JN-6
– Tu as déjà entendu parler de la révolution ?
– C'est très ancien, c'est là où le peuple avait supprimé la royauté, je crois, ou quelque chose dans ce genre-là.
– Non, je te parle de la révolution qui est en marche en ce moment. Bon sang tu étais à quel étage ?
– Au premier...
– Il y a une résistance qui s'est mise en marche, il a environ dix ans. Les Exclus qui ont réussi à fuir se sont rassemblés...
– Comment sais-tu tout cela ?
– Tu sais tu n'es pas la seule à avoir été renvoyée ici. Il y avait un Exclu qui était chez la famille du cousin de la sœur de la femme du monarque ou un truc comme ça, peu importe. Là-bas, il a entendu dire que la révolution prenait de plus en plus d'ampleur. Doc essaie à tout prix de lui faire dire où se cache la résistance.
– Et alors ?
– Ce que Doc n'a pas compris, c'est que la résistance est absolument partout ! Elle n'est pas concentrée en un point. Il existe plein de groupes disséminés un peu partout.
– Tu penses qu'elle existe vraiment ?
– Un peu qu'elle existe ! Et tu vas y aller !
– Pourquoi tu dis cela ?
– Cela se voit que tu es une fille intelligente. Tu trouveras un moyen de t'évader d'ici.
– Chut... ne parle pas si fort, quelqu'un risquerait de t'entendre...
– Quelle importance ?
– Il est impossible de faire évader tout le monde, je n'ai pas envie de laisser l'institut entier derrière moi si ce jour arrive...
– Tu es trop altruiste, je trouve. Tu sais, personne ne se voile la face, tout le monde sait que tu partiras seule, et ils l'espèrent. Chaque Exclu sorti est pour ainsi dire sauvé puisqu'il rejoint la résistance. Et plus le mouvement sera en nombre, plus il aura d'impact...
– Et plus il aura d'impact, plus il y aura d'espoir pour tous les Exclus...
– Tu as tout compris.
– Mais je n'ai encore trouvé aucun moyen de sortir d'ici. Surtout, si tu as une idée, je suis ouverte à toute suggestion...
Des pas remontent l'allée ; nous nous taisons. Ils s'arrêtent devant la cellule de
JN-6.
– C'est à mon tour de me faire cuisiner aujourd'hui, on dirait. J'affiche ouvertement un air inquiet.
– Ne t'inquiète pas, même si c'est très douloureux, ce n'est rien d'insupportable.
Il me fait un clin d'œil avant de disparaître encadré par deux hommes en blanc.
Les minutes passent avec lenteur. J'ai l'impression d'être revenue au temps de GP-2. Je décide de fermer les yeux et de retourner dans mes souvenirs, autant pour ignorer la vérité que pour me flageller d'avoir ainsi parlé à Ayden.
On me tire hors de la pièce, je ne résiste qu'à moitié, suffisamment pour marquer mon mécontentement mais pas assez pour que l'on ne m'inflige une piqûre d'anesthésiant.
On se dirige vers la cour. Je croise le regard d'Antoine qui affiche un air faussement contrit.
Je comprends trop tard. À côté d'un billot de bois, mon bourreau, sa hache à la main. Tuer un Exclu n'est pas un crime ; nous leur appartenons. C'est comme jeter un objet ou de briser un fétu de paille.
Je commence à ruer, à gesticuler et à essayer de me dégager, en vain. Les prises sur mes membres sont trop puissantes pour moi lorsqu'elles se resserrent. En un dernier accès de rage je me jette sur l'héritier Prévôt. Mes doigts lacèrent la peau de son visage laissant sur sa chair de longues traînées sanguinolentes. Je capte toute la fureur qui émane de lui. Je l'héberge en moi, je la laisse bouillir jusqu'à ce qu'elle me brûle de l'intérieur. On me traîne jusqu'au billot. Je freine avec mes pieds nus sur le sol, je sens les pierres me déchirer la peau, mais c'est un moindre mal par rapport à ce qui m'attend.
Tous les autres Exclus sont là, sous ordre je présume, pour assister à mon exécution. Je ne veux pas mourir. Je n'ai jamais eu autant envie de vivre que ce jour-là. Je lutte contre mes agresseurs. Ils m'appuient la tête sur le rondin de bois. J'essaie de me concentrer sur leurs points faibles. Je lance mon poing sur le côté du genou de celui qui se trouve à ma droite, il s'effondre comme une poupée de chiffons. Je tente de me relever mais l'autre me tient fermement par le cou. Quelqu'un s'approche et je sens une aiguille transpercer ma chair. Mes membres commencent à se ramollir, toute force s'éloigne de moi et me fuit. Je me sens bientôt aussi vide d'énergie que si j'étais déjà morte. Je suis dans l'incapacité totale de bouger. Je me force à me concentrer sur la sensation du bois contre ma joue, c'est la dernière sensation que j'aurai. Je fixe mon regard sur les petits cailloux, m'émerveillant pour la dernière fois de la beauté de la nature.
– Séléné ! Séléné, réveille-toi !
Je sors de ma torpeur. Je prends conscience que je suis en vie. Qu'est-ce qui m'a sauvé ? L'espace d'un instant j'en veux à JN-6 de m'avoir réveillée. Je vais devoir attendre. Puis je me souviens de ce qu'il vient de traverser et la pitié me prend aux tripes. Je me relève péniblement. Je suis souvent ramollie après une séance de souvenirs.
Son visage semble plus marqué que quand il est parti, dénué de toute couleur si ce n'est les traces brunes qui ornent sa peau.
– Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ??
– Une séance d'ultraviolets. J'ai l'impression que ma peau a été cuite...
J'essaie de distraire JN-6 du mieux possible pour lui faire oublier la douleur.
Mais au bout de dix minutes, je comprends bien que ça ne sert à rien. Il souffre trop.
– Hé toi là ! Viens par ici.
Le gardien au bout du couloir s'approche, méfiant.
– Dis à Doc que j'ai pris ma décision et que je veux le voir. Il comprendra de quoi, je veux parler.
Comme un brave chien, le gardien va rapporter mes paroles à son maître. Bientôt on me libère des barreaux. J'entre dans la salle d'examen.
Sur une table, le crâne ouvert, un Exclu est inconscient. Cela me vrille l'estomac.
– Tu voulais me voir Séléné ?
– Pas tout à fait, je dirais plutôt que j'ai à vous parler. Mais je vous en prie finissez votre séance.
– Ma séance ? Séance de quoi ?
Je rougis légèrement.
– Nous, les Exclus, nous appelons cela une séance de torture.
– Tu me vois navré de l'apprendre. Et dire que je suis en train de l'opérer d'une tumeur au cerveau. Quelle ingratitude !
Je ne sais pas quoi dire, je m'attendais à tout sauf à cela. J'imagine mal Doc en train de sauver la vie d'un Exclu, quel qu'il soit. Je connais ce visage, il me rappelle quelqu'un, mais je ne saurais pas dire qui.
– Comment s'appelle-t-il ?
– C'est CM-9.
– Ce n'est pas un nom ça, c'est un matricule comme KO-8. Comment s'appelle-t-il ?
– Pourquoi est-ce que ça t'intéresse ? Ce n'est rien de plus qu'un rat parmi les autres.
Il parle comme nous.
– Je teste votre humanité... Cela vous dérange ?
Il me regarde avec un air légèrement surpris.
– Cet homme est une personne, il mérite donc que quelqu'un connaisse son nom.
– Les noms n'ont aucune importance. Ici tout le monde ou presque (appuyant bien sur ces derniers mots) porte un matricule.
– Vous les connaissez tous ?
– Oui, individuellement, personnellement.
J'ai du mal à le cerner. Il accorde beaucoup de prix à nos vies, mais face à cela, il n'hésite pas à nous faire subir ses immondes expériences.
– J'ai pris ma décision cette nuit.
– Cette nuit ? Mais il est déjà trois heures de l'après-midi Séléné, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ?
– Peu importe, j'ai décidé d'accepter votre offre.
– Tu m'en vois ravi.
– Mais à une seule condition !
Il serre ses lèvres l'une contre l'autre dans une moue boudeuse.
– Évidemment cela ne pouvait pas être si simple... Mais dis toujours...
– Je veux que JN-6 soit libéré.
– Sais-tu de quelle maladie il est atteint, Séléné ?
– C'est un enfant de la lune.
– Ce qui veut dire ?
– Qu'il ne peut pas être mis à la lumière du jour.
– Combien de temps penses-tu qu'il va survivre dehors avant qu'il n'attrape un cancer ?
– Ce n'est pas votre problème mais le sien. Donnez-lui une combinaison et laissez-le à l'entrée de l'institut. C'est ma seule condition.
Il semble réfléchir un instant.
– Non.
– Si vous acceptez mon offre, vous avez ce que vous voulez si je ne m'abuse...
– Mais est-ce que cela en vaut vraiment la peine ?
– Cela ce n'est plus mon affaire mais la vôtre.
– J'ai dit non. Je déteste le gâchis.
Il marque un temps d'arrêt, laissant ses instruments au-dessus du crâne à vif. Il relève la tête jusqu'à croiser mon regard.
– Un compromis serait peut être envisageable.
Je l'écoute, méfiante.
– Plus de séance de torture comme vous dites. Du moins plus pour JN-6. Marché conclu ?
– Si j'accepte, je ne vous rendrai pas la tâche aisée, chaque jour sera un combat contre vous et contre l'institut.
Le sourire machiavélique revient se fixer sur le visage cireux de Doc.
– Eh bien,, nous voilà parvenus à un accord. À partir de maintenant tu peux circuler où bon te semble dans les deux derniers étages. Tu logeras dans les appartements qui jouxtent les miens. Le matin le travail commence à 8h30 et se termine à 20h00 avec une pause de deux heures le midi. Ton rôle sera de me seconder lors des examens et donner les traitements aux Exclus. Tu es là pour temporiser les choses. JN-6 s'appelle Côme. Bien évidemment, j'attendrai de ta part ainsi que de la sienne de la bonne volonté. Pas de complots, pas d'excitation de la foule.
Sur le chemin pour retourner à mes quartiers je songe à ce prénom. Côme, c'est un prénom assez doux et pourtant avec beaucoup de caractère. Son visage s'est illuminé d'une façon tout à fait nouvelle. Je me demande si mon expression était semblable.
Je m'allonge sur le lit moelleux, sur le dos. Je n'ai même pas pris la peine de regarder autour de moi. J'ai trop besoin d'oublier ce qui repose sur mes épaules. Mon estomac est en vrac et mes paupières me brûlent. Je tente vainement de me détendre, de relâcher les épaules et de décrisper les mâchoires.
Je suis toujours appuyée sur le billot de bois. Je sens sa surface rugueuse contre ma joue et je m'en délecte. Les larmes au bord de mes yeux manquent de déborder et de dévaler l'arête de mon nez. Je ferme les yeux pour ce que je pense être la dernière fois. Plus jamais je ne verrai la lumière du jour, plus jamais je ne sentirai le vent sur mon visage ou l'eau ruisseler dans mon cou. Celui-là même qui s'apprête à être tranché. Je sens à mon côté le déplacement d'air indiquant de la lame qui se lève au-dessus de ma tête. Je n'ai pas peur, seulement du regret.
– Quel gâchis. Trancher une aussi jolie tête.
La lame ne s'abat pas sur moi, elle reste suspendue dans les airs.
– Je me présente : Doc. Je vous propose de vous la racheter. C'est notre devoir de préserver ces anomalies, ces caprices de la nature. Aussi, je vous propose de vous la prendre. Sauf si vous préférez perdre votre argent.
La tête tournée vers le bas, je ne vois que le sol de graviers. Aucune réponse ne vient s'ajouter. Cependant, la hache de mon bourreau reste immobile, les bras de ce dernier toujours levés au-dessus de lui en une position qui doit être très inconfortable.
– Êtes-vous capable de m'en débarrasser sur le moment ?
– Sur-le-champ. Je connais, quelques gentilshommes qui seraient prêts à payer une petite fortune pour une Exclue pure comme celle-ci. Bien évidemment ses souvenirs seront effacés. Elle ne se souviendra de rien...
– Très bien mais je veux en tirer au moins la moitié de ce qu'elle m'a coûté.
– Votre prix sera le mien.
Enfin, l'instrument de ma mort se baisse aux côtés du faucheur de tête. Je suis à présent hors de danger, pourtant je reste là, le buste appuyé contre le tronc d'arbre, jusqu'à ce que les bottes se plantent devant moi, juste dans mon champ de vision. Avec délicatesse, des mains gracieuses me relèvent. Le visage de Doc m'apparaît bienveillant et doux. Je sais que ce n'est qu'une façade, pourtant je ne peux m'empêcher de le trouver réconfortant. Après tout cet homme vient de me sauver d'une mort certaine.
Je me réveille avec un léger mal au ventre. Je suis barbouillée par les images que j'ai vues. Doc avait raison, il déteste le gâchis. Je reste longtemps ainsi, les yeux rivés sur le plafond blanc de ma chambre. J'ai encore les mains qui tremblent de peur. Quand je suis immergée dans mes souvenirs, je ne me souviens pas du présent, seulement de ce passé présenté comme étant mon présent. J'ai bien cru que j'allais mourir, autant par la décapitation que par la peur. Mon cœur battait de terreur. Je m'assois sur les draps, me redressant complètement.
Par terre, sous mes pieds, le sol blanc et immaculé. Aucune fenêtre, rien que de la lumière artificielle et aveuglante. Je pars à la découverte de mon nouvel appartement.
Cela me fait tout drôle d'avoir un endroit bien à moi, où je suis libre et où je peux faire ce que bon me semble. Seulement, je garde à l'esprit le prix à payer pour l'obtenir...
Au final, il y a une surface de quoi, trente mètres carrés ? Plus que confortable pour une seule personne, surtout quand elle a été habituée à dormir dans une cave de trois mètres sur trois.
Le frigo et les placards sont remplis de nourritures de toutes sortes, principalement des barres protéinées. Est-ce ce que mange Doc toute la journée ? Peu importe, je préfère ne pas penser à lui pour le moment... Il y a même des livres sur une étagère au-dessus de mon lit. J'en attrape un au hasard et l'ouvre à la première page.
Il est maintenant 23h passées. Mais après tout n'ai-je pas le droit de circuler où bon me semble ? Je sais que les gardes de nuit ne sont pas encore à ce niveau à cette heure-ci. Je fourre dans mes poches quelques barres à l'intention de Côme ainsi qu'un tube de Biafine, pris dans la pharmacie.
Je sors sur la pointe des pieds et ferme la porte dernière moi. J'avance à l'aveuglette, me guidant avec les minuscules loupiotes disposées sur les murs.
– Traîtresse.
Je me retourne vers la voix. Je ne distingue pas grand-chose dans le noir, seulement une silhouette avachie contre les barreaux de métal.
– Depuis quand est-ce que l'on pactise avec l'ennemi, hein ?
– Je n'ai pactisé avec personne.
Je m'adresse au néant, à l'immensité noire qui s'étale devant moi.
– Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour vous rendre la vie meilleure.
Sur ce, je fourrage dans mes poches et tire une barre hyper protéinée. J'avance vers le cliquetis. En effet, des ongles jouent de la musique sur les barreaux. Une main m'attrape par le col et me presse contre la grille.
– Je n'ai plus rien à perdre. Ne les laisse pas m'emmener demain.
J'essaie de me dégager et finis par y arriver en tirant de toutes mes forces. Dans le noir, je devine les traits d'un vieillard, les cheveux d'un blanc neigeux, pour ce qui en reste...
– Je vais mourir demain, je le sais. Je ne suis pas stupide, je le sens arriver. Je ne veux pas mourir !
J'ai de la peine pour ce vieil homme qui a passé toute sa vie entre ces murs...
– Qu'est-ce que tu aimerais manger ?
Un soupir, le souvenir qui remonte en mémoire...
– Du chocolat ! Une fois un Exclu avait un souvenir de chocolat, c'était tout ce dont il se souvenait. Il le décrivait avec des mots magnifiques ! Et, depuis ce jour, je ne rêve que de cela, de chocolat...
– Je te promets de t'en apporter, reste ici et attends-moi, je reviens dès que j'en ai trouvé.
Je sais que le chocolat est une denrée rare de nos jours, un luxe que très peu peuvent se permettre. Je regarde la petite plaque sur la grille. Le papy s'appelle TH-54.
Je lui ai demandé de rester où il était ; je me sens soudainement stupide. Cet homme a passé la majeure partie de sa vie, si ce n'est toute, derrière ces barreaux.
Je rentre dans mes appartements et me dirige vers la cuisine d'un pas empressé. J'ai beau fouiller chaque recoin de cette maudite pièce, je ne trouve rien qui n'ait ne serait-ce que l'apparence de chocolat. Maintenant je comprends ce que c'est, je comprends le travail lourd que m'a proposé Doc. Je dois être l'amie dans le corps de l'ennemie. Je dois apaiser, dissuader, par l'amitié, la douceur et la compréhension. Je suis semblable à cet homme qui avait trahi le fils de Dieu pour de l'argent. Sauf que je trahis les miens pour un semblant de liberté, je ne vaux pas mieux.
Je toque à la porte de Doc. Ce grand-père m'a fait beaucoup de peine et il m'attend. Je suis prête à tout pour lui trouver son dernier repas, tout ce dont il a envie... Pourtant je n'arrive pas à oublier mon dernier souvenir. Doc a sauvé ma tête. J'ai beau essayer de ne pas y penser je me sens redevable et c'est certainement la dernière chose dont j'ai besoin.
– Séléné, je ne m'attendais pas à te voir cette nuit ! Je suppose que ce n'est pas pour le plaisir de ma compagnie que tu viens me voir, je me trompe ?
– Avez-vous du chocolat ?
Il a un sourire franchement amusé. Il faut dire que je lui ai posé la question de but en blanc.
– Tiens donc du chocolat ? Les barres protéinées ne te suffisent plus ? Je lève les yeux au ciel, exaspérée.
– Ce n'est pas pour moi ! Je vous repose la question : avez-vous du chocolat à me donner oui ou non ?
– Entre.
Je passe le seuil de la porte et cette dernière se referme derrière moi en un claquement discret. Doc me regarde en croisant les bras. Je ne me sens pas à l'aise du tout, très gênée d'être là et si proche de lui.
Je lui emboîte le pas dans la cuisine, il ouvre le placard et en sort une feuille d'aluminium renfermant ce que je pense être un reste de chocolat. Il me la tend. Au moment où je vais m'en saisir, il la retire de devant moi. Typiquement le genre de chose que l'on fait à un enfant.
– Et qu'est-ce que j'y gagne ?
Il hausse un sourcil interrogateur. Je ne sais pas quoi répondre, de plus en plus mal à l'aise...
– Un peu plus d'humanité !
– Je ne suis pas certain que ce soit suffisant.
– Que voulez-vous ?
Ma voix n'est qu'un murmure, un filet de voix à peine audible dans le silence pesant.
– Votre compagnie au dîner demain soir.
Je le regarde, emplie d'horreur. Dîner avec lui le lendemain soir, rien que lui et moi, seuls dans cette même pièce. J'ai du mal à contenir mon agitation. Je suis même dégoutée à la simple idée d'accepter.
– Eh bien, c'est d'accord, mais je ne vous accorderai rien de plus que ce repas. Maintenant, donnez !
– Je compte sur toi pour honorer ta parole, je déteste être déçu.
Je ne lui réponds même pas, il n'en vaut pas la peine. Je sors en courant de ses appartements privés. Je prends le chemin de la cellule de TH-54.
– Hé, c'est moi !
La silhouette osseuse est toujours affalée contre la grille, quoique peut-être sous un angle différent de tout à l'heure. Je lui secoue gentiment l'épaule et je sens ses clavicules sous mes doigts. Un grognement s'échappe de sa masse endormie.
– J'ai du chocolat, rien que pour toi. Je suis allée le chercher, pour que tu puisses en manger.
À ces mots, il semble s'être soudainement réveillé. Il trépigne d'impatience comme un enfant attendant une surprise. Je sors ce qui reste de la tablette de ma poche et la lui tend.
S'en saisissant délicatement du bout des doigts, il en fourre un morceau entre ses lèvres. Il le laisse fondre sur sa langue et j'imagine ce qu'il doit ressentir. La pâte molle collant légèrement au palais, le goût sucré et amer du cacao. Ses traits se détendent, comme apaisés.
– Depuis combien de temps es-tu là, TH-54?
À son nom, il sort de sa torpeur.
– Tu vois ce mur ? Chaque bâton représente une journée passée dans cette cellule.
La pierre en est recouverte sur ses trois pans. J'imagine un jeune homme commencer à tracer sur tout ce qu'il a des traits réguliers, puis devenir un homme d'âge mûr, puis enfin un vieillard. Cette pensée me remplit de chagrin.
– J'ai eu une petite fille autrefois. Je sais ce que tu penses. Encore un vieux gâteux. Je l'ai eu avec une Exclue magnifique. Je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Mais ils nous l'ont enlevé peu après sa naissance dans l'institut, un magnifique bébé.
– Comment s'appelait-elle ?
– Nous ne nous étions pas encore arrêté sur un prénom en particulier, puis elle nous a été prise.
– Raconte-moi ta vie, grand-père.
À cette évocation, il a un sourire bien triste, un sourire qui en dit long sur ses aspirations.
– Je suis arrivé ici un mardi après-midi. Il pleuvait des cordes dehors, l'air sentait l'orage et moi j'étais trempé. Je me suis habillé avec les vêtements que l'on m'a donnés.
En face de moi il y avait celle qui a porté mon enfant. On l'appelait RZ-6.
Je l'écoute, passionnée. Ses fiançailles secrètes, son mariage prononcé par un Exclu barbu comme un ancien patriarche qui remplissait le rôle de maire.
– Puis ce qui devait arriver arriva. RZ-6 tomba enceinte. On la ménageait les derniers mois de sa grossesse, mais personne ne faisait allusion au bébé. Nous étions inquiets de savoir notre enfant en danger. Parce que, soit il grandirait dans cette prison, soit il nous serait enlevé...
J'ai beaucoup de peine pour ce vieil homme, il ne sait pas ce qu'il est advenu de sa fille, il ne sait même pas si elle est encore en vie, quelque part... À travers les barreaux de sa prison, je lui serre la main affectueusement.
– Trois jours après sa naissance, les gardiens sont venus la chercher, notre toute petite. Ils l'ont emmenée et je l'ai vu disparaître entre les portes de l'ascenseur. Sa mère n'a pas cessé de se battre, de lutter contre ce système, mais rien n'y a fait. Le prédécesseur de Doc avait beaucoup d'admiration pour elle.
– Que lui est-il arrivé ?
– La maladie s'est résorbée d'elle-même, ce sont des choses qui arrivent dans quelques rares cas. Ils l'ont chassée. Je sais qu'elle est quelque part dehors, à chercher, à lutter et à se battre. Certains peuvent la voir libre, mais elle est plus enchainée que jamais. Depuis, je suis seul. Aussi seul que l'on peut l'être, entouré d'autant de semblables.
– Ne dis pas cela. Nous sommes tout aussi normaux que les gens qui vivent au dehors. Nous ne sommes pas une sous-espèce et encore moins des sous-hommes. Nous valons autant qu'eux.
– J'aimerais tant que ce soit vrai... Quand RZ-6 était là, elle chantait tous les soirs pour l'étage entier. Tout le monde adorait RZ-6, elle apportait tout ce qu'elle pouvait de liberté aux autres Exclus. Chante-moi une chanson.
Je ne peux refuser à cet homme une volonté aussi peu ordinaire. J'entame une chanson d'une voix claire et basse. Je ne suis pas certaine de chanter juste, mais la mélodie sonne douce à mes oreilles. Je vois les paupières de mon interlocuteur se fermer doucement. Je continue jusqu'à ce qu'il m'interrompe.
– Ne les laisse pas m'emmener...
Je caresse sa joue fripée du dos de la main. Il est terrifié et j'aimerais tellement le rassurer.
Nous continuons à parler jusqu'au lever du jour. Je lui parle pour lui faire oublier son mal-être. Je lui raconte ma vie, mes souvenirs et mes amitiés. Mais je sens qu'il n'est pas vraiment à la discussion...
Le soleil monte dans le ciel et illumine les cellules.
– Allez TH-54, c'est l'heure d'y aller !
– Ne les laisse pas m'emmener ! Je t'en prie ne les laisse pas approcher !
Je me retourne en grognant vers les gardiens. Ils reculent tous les deux d'un pas.
– On doit le prendre ! Laisse-nous passer, c'est un ordre !
– Vous devrez d'abord me passer sur le corps !
Je décide que c'est à moi d'attaquer la première, et que c'est ainsi que j'aurai le plus de chances d'arriver à mes fins. J'envoie ma jambe dans la mâchoire de celui de droite. L'autre en profite pour se ruer sur la grille, mais ses mains tremblent tellement, qu'il ne parvient pas à ouvrir la porte. Je me jette sur lui et le projette contre le mur opposé. Je suis essoufflée mais encore prête à me battre.
– Qu'est-ce qui se passe ici ?
La silhouette blanche de Doc apparaît dans mon champ de vision, mais je ne le regarde même pas. Je sais que la menace présente ne vient pas de lui, mais des deux gaillards que j'ai mis au tapis.
– Séléné ! Dans mon bureau !
– Vous croyez que nous ne savons pas ce que vous allez lui faire ?
– Je m'engage à ne rien lui faire tant que tu ne seras pas là, maintenant dans mon bureau !
Il semble vraiment en colère, mais je n'en ai cure. Je passe le seuil de la porte de son bureau, comme une furie.
– Je me battrai pour sa vie !
– Assieds-toi.
Je reste debout près de la chaise, prête à en démordre avec ce monstre qui se débarrasse des personnes âgées quand elles ne lui servent plus.
– Nous étions d'accord il me semble ! Tu es là pour tempérer les choses et toi que fais tu ? Tu te dresses contre moi.
Il pousse un long soupir et se masse l'arête du nez comme pour atténuer un horrible mal de tête.
– TH-54 est atteint d'un cancer en phase terminale. Ce que je vais faire, c'est avant tout pour lui. Pour lui éviter une mort lente et douloureuse. J'ai essayé, les rayons, la chimio, mais rien n'en est venu à bout.
Je suis abasourdie.
– Vous me voyez comme un monstre, mais peut-être suis-je plus humain que vous ne le pensez...
Il détourne la tête. Il semble à la fois en colère et dégoûté. Déçu serait peut être le
mot le plus approprié. Oui c'est ça, il semble déçu que nous ne voyons en lui qu'un tortionnaire.
– Que... qu'allez-vous lui faire ?
– Une simple injection létale. Il aura l'impression de s'endormir, il n'y aura ni impression d'étouffement ni de douleur, juste une grande fatigue puis la mort qui lui succède...
Je détourne la tête. Je dois l'avouer ce que propose Doc est la façon la plus humaine de partir. Mais n'est-ce pas au patient de décider s'il doit mourir de cette façon ?
– Comme tu es maintenant mon assistante, tu devras être là, essaie de te rendre utile. Par exemple en le rassurant. Tu peux faire des merveilles dans ce domaine, je le sais.
Il quitte la pièce, me laissant seule. Je dois le rejoindre en salle de soin, pourtant j'ai l'impression d'étouffer.
Je m'approche de TH-54. Assis dans le fauteuil qui ressemble en tout point à celui des dentistes, il me regarde étrange.
– C'est ce qu'il y a de mieux à faire.
– Je ne peux pas partir plus heureux, plus serein. Tu es revenue, tu es revenue me
voir.
Les larmes coulent sur son sourire, mi triste mi heureux.
– Bien sûr que je suis revenue. Je ne vais pas vous laisser seul, je suis là. D'accord ? Je suis là et rien ne peut plus vous arriver maintenant.
Je pleure malgré moi. Mes larmes dégoulinent sur mes joues jusque dans mon cou. Je lui tiens la main, ou plutôt je m'y agrippe.
– J'ai peur.
– La mort n'est rien de plus qu'un long sommeil, ce n'est qu'une étape, un passage.
– Je ne sais même pas comment tu t'appelles ?
Je souris à travers les larmes.
– Séléné.
– Reste avec moi Séléné, s'il te plaît, ne me laisse pas.
– Jusqu'au bout je serai là, je vous le promets.
Et je tiens parole. Alors que l'aiguille transperce sa peau, je suis là. Il esquisse une grimace de douleur... Je suis là... Il compte les secondes. Je suis toujours là... Et quand sa main lâche la mienne et que ses paupières se ferment, je suis là...
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