !
Il me provoque du regard et reste planté devant moi.
— Vous n'oseriez pas me laisser à la rue tout de même? Vous pourriez être un peu plus indulgent avec moi, je n'ai nulle part où aller ! Ok un petit mensonge de temps en temps ne fait de mal à personne... Je vous signale que ce matin encore, en rendant mon appartement, j'ignorais tout de votre existence et de celui de votre précieux bail ! Et surtout, j'étais persuadée que j'aurais un toit sur la tête ce soir !
Je croise les bras sur ma poitrine et le toise en attendant sa réponse. Il se contente de me fixer, hébété, en clignant des yeux plusieurs fois et en grimaçant comme si la lumière lui brûlait les rétines.
— Quoi ? Tu ne savais pas qu'Annie m'avait loué la maison ?
— Eh bien non, je n'en savais strictement rien ! Mais je suppose qu'elle ne m'a rien dit parce qu'elle se doutait que je voudrais vous foutre dehors !
Les lèvres pincées, il me foudroie, complètement furax et me rend ma valisette. Il la lâche et je la rattrape de justesse, estomaquée.
— Très bien. Dans ce cas, démerdes-toi.
Quel goujat !
— Mais tout à fait. Je vais me débrouiller !
Je fais la moue et pousse un petit cri d'indignation. Déterminée, j'essaie de faire tenir ma valisette sur le dessus de ma valise, qui tient en équilibre précaire tandis que j'attrape mon sac à main et ma trousse de toilette avant de refermer le coffre.
Je le contourne sans un regard et me dirige vers la maison en rouspétant dans ma moustache. Je monte une première fois les marches pour y déposer mon sac, mon nécessaire de toilette et ma valisette puis redescend l'escalier pour attaquer la seconde ascension avec mes deux énormes valises. Soulevant tant bien que mal mes bagages à bout de bras, je souffle comme un bœuf lorsqu'il passe tranquillement sur ma droite et grimpe les marches en me regardant peiner. Il s'adosse au montant de la porte et au vue du sourire mauvais qu'il affiche, j'en déduis qu'il savoure pleinement sa petite vengeance.
Crétin.
Quand j'arrive enfin sur le pallier, je suis à bout de souffle et me maudit intérieurement pour avoir chargé ma valise comme une malade hier soir. Complètement débraillée, je tire sur le bas de mon débardeur, et range derrière mes oreilles les mèches folles qui sortent de mon chignon, m'efforçant tant bien que mal de retrouver une allure convenable. Puis, la tête haute et sans un regard dans sa direction, je pénètre dans la maison. Il me regarde passer en secouant la tête, complètement exaspéré puis referme la porte derrière moi.
Je suis sur le point de tomber dans les pommes quand je me rends compte que j'ai encore quinze marches à grimper pour atteindre ma chambre au premier étage. La fermeture éclair de ma valise est sur le point de craquer, ce qui en dit long sur le poids exorbitant que doit faire mon bagage. Pas question de me démonter, je vais grimper cette saleté d'escalier, et sur les mains s'il le faut ! J'empoigne l'anse de ma valise et commence à monter quand je l'entends grogner et marmonner dernière moi.
— Ne sois pas ridicule, tu es à deux doigts de la syncope. Donnes-moi ça.
En deux enjambées, il monte les quatre marches que j'ai réussir à gravir et essaie d'attraper la poignée de ma valise.
— Hors de .... Question ! Je souffle en accélérant l'allure. Refusant de lâcher prise, je tire de toutes mes forces pour lui ôter la poignée des mains.
— Bon sang je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi bornée ! Donnes-moi cette foutue valise ! Plus vite tu seras dans ta chambre, plus vite j'aurais la paix ! rale-t-il.
Sur ce, il m'arrache littéralement la valise des mains et monte le reste des marches avec une facilité déconcertante. Je le fusille du regard et profitant de son dos tourné, lui balance un doigt d'honneur.
Bravo Hannah, pour la maturité, on repassera.
La vision de ses fesses parfaites en haut des marches fini de m'achever. Ce mec est le diable en personne. Il s'arrête à l'étage et jette un regard en arrière, attendant visiblement que je le rejoigne. Quand j'arrive en haut à mon tour, je fonce directement vers ma chambre.
— La cohabitation va être infernale. Tu ne tiendra pas plus d'une semaine. Lache-t-il, la mine renfrognée.
Il s'avance pour poser les valises à mes pieds avant de refaire un pas en arrière. Il enfonce ses mains dans ses poches et me regarde droit dans les yeux, attendant ma réaction.
— Vous allez vous fatiguez avant moi, croyez-moi ! Je lui siffle. Et arrêtez de me tutoyer ainsi, je ne vous connais pas !
Sur ce, j'ouvre ma porte et pousse à la hâte tous mes bagages à l'intérieur de ma chambre. Je me retourne et avant de claquer la porte ajoute:
— Oh et une dernière chose. Si je dois vous supporter ces prochaines semaines, j'aimerais mieux ne pas avoir à vous croiser à poil dans cette maison à longueur de journée, vous êtes ridicule à exhiber vos ... abdominaux de la sorte. Mettez-vous un tee-shirt bon sang !
J'ai juste le temps de le voir pouffer de rire avant que la porte ne se referme sur lui. Quand je m'adosse sur celle-ci, en rage, je peux encore l'entendre ricaner.
Auncun doute, les six prochains mois risquent de me paraître interminables ...
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