Ayden
Cette nuit-là, j'ai rêvé de morts. Alors que j'avance dans les couloirs en pleine nuit, de longs corridors à peine éclairés par les flammes vacillantes des bougies, j'entends un long râle. Bien que je sache d'où il provient, je me retourne et regarde autour de moi. Quelqu'un traverse le couloir en courant, si vite que je n'ai pas le temps d'apercevoir son visage. J'avance jusqu'à l'intersection et bifurque vers la droite, là d'où avait émergé la silhouette. Je sais très bien ce qui va se passer. Je supplie mes jambes de s'arrêter, de m'emmener partout mais pas là-bas mais elles refusent de m'obéir. Je le vois de loin, mais je continue à m'approcher. Le cadavre de Doc, la gorge fendue d'une oreille à l'autre en un sourire cramoisi.
Je me réveille en sursaut, les cheveux trempés de sueur. Bien que l'on soit encore au beau milieu de la nuit, je prends le temps de me détendre sous une douche brûlante.
Ce matin, je suis fatiguée, épuisée même, par les heures de sommeil dont j'ai été privée. Alors que j'approche des cuisines, je me demande si quelqu'un a déjà amené son petit-déjeuner à Doc. Je me dirige vers la table où se trouve Côme, bien qu'il n'y soit pas seul. Il s'écarte au maximum, se collant à son voisin, pour me faire une place.
– Tu as une sale tête.
Je lui tire la langue en grimaçant.
– Tu as mal dormi ?
Je hoche la tête en signe d'affirmation. Je n'ai pas envie de parler ce matin. Je suis ailleurs, comme dans un cocon brumeux.
Autour de la table, tout le monde évite mon regard. Je ne me sens pas particulièrement à l'aise en leur présence. Je n'en connais aucun. Certes, je reconnais certains visages, mais je ne leur ai jamais adressé la parole. Peut-être qu'ils m'en veulent d'avoir supervisé les recherches de Doc pendant un temps. Je n'en sais rien, et cela n'a pas d'importance. Je suis ce que je suis, que cela leur plaise ou non.
– Je te laisse, j'ai une réunion ce matin.
Je me lève, débarrasse mon plateau et fait un signe de la main à mon ami. Je me demande où est Cassie, je ne l'ai pas vue dans le réfectoire, peut-être est-elle encore couchée ? Il me semble que c'est sa journée de repos aujourd'hui.
Quand j'entre dans la salle de réunion, cette dernière a déjà commencé. Abby me lance un regard mortel. Je l'ignore royalement et vais m'asseoir à ma place attitrée.
– Nous parlons de ce que nous allons faire des Exclus qui sont arrivés de l'institut.
Je hoche la tête, à moitié intéressée.
– Je propose que nous les mettions au travail sans plus tarder, commençons à les former pour qu'ils soient utiles. Parce qu'à cet instant ils consomment de la nourriture, mais ne nous sont d'aucune aide.
À ce que je vois Abby ne perd pas le nord. Toujours à manifester ses opinions dès qu'elle en a l'opportunité. Juste par plaisir de la contredire, je mets mon grain de sel dans la conversation.
– Si je peux me permettre un commentaire, je pense qu'il serait assez sage de les laisser se reposer jusqu'à la fin de la semaine. N'oublions pas qu'ils ne sont pas habitués à ce mode de vie, et que, pour beaucoup, il y a de graves séquelles psychologique.
– Je pense que Séléné a raison.
La réponse de Namid me fait jubiler. Cela me réjouit toujours autant de voir la tête d'Abby quand quelqu'un ne va pas en son sens. Et dire que j'ai dis cela juste pour la contredire. Je ne pensais pas avoir raison sur ce coup là, au contraire.
Quelqu'un frappe à la porte.
– Monsieur, les patrouilles ont découvert un homme ce matin en faisant leur ronde. Il est inconscient.
– Bien, mettez-le dans la cellule qui jouxte celle de Doc. À propos Séléné, Abby nous a fait remarquer qu'il commençait à y avoir des bavardages à ton sujet. Tu es trop souvent vue à proximité de la cellule de Doc. Maintenant c'est une autre équipe qui se chargera de lui apporter ses repas.
– Mais, Namid !
– Il n'y a pas de mais, Séléné !
Je détourne la tête, frustrée et dégoûtée. Je marmonne pour moi-même.
– Personne ne pourra m'empêcher d'aller le voir quand bon me semble... J'attends que l'interminable réunion se termine. Je ne dessers plus les dents, et
lâche un hum quand on me pose une question. Oui, j'ai un sale caractère et alors ? Je sais que ce n'est pas une raison. Mais dans l'état actuelle des choses personne ne souhaite vraiment prendre mon avis en compte.
Aussitôt libérée, je me lève pour aller voir l'homme dont on veut m'éloigner. Quand j'arrive devant la grille, Doc est roulé en boule dans un coin, des résidus de fruits et de légumes autour de lui. Je me doute que la fin de journée d'hier ne s'est pas particulièrement bien passée pour lui. Pourtant, ce n'est pas du genre de la maison de gâcher ce genre de denrées, considérées comme précieuses.
Je finis par m'assoupir devant la grille, la tête posée sur les genoux.
– Séléné ?
Je me réveille d'un bond, regarde autour de moi. Rien que moi et Doc, seuls dans le silence.
– Séléné, c'est toi ?
Cette fois je ne peux pas me dire que c'est le fruit de mon imagination. Je me lève et tends l'oreille vers le couloir. Il est désert.
– Séléné, derrière toi.
Je me retourne. Dans le cachot à côté de celui de Doc, un visage me regarde de ses grands yeux fatigués. J'ai beau reconnaître sa voix, son visage m'est étranger. Il a tellement changé.
– Ayden ?
Il sourit d'un air las.
– J'ai aperçu une mèche de cheveux blancs, j'ai tout de suite su que c'était toi.
Je réalise à quel point il m'avait manqué. Je dois absolument le sortir de là au plus vite. Il a beaucoup maigri et a perdu de sa masse musculaire. Je caresse sa barbe naissante, une main à travers les barreaux. Il s'en saisit et l'embrasse.
– Comment es-tu arrivé jusqu'ici ? Pourquoi être parti de la grande maison ?
– Je devais te retrouver Séléné, à tout prix. Je ne suis peut-être pas très courageux, mais j'ai au moins eu la force de tout quitter pour espérer te revoir. J'ai cherché en vain l'institut, j'ai sillonné le désert et interrogé toutes les caravanes que j'ai croisées, mais aucune d'entre elles ne t'avait aperçue. J'étais désespéré...
– Chut.
Ses paroles me fendent le coeur. J'imagine que de nous deux c'est lui qui a le plus souffert.
– Regarde-toi ! Comme tu es belle ! Tu es resplendissante !
Précédemment, un tel compliment m'aurait mis mal à l'aise, mais venant d'Ayden
je sais que ce n'est pas une simple flatterie.
– Ne bouge pas, je vais parler à quelques personnes pour te faire libérer. Je m'en retourne, prête à partir.
– Séléné ?
– Oui ?
– Je t'aime.
Namid me regarde avec un air navré faussement compatissant. Je ne veux pas de ses bonnes intentions, je veux du concret. Je veux qu'il fasse libérer Ayden !
– Séléné, comprends que je ne peux pas le libérer sur ta simple parole. Peut-être qu'il n'est plus l'homme qu'il a été.
– Namid, puisque je te dis que je m'en porte garante ! Je le connais, je sais qu'il est de notre côté. Il a traversé la moitié du désert dans le dessein de retrouver l'institut.
– Encore une fois : c'est ce qu'il t'a dit ! Quel crédit doit-on accorder à la parole d'un étranger ?
– Ce n'est pas un étranger pour moi !
– Depuis combien de temps ne l'as-tu pas vu ?
Je reste là, mal à l'aise de devoir le reconnaître.
– Plusieurs mois... peut-être même un an.
Le chef de clan hoche la tête, comme pour me signifier qu'il s'en doutait. C'est plus fort que moi, mes yeux s'emplissent de larmes. Je pleure de frustration, de colère et de déception. Je quitte la salle de réunion en claquant la porte derrière moi. J'enrage, on veut que je devienne une pièce maîtresse de la révolution, mais on ne me laisse aucun pouvoir, aucune voix, rien ! J'ai l'impression d'avoir hérité d'un trône mais de ne pouvoir m'asseoir dessus parce qu'un régent y a posé son gros derrière !
Quand je passe devant la cellule de Doc, je ne m'arrête pas. Je lui lance un regard gêné, il a l'habitude que je fasse une halte. Esquissant un petit geste de la main à son intention, je me dirige vers la cellule voisine.
– Tu es revenue.
Sa remarque me brise le cœur. Bien sûr que je suis revenue, seulement je ne peux rien pour lui. Je lui explique brièvement les raisons pour lesquelles je suis dans l'incapacité de le délivrer.
– Ce n'est pas grave, Séléné. De toute façon je suis heureux maintenant. Je t'ai enfin retrouvée, après tout ce temps. Tu sais, j'ai beaucoup réfléchi pendant que j'étais loin de toi. Et je voulais te dire que je regrette vraiment de ne pas t'avoir défendue la nuit où nous nous sommes quittés.
Chut, tais-toi, je t'en supplie !
Je voudrais tellement qu'il se taise. Pas seulement parce que sa culpabilité me peine mais aussi parce que Doc est juste à coté et que niveau intimité j'ai connu mieux.
– Séléné, j'ai regretté chacun des non-dits, chaque parole blessante, ou chaque doute que j'ai pu avoir. Mais maintenant je ne veux plus être séparé de toi, plus jamais. Enfin... si tu veux de moi.
C'est tellement difficile pour moi. Je ne sais pas moi-même ce que je ressens. Oui, je suis heureuse quand je le vois, mais à savoir si je suis amoureuse de lui, c'est autre chose.
– Je... je suis heureuse de te revoir.
Il hoche la tête en souriant tristement.
– Je comprends.
– Non, tu ne comprends pas, Ayden. Tout cela est nouveau pour moi. Je me retrouve propulsée à une place importante, un homme que j'ai fini par apprécier est voué à être condamné, je suis en conflit avec une autre Exclue et d'un seul coup tu réapparais dans ma vie. Comprends-moi, je suis complètement perdue. Donne-moi seulement du temps pour savoir ce que je ressens... S'il te plaît.
– Prends tout le temps qu'il te faudra, j'attendrai l'éternité s'il le faut.
– Tu as beau avoir changé physiquement je te reconnais. Toi et ta manière d'être. Tu n'es pas un étranger pour moi.
– Séléné ?
Je lève les yeux au ciel. Doc ne pouvait pas choisir meilleur moment pour intervenir ! Je me plante devant sa cage, les bras croisés, prête à manifester mon mécontentement. Mince quoi, il ne pouvait pas rester dans l'ombre cinq minutes pour que je puisse profiter un peu de mes retrouvailles ? Mais devant le visage manifestement inquiet de mon bourreau toutes mes résolutions s'envolent.
– Qu'est-ce qu'il y a ? Ça ne va pas, Doc ?
– Qu'est-ce que tu veux dire par être condamné ?
– Ho... ce n'est pas bien d'écouter les conversations des autres.
J'essaie de détourner le sujet de conversation pour ne pas aborder le sujet sensible. Bien que je sache que je ne pourrai guère y couper.
– Séléné, réponds-moi.
– Eh bien... je suppose que vous ne pourrez pas éviter une sanction.
J'avoue que j'ai peur à l'idée de la sanction qui lui sera imposée. Je sais que je ne pourrai pas toujours intercéder en sa faveur.
– Je vais mourir.
Je soupire de lassitude malgré moi.
– Nous en avons déjà parlé, Doc. J'ai juré qu'ils n'attenteront pas à votre vie. J'en ai fait le serment Doc !
– Quoi ?!
La voix d'Ayden me parvient de l'autre côté du mur.
– Tu protèges ce monstre ? Celui qui t'a faite souffrir ? Qui t'a arrachée à GP-2. Et la promesse que tu lui avais faite, hein ? Tu l'as oubliée ? Tu m'avais oublié, moi aussi ?
Je déteste que l'on se serve de mes promesses contre moi. Et à cet instant je regrette de lui en avoir parlé.
– Je juge que Doc a suffisamment payé pour ses crimes.
Étrangement, cela m'ôte un énorme poids quand j'énonce cette vérité. Est-ce que cela veut dire que je lui ai pardonné ? Je n'en sais rien. Mais Ayden a ouvert en moi une blessure inguérissable : la perte de GP-2.
– Et ce n'est pas à toi de juger qui doit bénéficier de mon pardon !
Ma voix monte dans les aigus. Je sais que je suis pathétique. C'est plus fort que moi, je craque. J'éclate en sanglots. Comme une lâche, je pars en courant, le visage entre les mains, cachée. Derrière moi j'entends Ayden qui essaie de me rappeler puis le début d'une violente dispute entre les deux hommes. Je suis épuisée, moralement physiquement, nerveusement et psychologiquement.
Je suis tellement en colère que, quand je heurte quelqu'un au passage, je ne me retourne même pas.
– Séléné ?
Cassie et sa voix réconfortante. J'avoue que j'ai bien besoin de me confier à quelqu'un. Et je sais que l'oreille de Cassie peut se faire très attentive quand il s'agit d'aider ses amis. J'essaie de lui expliquer, mais de gros sanglots étouffent les mots dans ma gorge.
– Chut, viens, on va à la cafétéria boire un petit quelque chose de chaud, elle doit être déserte à cette heure-ci.
Une fois assise, un chocolat entre les mains, une boîte de mouchoirs devant moi, je me sens déjà mieux. J'explique à Cassie, ce qui m'a blessé, ce qui m'a fait souffrir. Mais je lui confie aussi pourquoi je suis aussi indulgente avec Doc. Elle se contente de hocher la tête et de tendre l'oreille à ce que je dis. C'est tout ce dont j'ai besoin pour le moment : de compassion.
– Le goujat ! Ça ne se fait pas !
Je comprends que ma réaction a peut-être été légèrement excessive. Mais je suis tellement fatiguée. J'ai les nerfs à fleur de peau depuis plusieurs jours déjà. La crise ne demandait qu'à éclater en beauté. Je me sens tellement impuissante.
Le lendemain matin, le conseil a donné une réunion pour la fin d'après-midi, sans pour autant nous dire quel sujet serait abordé. Le conseil adore faire cela. Pour la première fois depuis bien longtemps, j'arrive la première dans la vaste salle. J'allume les torches suspendues aux murs. Caressant le bois de la table dans sa longueur, je ravive mes souvenirs avec Ayden. Pas ceux de la veille non, mais ceux qui apaisent mon âme. Je m'accroche à de simples détails, comme quand il a pris ma paire de chaussures un soir, alors que j'avais les pieds endoloris ou quand il me frottait le dos alors que je vomissais, bien que je fusse répugnante. Je lui pardonne son écart de la veille. Je sais qu'il était en souffrance, déshydraté, et triste. Cassie m'a abandonnée en fin de nuit, pour aller se reposer. Elle travaille tôt le matin, et quelques heures de sommeil sont les bienvenues.
– Séléné ? Je ne m'attendais pas à te voir ici.
Namid a dit cela sur le ton de la plaisanterie, sachant que j'ai la mauvaise habitude d'arriver régulièrement en retard. J'aime assez ce vieil homme. Il sait se montrer très doux et compréhensif s'il le veut, mais il manque cruellement d'autorité avec certaines personnes...
Je me dirige vers lui et le salut d'un baiser sur la joue. En retour, il me prend dans ses bras, puis, relâchant son étreinte :
– Comment te sens-tu ?
La veille, on s'est quittés en très mauvais termes parce qu'il n'avait pas voulu libérer Ayden. Maintenant, je me rends compte à quel point je suis colérique et susceptible.
– Je suis assez énervée en ce moment, je sais que tu l'as remarqué.
– J'espère que la faute n'en revient pas à Abby ?
– Disons qu'elle fait son effet, mais ce n'est qu'une raison parmi tant d'autres... Je me sens complètement dépassée par tout cela.
J'écarte les bras autour de moi pour lui faire comprendre que dans cela, j'englobe toute la révolution.
– Dis-moi ce qui te tracasse.
– Eh bien, je suis convaincue du bien-fondé de cette révolution, mais tu vois... j'ai pris conscience qu'il y avait bien trop de violence. Quand nous avons marché sur l'institut, il y a eu beaucoup de sang versé, beaucoup de colère et de haine, mais très peu de larmes.
– Que veux-tu dire par là ?
– Que j'ai pleuré. Oui, j'ai pleuré chacun des morts de ce jour-là. Qu'ils soient amis ou ennemis.
– Séléné, tu as un grand cœur. Mais tu te laisses trop submerger par tes sentiments, tu écoutes plus ton cœur que ta tête. Or ce n'est pas d'une princesse délicate dont nous avons besoin, mais d'un leader.
Au fond de moi je dois le reconnaître, je ne veux pas être un leader. Ce rôle n'est pas pour moi, je ne serai jamais à la hauteur de cette tâche. Au moment où je veux le confier à Namid, la porte s'ouvre à grand fracas de voix et de rires. Le chef de clan me serre l'épaule pour m'encourager, mais je ne peux oublier ce vide au fond de moi. Ce vide qui me rappelle constamment que je ne suis pas à ma place.
Alors que tout le monde s'assied à sa place, je reste stupidement debout, les bras le long du corps. Je regagne ma place in extremis avant que ma situation ne devienne manifeste aux yeux de tous. C'est -à-dire ? Que tout le monde me reconnaisse comme étant quelqu'un qui n'a rien à faire là.
– Si le conseil s'est réuni cet après-midi, c'est pour discuter de la jeune personne qui se trouve actuellement dans la cellule numéro deux. Séléné, veux-tu prendre la parole ?
Je hoche la tête gravement. J'explique très brièvement qui il est, ce qu'il est, et ce qu'il peut nous apporter. Ce dernier point a été complètement improvisé.
– Je me porte garante de lui.
– Eh bien, si personne n'y voit d'objection, je vous propose de commencer l'insertion de cet homme.
Personne ne vient briser le silence, pas même Abby.
Pendant que Namid se dirige vers les cellules avec la clef de la libération, mon cœur palpite. L'idée de prendre Ayden dans mes bras me démange. Je trépigne d'un pied sur l'autre, excitée. Quand Doc nous voit arriver, il pâlit s'aplatissant au fond de sa prison, craintif. Son souffle se libère d'un coup quand nous passons sans nous arrêter.
À peine la grille est-elle ouverte que je me précipite à l'intérieur. Ayden n'a même pas le temps de se retourner que j'enlace son dos de mes bras. Les pas de Namid s'éloignent, nous laissant à nos retrouvailles.
– Je suppose donc que tu m'as pardonné ? Je souris même s'il ne peut pas le voir.
– Je ne pourrai jamais t'en vouloir suffisamment pour te repousser.
Il se retourne et pose ses mains sur mes cheveux. Je ne me suis pas coiffée aujourd'hui et mes cheveux, dénoués, sont ébouriffés. J'aime son contact, entre ses bras, je me sens en sécurité. J'apprécie tout particulièrement son odeur, même si on ne peut pas dire qu'il sente bon. Je réfléchis dans le silence. Je crois que je suis amoureuse, mais je ne saurais l'affirmer, je décide donc de garder mes interrogations pour moi. Le temps d'en être certaine. Il me redresse la tête et dépose un baiser sur mon front.
– Tu sais, je regrette profondément ce que j'ai dit hier. J'étais en colère et je n'ai pas réfléchi.
Je lâche un petit hum encore perché sur un nuage de bien-être.
– Mais j'aimerais que tu m'expliques pourquoi tu défends ton oppresseur. Il me force à redescendre sur terre, d'une manière un peu cruelle.
– Sortons d'ici, on en parlera sur le chemin.
Alors que nous marchons en silence, je sens sur mon épaule son regard. Je ne saurais dire s'il est admiratif, mais ce qui est certain, c'est qu'il s'en dégage un je-ne-sais-quoi de positif, et je m'en sens flattée.
– Tu sais, quand je suis retournée à l'institut, j'ai eu l'occasion de voir Doc sous un autre jour. Ce n'est pas quelqu'un de cruel comme je le pensais.
– Comment peux-tu dire cela, après ce qu'il t'a fait subir ?
– Il est intimement convaincu de le faire au nom de la science. Ensemble, nous avons rendu la vue à une aveugle. C'est sans précédent dans toute l'histoire.
Il s'arrête en me retenant par le bras :
– Tu l'aimes.
Je suis choquée et à la fois gênée de ce qu'il avance.
– Non !
– Moi, je te dis que tu es amoureuse de lui.
– Ce n'est pas parce que je le défends et que, parfois, je l'apprécie que je suis amoureuse de lui !
– La manière dont tu parles, dont tu prends sa défense, même si tu ne veux pas le reconnaître, tu éprouves quelque chose pour lui.
Je secoue énergiquement la tête. J'ai envie que cette discussion s'achève et que cette idée sorte de ma tête. Il me prend par les épaules et me regarde droits dans les yeux. Je remarque à quel point ses pupilles sont dilatées.
– Je ne t'en veux pas Séléné, on ne choisit pas celui que son cœur a élu. J'ai seulement peur que tu en souffres.
– S'il te plaît, ne dis pas cela. Je ne l'aime pas je peux te le jurer.
– Ne livre pas un combat contre toi-même.
– Tais-toi, je t'en supplie.
J'ai tellement envie qu'il comprenne. Tout cela n'est que pure invention. Je lis une profonde douleur dans ses yeux, un chagrin comme il n'en existe pas d'autre.
– Je suis amoureuse d'un homme qui a sillonné le désert à ma recherche, un homme qui s'est toujours ou presque, mis de mon côté, amoureuse d'un homme qui a tout quitté pour moi, qui est allé jusqu'à se mettre en travers du chemin de son père pour me protéger.
Je ne suis pas certaine de ce que je ressens, mais la colère bouillonne dans mes veines et me monte à la tête. Je veux le convaincre par tous les moyens, honnêtes ou non, que je ne suis pas amoureuse de Doc.
– Et un homme qui t'a livrée aux mains de Doc.
Je penche la tête de côté pour manifester mon incompréhension.
– Pourquoi Doc est-il arrivé juste au moment où ta tête était sur le point de tomber ? J'ai appelé Doc pour qu'il vienne te chercher, c'est moi qui t'ai emprisonnée.
Je suis à la fois choquée et horrifiée. Je peine à comprendre que cet homme qui me dévore des yeux soit celui qui m'a condamnée à vivre dans l'institut.
– J'avais tellement peur de te voir mourir. Je ne pouvais pas rester là sans agir. Séléné, je suis vraiment désolé. Si j'avais su tout ça à l'avance, j'aurais fait autrement. Peut-être aurais-je trouvé la force de m'opposer au bourreau et à mon père.
Je me dresse sur la pointe des pieds et l'embrasse sur les lèvres. Les yeux clos, les joues mouillées de larmes, je sais que c'est lui. Je ne doute plus, c'est bel est bien l'homme avec qui je veux finir mes jours.
– Tu m'as sauvé la vie !
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