Chapitre 15 : Révélations
JAMIE
Face à l’océan, je referme la lettre que j’ai lue et relue un nombre incalculable de fois ces dernières semaines.
Mon cher James,
Je te confie ma liste.
Tu sauras en faire bon usage, j’en suis persuadée.
J’ai eu une vie heureuse, pleine d’amour et de bonheur.
Et grâce à toi, j’ai eu le droit à une seconde chance.
Merci pour ces derniers mois, remplis d’aventures et de surprises.
Quand le moment viendra, j’aimerais que tu donnes cette liste à ma Hannah.
Je compte sur vous pour réaliser vos rêves les plus fous, ainsi que les miens.
Prends soin de toi.
Avec tout mon amour.
Ta chère amie, Annie
J’enfonce le papier froissé par l’usure dans la poche de ma veste et fixe l’horizon, la gorge nouée.
Annie me manque affreusement.
Je m’appuie sur la rambarde du ponton, ferme les yeux et laisse les alizés caresser mon visage. Le vent froid, qui souffle particulièrement fort pour ce début de matinée, siffle dans mes oreilles. Les mouettes qui planent par dizaines au-dessus des vagues semblent enchantées par le mauvais temps qui s’annonce, et leurs rires raisonnent dans toute la baie. Le son des vagues qui se brisent sur le rivage fait resurgir des souvenirs douloureux. Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis retrouvé à errer sur cette plage, accablé de chagrin. J’ai surmonté tout ça depuis. Enfin je crois.
Je regarde ma montre, pour la millième fois depuis une heure et me retourne pour scruter la plage et ses environs à la recherche de la chevelure brune d’Hannah. Au bout de quelques secondes, je la repère enfin. Rien de compliqué étant donné la fréquentation d’Urangan Beach en ce dimanche matin nuageux. Hannah longe la plage et se dirige vers le ponton d'un pas lent. Je profite de la distance qui nous sépare pour la regarder s’avancer encore quelques instants. D'ici, impossible qu'elle se rende compte à quel point je suis accro. Ses cheveux emmelés volent dans le vent, quelques mèches balayant son visage au rythme des bourrasques. Elle est pieds nus et balance nonchalamment ses sandales au bout d'une de ses mains. Ses jambes nues, galbées à la perfection, sont recouvertes jusqu’à mi-cuisse par un long manteau de laine qui camoufle entièrement le haut de son corps.
A la fois trop, mais pas assez.
Avec elle. C’est toujours trop, mais jamais assez.
Cette fille est mon enfer sur terre.
Son regard est toujours perdu vers l’horizon et je me retourne avant qu’elle ne me surprenne en pleine contemplation. L’estomac noué, j’inspire profondément en sentant la panique me submerger peu à peu. Que dois-je lui dire ? Comment lui expliquer ? Après ce qui s’est passé entre nous ces derniers jours, j’ai peur de sa réaction. J’ai peur de la faire fuir, de la blesser. Je tourne la tête vers elle en entendant ses pas se rapprocher et mon état de stress atteint son summum lorsqu’elle arrive enfin à mon niveau.
— Salut, je bredouille en reportant mon regard droit vers la mer.
— Salut, répond-t-elle avec un bref sourire.
Le regard tourné vers l’océan, elle croise les bras et s’appuie à son tour sur la rambarde en bois. Son parfum qui flotte dans l'air me ramène instantanément douze heures en arrière et je ne peux m'empêcher de fermer les yeux pour ne pas en perdre une miette. Pathétique. Rassemblant mes idées et mon courage, j'inspire profondément, sors la lettre d’Annie de ma poche et la lui tends. Inutile de tourner vingt ans autour du pot. Elle me regarde, les sourcils froncés puis l’attrape avec hésitation. Elle l’observe de longues secondes sans dire un mot, tournant et retournant le morceau de papier entre ses doigts. Elle hausse enfin les sourcils et me scrute d'un air interrogateur.
— C'est une lettre que m'a laissé Annie à son décès. Je tenais à ce que tu la lises, je lui précise.
— Oh, rétorque-t-elle simplement en fixant de nouveau le morceau de papier. J'espère que ça en vaut la peine, parce que je ne sens plus mes doigts de pieds.
Sa réponse me fait sourire. Je prends une profonde inspiration et me lance.
— J’ai rencontré Annie il y a un peu plus d’un an, au service Oncologie de l’Hervey Bay Hospital. Elle avait des contrôles réguliers à faire suite à la rémission de son cancer de l'uterus. Quand elle passait, elle en profitait toujours pour distribuer des pâtisseries maison dans tout le service. Le personnel, les malades, les visiteurs, tout le monde attendait sa visite avec impatience. Elle passait beaucoup de temps avec les gamins de la chimio et ils l’adoraient. Sa bonne humeur leur redonnait le sourire et bon sang, ses cookies étaient une vraie tuerie.
Je jette un bref regard à Hannah et mon sourire nostalgique s’efface devant son expression estomaquée.
— Est-ce ça va ? Je lui demande, inquiet.
— Un cancer de l'utérus ? Elle semble complètement abasourdie et ses yeux remplis d'incertitude cherchent les miens, à la recherche d'une réponse. Ne sachant quoi répondre, je me contente d'acquiescer, puis ajoute.
— Les médecins avaient décidé de ne pas opérer. Ils avaient opté pour la chimiothérapie, contre l'avis de ta grand-mère. La tumeur était minime et Annie un peu trop âgée pour tenter une intervention chirurgicale. Elle m'avait raconté par la suite qu'elle avait fait des pieds et des mains pour ne pas avoir recours à la chimiothérapie. Elle voulait à tout prix passer sur le billard, histoire de se débarrasser de son cancer une bonne fois pour toute. Elle avait finalement cédé, ce qui m’étonne beaucoup avec le recul. Elle était vraiment bornée, mais je suppose que tu le sais mieux que moi.
Après une insupportable minute de silence, Hannah retrouve enfin l'usage de la parole.
— Clark m'avait parlé d'un cancer généralisé, mais j'aurais dû me douter qu'il y avait eu un point de départ... Un rire dégoûté lui échappe et elle secoue la tête avant d'ajouter. Je ne suis plus à ça prêt n'est-ce pas ? Annie avait visiblement beaucoup de secrets pour moi ces derniers temps.
Elle soupire bruyamment avant de marmonner une excuse en me demandant de continuer. Je hoche la tête en cherchant mes mots, dépité. Je commence à être paumé moi aussi. Pourquoi avoir caché quelque chose d’aussi important à sa propre petite fille ? Tout ça ne lui ressemblait tellement pas ! D'abord le bail, maintenant le cancer. En tout cas, je comprends mieux certaines choses. Notamment la raison pour laquelle Hannah n'avait pas rendu visite à Annie plus souvent ces derniers mois. Elle n’était au courant de rien. Embarrassé, je reprends.
— J’étais là le jour où Annie a appris que son cancer s’était généralisé. Stade quatre, incurable. Il lui restait selon eux six mois à vivre. Tout au plus. J’étais dans le couloir de l'hôpital, je remplissais de la paperasse. Je l’ai vu sortir du bureau, elle a souri, remercié les médecins et a quitté le service en saluant gentiment toutes les infirmières sur son chemin. A cette époque, on se croisait uniquement à l'hôpital et même si j'avais de la peine pour elle, nous n'étions pas assez proche pour que ... Bref, de toute façon, je n'étais même pas censé surprendre cette conversation à la base - Je m'arrête quelques instants, perdu dans mes pensées - Je l’ai recroisé quelques jours plus tard au supermarché. Elle souriait toujours autant. On aurait dit un ange. J'étais vraiment dans une mauvaise passe à cette époque moi aussi, je venais d'apprendre une mauvaise nouvelle... et pour je ne sais quelle raison, en la voyant, je me suis mis à chialer comme un idiot au milieu des rayons. Elle m’a pris dans ses bras et elle m'a consolée. Comme si c’était moi qui avait besoin d’être rassuré !
Je secoue la tête et ri doucement en y repensant. Annie tout craché. Un cœur en or et une dignité à toute épreuve.
Je me sens soudain gêné de lui raconter tout ça. Tous ces souvenirs bien trop intimes et douloureux. Pourtant ma culpabilité me pousse à parler. J'ai la désagréable sensation de lui avoir volé des moments privilégiés. Hannah et Clark auraient dû être aux côtés d'Annie durant ces derniers instants, pas moi. Je fixe la lettre dans les mains d’Hannah qui reste muette.
— Ce fameux jour au supermarché, je lui ai proposé de la raccompagner chez elle. Il faisait un temps de chien. La pluie avait fait déborder tous les égouts de la ville. Le temps que je la dépose et qu’on déballe les courses de ma voiture, les routes du quartier avait été coupées, alors elle m'a proposé de rester. J’ai passé la nuit dans la chambre d’ami et le lendemain matin, au réveil, on a trouvé le garage complètement inondé. En nettoyant le bazar laissé par l'orage, on a retrouvé ça, je termine en lui tendant un second papier que j’avais soigneusement gardé dans ma poche.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle, suspicieuse.
— Une liste, je lui réponds en pesant chacun de mes mots. Une liste qu’Annie avait écrite. Elle avait dix-neuf ans à l’époque, juste avant qu'elle ne rencontre ton grand-père.
Sceptique, Hannah examine la feuille dans ma main, avant de l'attraper du bout des doigts comme si cette dernière allait soudainement se désagréger. Elle l'observe quelques instant avant de me la rendre. Son regard plein d'interrogation se reportent sur la lettre qu'elle tient déjà dans sa main. Elle se mord la lèvre avant de l'ouvrir méticuleusement. Pendant de longues minutes, ses yeux balayent la page de haut en bas, survolant l'écriture manuscrite et délicate d'Annie. Ses doigts fins caressent le papier avec nostalgie, comme si ces simples lignes avaient réveillé en elle toute une vie de souvenirs. Je détourne le regard quelques instants en apercevant une larme rouler sur sa joue. Je voudrais pouvoir lire dans ses pensées. Je voudrais pouvoir la prendre dans mes bras pour la rassurer à mon tour, comme l'avait fait Annie pour moi. Je sens son regard se poser sur moi mais je continu de fixer l'horizon, mal à l'aise.
— Annie et toi étiez vraiment proches, n'est-ce pas ? Sa voix douce, sans amertume ni colère me soulage. Je hoche simplement la tête et tente un sourire malgré ma peine.
Bon sang Hannah, la boule dans ma gorge va finir par exploser si tu ne te décides pas à ouvrir cette satanée liste.
— Ouvres-là, je lui lance en lui tendant de nouveau la liste.
Elle me sourit d'un air penaud, en me sondant du regard comme si elle tentait de lire dans mes yeux la douleur enraciné dans ma poitrine.
— Tiens-moi ça dans ce cas, dit-elle en me rendant la lettre d'Annie. Après avoir pris une grande inspiration, elle se décide enfin à déplier le papier jauni par le temps.
***
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