Versailles

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La robe arrive sous une housse fermée par un ruban de satin. Je l'essaie à la hâte, impatiente de voir le rendu sur moi.

Elle est absolument superbe. Un dos nu dévoile jusqu'à la chute de mes reins, mettant en valeur ma peau presque bleutée. Le devant est brodé de minuscules perles de cristal. Je virevolte dans la pièce, la faisant tourner et ondoyer autour de moi jusqu'à en avoir le tournis. Les épaules garnies de plumes longues et duveteuses me chatouillent.

Je sors de la chambre pour montrer la robe à Maya, elle est elle-même déjà entourée des autres exclus. À peine ai-je ouvert la porte que tous braquent leurs regards sur moi comme un seul homme.

– Séléné, tu es absolument sublime !

Maya a toujours un mot gentil pour moi. Ange se précipite sur moi et me tire par le bras pour que je m'abaisse. Il me chuchote à l'oreille :

– Tu as l'air d'une princesse comme ça.

Puis il retourne se pelotonner dans les jupes d'Emma. Je reste timidement debout sans bouger alors que les yeux me détaillent.

– T'es pas mal comme ça.

J'entends Ever parler pour la première fois. Sa voix est à la fois douce et tranchante, pleine d'amertume.

– Merci, c'est gentil Ever.

– Tu verras, ce soir un coiffeur et une maquilleuse viendront rien que pour toi. Ils mettront ta beauté en valeur.

– Mettre quelque chose en valeur demande qu'il y ait déjà quelque chose de beau à la base Maya...

J'ignore la remarque cinglante d'Emma. Cette femme a vraiment du venin plein la bouche.

– Emma, s'il te plaît, pas maintenant ; c'est une journée exceptionnelle pour elle. Épargne-lui ça d'accord ?

– Maya, comment peux-tu être aussi naïve ? Elle prend notre place, elle...

– Je ne veux pas prendre la place de qui que ce soit, Emma. Crois-moi, je l'échangerais volontiers.

Maya me saisit par le bras et m'emmène dans ma chambre.

– Évite de sortir quand elle est dans les parages, ok ?

– Je ne vois pas pourquoi ce serait à moi de m'effacer devant elle. Je n'y suis pour rien, à part lui imposer ma présence et ce n'est pas voulu !

– S'il te plaît.

Je soupire d'agacement, mais finit par céder. On ne résiste pas à la gentillesse de Maya.

– Il y a une petite chose que je dois te dire avant ce soir... Comment te présenter ça ? Le maître va te mettre un collier et une sorte de laisse. Tu verras, c'est très joli mais...

– Cela n'en reste pas moins une laisse. C'est humiliant !

– Séléné, tous les Exclus sont tenus en laisse. Ce n'est pas comme si tu étais la seule. Tu t'y feras à la longue, mais je ne voulais pas que tu l'apprennes par toi-même.

– Merci Maya, c'est gentil de m'avoir prévenue.

En fin d'après-midi, les équipes chargées de me rendre irrésistible viennent. Et en effet ils arrivent à me donner une beauté elfique jamais soupçonnée. On allonge mon regard au mascara et intensifie mes prunelles par un fard irisé. L'imposant chignon est garni de perles de nacre, faisant miroiter les mèches bouclées pour l'occasion. Je descends l'escalier, la robe froufroutante derrière moi. J'ajuste une dernière fois mes gants.

Harmony siffle à ma vue, j'apprécie ses petites attentions pour tenter de détendre l'atmosphère. Dans sa main droite, un coffret en bois orné de pierres.

– Je suis désolé Séléné...

Il se place derrière moi pour attacher dans ma nuque une rivière de diamants blancs. Je le laisse faire, serrant les poings. L'épais collier n'est pas très confortable, il englobe tout le cou et est assez rigide, forçant un port de tête royal. Au bout, pend une chaîne elle aussi décorée de pierres blanches scintillantes.

– Monsieur...

Arrivant en coup de vent depuis la bibliothèque, la laisse est maintenant en main du Maître. Il me regarde et ne cache pas sa satisfaction.

– Eh bien, tu es méconnaissable, tu seras sans aucun doute l'Exclue la plus regardée ce soir.

Il tire un coup sec pour m'inciter à le suivre. Je grimace. Ayden nous attend à côté de la limousine noire. Il me tend la main quand vient mon tour de monter. Il la presse très légèrement dans la sienne, en guise d'encouragement. Le trajet se fait dans le silence le plus monacal.

Versailles est juste absolument magnifique. Peut-être un peu trop doré à mon goût... Partout ce n'est que tableaux, moulures, lustres en cristal et coupes de champagnes de grand luxe.

J'observe comme une curieuse les autres exclus qui m'entourent. Il y a toutes sortes d'anomalies génétiques. Je suis le Maître en toute docilité. Je déteste ce collier, je me sens humiliée, traitée comme un animal de foire. Mais après tout n'est-ce pas ce que nous sommes ? Des animaux de foire... Dehors, l'orage gronde, comme pour refléter ma colère. Toutes ces personnes, je les hais. Toutes autant qu'elles sont, sanglées dans leurs irréprochables smokings et leurs robes extravagantes. J'enrage tellement que les larmes me montent aux yeux, menaçant de détruire le travail de ma maquilleuse.

– Bonjour, Séléné.

Je me retourne, mais il n'y a personne. J'aurais pourtant parié que c'était la voix de Doc. Voilà que je suis victime d'hallucinations auditives. Un violent coup sur la chaine du collier me rappelle à l'ordre, me blessant la peau au passage.

– Une pure albinos je vous dis, tenez... Regardez ses yeux !

Avec son éventail, l'interlocutrice du maître me soulève le menton.

Instinctivement, je me dégage de son emprise.

– Eh bien, qu'est ce qui te prend l'albinos ? Calme-toi donc si tu ne veux pas que ce soit moi qui te calme.

– Elle n'est pas dangereuse au moins ?

Le ton faussement affecté de cette femme boudinée dans sa robe me donne la nausée. Elle évoque d'avantage une grosse chenille qu'un papillon malgré les couleurs bariolées de sa tenue. J'ai l'envie irrésistible de lui cracher à sa délicate figure. Mais je n'en fais rien, ma position est suffisamment compliquée comme cela.

– Elle vous donne du fil à retordre ?

Je reconnais cette voix suave entre toutes, emplie d'hypocrisie et de fourberie.

– Doc ! Quel plaisir de vous voir ici à la cour !

Il s'incline en une légère courbette devant Monsieur Harnois avant de baiser la main pleine de bagues de l'énorme femme. Je le défie du regard, il ne baisse pas les yeux mais ne vrille pas son regard dans le mien.

– N'est-elle pas magnifique ce soir, Doc ? On la reconnaît à peine depuis qu'elle a quitté votre institut.

– N'hésitez pas à me la renvoyer quelques jours si elle vous cause le moindre souci. Je suis très à cheval sur la marchandise que je fournis.

L'idée de me retrouver à nouveau seul avec cet homme me terrifie. Il a changé, il est devenu mielleux et plein de fiel. À la fois doux et sournois, j'ai du mal à le reconnaître.

– C'est très aimable à vous Doc. À part cet écart, pour le moment je n'ai rien de plus à lui reprocher, mais la prochaine fois, je vous l'envoie dans les plus brefs délais.

– J'entends parler d'elle depuis que je suis entré dans Versailles, décidément vous avez la côte ce soir.

– Je reconnais que je ne suis pas peu fier de mon coup ! Après tout n'est-ce pas exactement ce que je recherchais ?

– Si vous me le permettez, j'aimerais faire la prochaine danse avec Séléné. Si elle me le permet bien sûr.

– Je suis certain qu'elle se fera une joie de danser avec son bienfaiteur.

D'une main ferme, il m'entraîne sur la piste pour une valse. Mon Dieu, je sens que celle-ci va être terriblement longue ! À cet instant, je suis bien heureuse d'avoir l'obligation de porter des gants. Pour rien au monde, je ne voudrais que sa peau entre en contact avec la mienne. Cette idée me répugne.

Il passe la dragonne autour de son poignet, la chaîne toujours reliée à mon collier. Nous nous mettons en position. Il est beaucoup trop près de moi à mon goût, et sa main dans mon dos me fait frissonner de dégoût. Mes gants ne me sont d'aucuns secours, la peau nue de mon dos semble brûler au contact de sa paume.

– Je vous déteste, Doc.

Je sais que je n'ai pas le droit de parler, mais je sais aussi qu'avec Doc, je peux me le permettre.

– Tu sais que tu n'es pas censée t'exprimer ?

– Je parle si j'ai envie de parler et personne, pas même vous, ne m'en empêchera.

– Oula ! Que de colère en toi ma petite Séléné. Dis-moi, te plais-tu dans ton nouveau foyer ou voudrais-tu revenir à l'institut ?

– Ni l'un ni l'autre et vous le savez très bien. Ce n'est pas ce que je veux.

– Et dis-moi, que veux-tu ?

– Être libre.

– Là, tu m'en demandes un peu trop Séléné.

– Je ne vous ai absolument rien demandé Doc.

– Tu sais, c'était une erreur que de me séparer de toi, je m'en rends compte aujourd'hui. Il n'est pas une journée où je ne regrette ma décision.

– Et pourquoi cela ?

J'essaie de parler sans bouger les lèvres, ce qui ne me rend pas la tâche facile pour être comprise.

– Tu es unique, une Exclue comme il n'en existe pas d'autre. Sauvage et d'une grande beauté. Tu es très attirante, tu sais. Reviens à l'institut et je te promets que ta vie y sera douce.

– Plutôt crever.

– Séléné, tu n'es pas en mesure de refuser mon offre, que tu le veuilles ou non, tu seras à moi.

– Qu'entendez-vous par à moi ?

Un ignoble sourire malicieux illumine son visage faisant apparaître deux fossettes identiques.

– Deviens ma collaboratrice et en échange je te promets le luxe, la vie d'une reine... Ma reine. Tu seras mon Exclue personnelle. Rien d'inconvenant rassure toi. Ton intelligence me fascine Séléné, et j'aimerais qu'elle soit à nouveau mienne.

– Jamais !

Il prit un air faussement navré.

– Tu sais, si tu résistes, la vie risque d'être plus rude pour toi, je ne serai pas toujours aussi complaisant.

– J'ai dit non, et c'est un non définitif.

– Tu l'auras voulu.

La danse prit fin sur ces mots. Je suis plus ou moins inquiète. Je ne sais pas comment le faire tomber, ni même comment lui nuire. Machinalement, je m'incline devant mon cavalier.

Tout en douceur, il me ramène auprès de Monsieur Harnois. Je fais un signe discret à Ayden, signifiant que j'ai besoin de m'éclipser quelques instants.

– Si Monsieur veut bien me permettre, Séléné a besoin de s'isoler.

Lui remettant la dragonne d'une main distraite, il continue à discuter avec l'impudent Doc. Ayden me prend en main pour me conduire à travers la foule. Je sens peser dans mon dos le regard incisif de mon ancien bourreau.

– N'est-ce pas Doc qui la lui a trouvée ?

– Je n'ai jamais vu une Exclue pareille.

– Savez-vous qu'il va sous peu se fiancer ?

J'emporte avec moi quelques phrases de différentes conversations dont Doc ou moi sommes le centre. À cette dernière affirmation, je prétexte un problème avec ma chaussure pour m'attarder un petit peu plus longtemps, pour en apprendre un peu plus sur ce dernier potin.

– Oui, c'est ce que j'ai cru comprendre, avec la belle Violette de Montauban.

– À ce qu'on dit elle aurait fortement insisté. Elle aurait même fait jouer ses relations.

– Vraiment ? C'est vrai que Doc est plutôt puissant mais je le voyais d'avantage avec une femme plus soumise dirons-nous.

Son interlocutrice prend un air de conspirationniste, constatant qu'elle a l'attention des deux dindes, et glousse avant de confier :

– Le bruit court qu'elle serait plutôt en disgrâce en ce moment. Certains parlent de grossesse.

Faussement scandalisées, ses auditrices portent une main à leur poitrine. J'aimerais en savoir d'avantage mais je ne peux pas rester accroupie ainsi trop longtemps, cela pourrait paraître suspect. Alors j'abandonne la conversation, heureuse d'en avoir appris un peu plus sur Doc et son mariage étrange. J'arrange ma coiffure quelques secondes, espérant profiter encore un peu de la conversation, mais je suis obligée de rejoindre Ayden sans en avoir entendu plus. Nous nous faufilons entre les convives, gagnant avec peine la roseraie. À ce moment, je m'effondre sur un banc, lasse et fatiguée de ma lutte contre le Doc.

– Tu n'as pas le droit de parler en public Séléné.

– Tu m'as vue faire ?

Je suis surprise. Ayden doit bien être le seul à l'avoir remarqué. Je parlais pourtant sans bouger les lèvres et tellement bas que personne à part Doc n'aurait pu m'entendre.

– Tu n'as pas arrêté de parler du début à la fin.

– Tu me regardais ?

– Séléné, te regarder, ne pas te quitter des yeux, c'est mon travail.

– Personne ne l'a remarqué à part toi...

– Ce n'est pas une raison, n'importe qui aurait pu te surprendre et là cela aurait été une véritable catastrophe.

Je hausse les épaules avec lassitude.

– De toute façon ce qui est fait est fait.

– Ne recommence jamais cela. Le jour où tu te feras surprendre à parler, je ne pourrai rien pour te protéger de Monsieur Harnois.

Je baisse la tête, gênée.

– Ce que je dis, je le dis pour toi Séléné... Pour t'épargner...

– Je sais.

La lumière de la lune projette des ombres sur le sol et redessine le visage d'Ayden, je le vois sous un jour différent. Je m'aperçois à quel point il est grand et massif. Sa mâchoire est saillante et ses yeux vifs.

– Comment en es-tu venu à travailler pour Monsieur Harnois ? Son visage s'assombrit, et ses pupilles se rétractent.

– Ce n'était pas par choix. Mon frère aîné a hérité du titre de mon père, le second est désigné à devenir garde du corps et le troisième à entrer dans les ordres, mais mon plus jeune frère est décédé à l'âge de quinze ans, de maladie.

– Je suis désolée, je ne savais pas que les choses se passaient ainsi.

– Le monde a comme reculé dans le temps. Il y a eu des progrès, et puis du jour au lendemain, la Terre s'est comme retrouvée projetée dans le passé, avec ses coutumes et ses lois rétrogrades.

– Vous vous retrouvez donc à trois avec votre père ?

– Non, j'ai une petite sœur de vingt-deux ans. C'est une véritable perle. Chacun de nous est différent, mais elle est de loin celle qui ressemble le plus à notre mère, du fait de son caractère.

– Ta mère...

– Oui, elle est décédée d'une overdose de médicaments quelques mois après la naissance de ma sœur. C'était une droguée, trop souvent malade et affaiblie. Elle s'est réfugiée dans l'alcool et les opiacés. Je n'en ai pas honte. C'était une femme extraordinaire.

– Ta vie est loin d'avoir été facile en fin de compte.

– Mais au moins je suis un homme libre. Plus ou moins, mais je ne suis pas relié à une chaîne d'or blanc.

Ses paroles me blessent et me touchent à la fois. Il prend ma douleur et ma situation en compte, mais me rappelle la cruauté de ma vie.

Sa main vient caresser mes cheveux diffusant dans tout mon corps une onde de chaleur bienfaisante.

– On ne devrait pas trop s'attarder.

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