Une tempête de sable
Le réveil vient de sonner. J'ai déjà les yeux ouverts. Pourtant, j'aimerais rester sous les draps tièdes. Je les remonte jusque sur mon nez, glacé. J'allume ce qui me sert de lampe de chevet. Je regarde la petite pièce qui m'entoure. Je la trouve accueillante quoiqu'elle soit meublée sobrement et sans aucune décoration.
Je me lève péniblement. Alors que je rassemble mes affaires entassées sur la chaise de bureau, je songe à ce qui m'attend. Mener une révolution, conquérir un institut et abandonner l'homme que j'aime le plus au monde. Alors que ma poitrine est écrasée, j'entends un petit grattement à la porte.
– Séléné, tu es réveillée ?
Même si la voix est basse, presque un murmure, je sais qu'il s'agit de Cassie.
– Oui, vas-y, entre Cassie.
La porte s'entrouvre dans un grincement. Je devrais penser à faire huiler ses gonds. Cette pensée me semble incongrue dans un moment pareil. Je suis à un tournant de ma vie et c'est la seule chose à laquelle je pense ?
– Séléné, ça va ? Tu as une petite mine.
J'aimerais m'ouvrir à elle, mais quelque chose me retient, je ne sais pas quoi.
Peut-être parce-que j'ai honte de ma décision.
– Je n'ai pas très bien dormi cette nuit.
– Je comprends c'est normal, après tout, tu t'en vas presque faire la guerre.
J'ai envie de lui dire qu'elle ne comprend pas, qu'elle ne comprendra jamais, mais ce serait cruel de ma part. Je suis épuisée, les nerfs à fleur de peau, irritable et angoissée.
– J'ai pensé que tu aimerais manger dans ta chambre ce matin. Tu dois être nouée et quand c'est comme cela, on n'a pas vraiment envie de voir du monde et encore moins de faire la causette.
Je me rends compte que Cassie n'a rien à faire là en cet instant présent. Ne faisant pas partie des troupes, elle aurait dû se lever beaucoup plus tard. Mais non, elle est là, aux petits soins pour moi, une vraie petite maman. D'un seul coup je me sens terriblement ingrate.
– Merci, c'est gentil.
Je lui prends le plateau des mains et elle s'en retourne vers la porte. Elle m'adresse un petit sourire avant de la franchir. Une fois seule, je murmure à nouveau :
– Vraiment très gentil.
Cassie est une amie formidable. Elle n'est pas du genre à penser à elle avant les autres. Non, elle est toujours là quand on a besoin d'elle. Amie sûre et fidèle. J'aurais aimé l'emmener avec moi mener la bataille, mais je sais que ce n'est pas son truc, qu'elle est bien trop fragile pour cela.
Je grignote un morceau de pain trempé dans mon chocolat. Vu les circonstances j'aurais dû prendre du café, mais Cassie sait que j'en ai horreur. Comme elle l'a si bien dit, je suis nouée, même si ce n'est pas pour la raison qu'elle croit.
Je vais vers l'atelier de couture pour chercher mes nouveaux habits. Squirrel a les yeux tout bouffis de sommeil.
– Je savais que tu viendrais les chercher ce matin. Cela fait presque vingt minutes que je t'attends ma belle.
Je suis quelque peu gênée, j'aurais dû passer les prendre hier soir, mais comme j'étais dans un état épouvantable, ça m'était complètement sorti de la tête. Je lui marmonne des excuses à la hâte ainsi que quelques remerciements puis la laisse retrouver son lit chéri.
L'ensemble est couleur sable et noir. La veste, lacée dans le dos par un ruban, est fendue en deux, un peu comme une queue-de-pie. Les volants noirs, aux bas de manches et sur l'ourlet de la veste, étoffent un peu ma silhouette. Quatre brandebourgs, sur le devant, ferment le pardessus. Le tissu fin et léger du pantalon glisse sur ma peau, provoquant un frisson délicieux. Alors que j'enfile la chemise en flanelle noire, j'avise les chaussures qui garnissent mon armoire et opte pour une paire confortable.
Il est presque l'heure de partir, je crains ce moment plus que tous les autres réunis. Je saisis l'enveloppe et y dépose un baiser.
J'ouvre la porte de sa chambre sans aucun bruit. Elle est identique à la mienne. Les mêmes meubles, la même disposition. Dans le lit en face, Ayden pousse un soupir et se retourne. Je ne bouge pas, le souffle suspendu, de crainte de le réveiller.
Je finis par avancer, jusqu'au lit. Je m'agenouille. Il me tourne le dos et j'en suis attristée. J'aimerais voir son doux visage une dernière fois, pour me convaincre que ma décision est la bonne. Je meurs d'envie de passer une main dans ses cheveux soyeux, mais je m'abstiens. Je dépose la lettre sur la table où gît une bougie presque fondue. Je serre les dents pour ne pas pleurer, il est hors de question que je craque maintenant, pas alors que le départ est imminent.
Je referme doucement la porte derrière moi, heureusement la sienne ne grince pas. Puis je me mets à courir dans le couloir comme une folle. J'arrive essoufflée jusqu'à mon nid. À ce moment, j'emballe quelques affaires dans un sac puis je vais retrouver mon prisonnier.
Quand j'arrive devant les geôles, Doc est réveillé.
– Je savais que tu viendrais avant de partir.
– Saviez-vous aussi que vous venez avec moi ?
Je regarde sa mine surprise et m'en délecte. Tandis que j'ouvre la porte, il avance vers moi.
– N'as-tu pas peur que je me sauve ?
– Je ne vous laisserai pas faire, quitte à vous abattre ; vous resterez avec moi.
– Pour la vie ?
Je rougis, comprenant son allusion. Gardant le silence pour ne pas avoir à lui répondre, je lui fais signe de me suivre.
Mais quand je me retourne, deux hommes me font face, barrant le chemin.
– Laissez-moi passer.
L'un d'eux me lance un sourire moqueur. Il me rappelle les gardiens de l'institut, avec leur regard méprisant et leur joli minois que l'on a envie d'écraser sur le sol. C'est donc ce que je décide de faire, d'écraser leur abominable figure dans la poussière.
Je lutte avec les deux hommes à bras-le-corps, m'imaginant encore dans l'institut, prisonnière. Me battant pour ne pas avoir à aller en salle d'examen. Cette image décuple mes forces et je finis par les mettre au tapis. Je sais que c'est Namid qui les a placés ici, pour m'empêcher d'emmener Doc avec moi. Mais ils ne font pas seulement ce qu'on leur a dit de faire, non, ces hommes étaient heureux d'être là. Ils voulaient non seulement s'opposer à moi mais aussi étaler leur arrogance.
– Doc, donnez-moi un coup de main pour les mettre en cellule.
Chacun trainant un corps gigotant, nous les enfermons dans la prison la plus éloignée de l'entrée. Puis nous nous mettons en route pour le hall d'entrée des grottes.
Le laissant derrière le rideau du balcon des annonces, je respire un grand coup. Me voilà arrivée, de retour à l'endroit qui me sied le moins. Là où sont massés tous ceux qui font partie de l'armée du clan. Ils sont nombreux. Je cherche quelques visages familiers. Deux par deux, ils ont gardé leur binôme de combat, je me retrouve seule. De toute façon je n'ai besoin de personne pour me protéger.
Tous les yeux sont fixés sur moi quand je prends la parole.
– Je suis heureuse de tous vous retrouver ce matin. Notre quête est noble, et le jeu en vaut la chandelle. Le voyage durera environ trois jours, quatre si nous sommes lents, il semblerait que notre cible soit toute proche. Je vous encourage à ne pas vous séparer du groupe. Si vous avez un problème parlez-en à votre voisin, ou faites remonter l'information jusqu'à moi. Et surtout n'oubliez pas, nous voulons éviter toute effusion de sang.
Je vois des têtes dodeliner, d'autres restent stoïques. Je descends du balcon, prête à retrouver les chefs de groupe. Les cuisiniers sont prêts, le petit groupe d'éclaireurs aussi, les sections deux, trois et quatre également, manquent seulement quelques membres de la section une, dont Ayden faisait partie.
– Il ne vient pas avec nous.
– Ho, d'accord.
Je me sens obligée d'inventer quelque chose pour excuser son absence.
– Intoxication alimentaire.
Les chariots contenant les provisions et les sacs sont déjà dehors. Nous détachons les chevaux restants. Deux par section, six pour les charrettes et un pour moi.
Dehors, sur l'horizon, le soleil se lève. Le sable est encore humide de la rosée que la nuit a déposée. Lentement, nous nous mettons en marche. Je mets un pied à l'étrier et monte à cheval. Je dois m'y prendre à plusieurs fois pour parvenir à me hisser dessus. Le cortège est organisé selon ce que j'avais demandé au chef de section. Devant moi les cinq éclaireurs, occupés à prendre de l'avance. Derrière, les sections une à quatre puis le groupe des cuisiniers et enfin les charrettes de ravitaillement.
Je regarde droit devant moi. Mon cœur se fissure, saigne et intérieurement je hurle. Je tente d'ignorer la douleur, mais elle est écrasante du fait de sa violence et sa présence. Pourtant je ne laisse rien paraître, je me dois d'être forte pour tout ces gens qui ont mis leur confiance en moi.
Le pas lourd, ma monture se traîne plus qu'elle n'avance. Je l'encourage de la voix et presse mes talons contre ses flans. Allongeant le pas, la cadence se fait plus régulière et plus souple.
Nous marchons depuis plusieurs heures déjà, les grottes sont loin derrière, lorsque l'on se retourne, seule l'immensité du désert nous entoure.
Au loin, cinq silhouettes se dessinent en haut d'une dune. Dévalant la côte, le sable coulant sous leurs pas. Je regarde mes cinq éclaireurs revenir à moi. Quand des éclaireurs reviennent, ce n'est jamais bon signe.
Ils arrivent à ma hauteur à peine essoufflés.
– Une tempête de sable arrive droit sur nous. Elle sera là, d'ici une dizaine de minutes à peu près, si ce n'est moins.
Doc, à mes côtés, à pied, me regarde d'un air inquiet. C'est étrange de le voir ainsi, cet homme n'était jamais inquiet avant, du moins il ne le semblait pas.
– Très bien, nous allons planter les tentes. Vous êtes chargés de circuler dans les rangs pour faire suivre l'ordre. Que chaque section s'enferme dans sa propre tente, restez groupés, réservez une tente pour les chevaux et la charrette, répartissez les vivres, vous avez dix minutes pour tout faire.
Je me retourne pour regarder le cortège qui s'est arrêté. Les éclaireurs commencent leur travail à vitesse grand V.
– Restez ici, je reviens.
Doc hoche la tête une fois en signe d'assentiment. Puis j'envoie mon cheval au galop pour rejoindre la queue du convoi. De là, je récupère ma tente, mon sac de vêtements, ainsi que les vivres nécessaires pour tenir quelques jours. Ne laissant personne s'approcher de Doc, même si les tensions se sont apaisées, il devra s'abriter sous la même tente que la mienne. Mais il est hors de question que l'on soit seuls tous les deux. Je demande donc à un binôme de nous rejoindre. Même si la tente est petite, au moins, je m'y sentirai plus à l'aise.
Les tentes commencent à se monter en cercles autour de la mienne. Doc n'a pas bougé d'un pouce, et personne ne s'est approché de lui.
– Aidez-moi à monter la tente, il ne nous reste plus beaucoup de temps.
Mon ordre s'adresse autant au binôme qu'à Doc même si je doute qu'il soit d'une grande utilité dans ce domaine. Les trois se mettent au travail tandis que je mets ma monture à l'abri dans la tente prévue à cet effet. Quand je rentre à pied, j'en profite pour rassurer les craintifs et donner quelques consignes de sécurité. Mais je n'ai pas le temps d'arriver jusqu'à ma tente que déjà, la tempête s'abat sur nous.
– Tous aux abris !
Je tousse, je crache mes poumons et les grains de sable m'entrent par tous les orifices. J'ai beau respirer, il y a plus de poussière que d'air qui entre dans mes poumons. Une main me saisit par le bras et plaque un chiffon humide sur mon nez et ma bouche : Doc. Ensemble, nous courons tête baissée jusqu'à l'entrée de la tente où nous attend le binôme. Quand je passe le seuil, c'est un véritable soulagement.
– Merci.
Je suis essoufflée, mais je n'en oublie pas pour autant de remercier Doc, sur ce coup-là, il a vraiment assuré.
Nous voilà tous les quatre dans un espace minuscule. Nous faisons connaissance. Le couple s'appelle Daniel et Shana. Lui est à la menuiserie et elle a l'extension des grottes, autant dire qu'elle passe ses journées à creuser la roche avec une pique. D'ailleurs cela se voit à sa carrure.
– Combien de temps allons-nous devoir rester ici ?
Shana n'a pas l'air inquiète mais comme tout le monde ici, elle se pose des questions.
– Je n'en sais rien, deux jours, peut-être trois.
Elle gonfle ses joues puis souffle, comme excédée par la situation.
– On va prendre du retard !
Je hausse les épaules, oui on va prendre du retard, mais c'est ainsi. De toute façon on ne peut pas avancer avec un temps pareil. Doc, lui, ne participe pas à la conversation.
Dehors, le vent agite les draps de tentes, fouettant le tissu de ses grains de sable. Je m'assieds en tailleur sur le sol. Doc vient s'asseoir en face de moi. Son regard me met mal à l'aise. Il m'observe comme le ferait un enfant curieux. Je me lève pour chercher une boîte de conserve dans les réserves. Nous n'avons rien pour la faire chauffer. La réserve de bois étant restreinte, nous préférons ne pas y toucher pour le moment. Après avoir regardé ce que nous avions de bon à manger, j'opte pour une boîte de quenelles. Alors que j'essaie de l'ouvrir, le bocal me résiste. J'ai beau mobiliser toute la force de mes bras, je n'y parviens pas. Je trouve ça particulièrement humiliant. Je suis censé diriger une guerre et je n'arrive pas à ouvrir une boite de quenelles !
Je n'ai pas eu le temps de voir quoi que ce soit que la main de Doc est sur la mienne, me prenant la conserve. Je la lui abandonne aussitôt, mal à l'aise. Je n'aime pas les contacts physiques avec Doc, ils me mettent toujours dans des états pas possibles.
Les muscles de ses bras se contractent alors que le couvercle cède. Je détourne les yeux.
Il me tend la boîte, ouverte. Je secoue la tête.
– Non merci, je n'ai pas faim.
C'est faux, je meurs de faim, mais les réserves sont rationnées. De plus je ne veux pas manger derrière n'importe qui et je trouve cela impoli de commencer la première, je leur laisse donc le soin de se partager le repas.
Nous bavardons quelques instants encore, puis chacun s'occupe comme il peut. Personnellement, je m'ennuie déjà. Je ne sais pas où poser les yeux parce qu'à chaque fois ils croisent ceux de Doc, souriant. Je décide de faire un petit somme.
Finalement, le petit somme s'est révélé être bien plus long que prévu. Quand je me réveille, rien n'a changé dans la tente, tout le monde est à la même place, presque dans la même position, seule Shana a replié une jambe sous elle, sinon tout est comme quand je me suis endormie. Étrangement je me pose des questions futiles et stupides. Est-ce que j'ai bavé en dormant ? Est-ce que j'ai ronflé ? Je chasse tout cela de mon esprit. Mon cœur se sert en pensant à Ayden, seul dans sa chambre, ma lettre à la main. Il a dû la lire depuis longtemps maintenant, peut-être même plusieurs fois. Alors que les larmes menacent de dévaler mes joues, Daniel lance un sujet de conversation quelconque. Je tente d'y participer du mieux que je peux, mais le cœur n'y est pas. Finalement, l'après-midi passe relativement vite, dans un calme plat. Je fais un effort pour avaler quelque chose au repas du soir, mais je suis dégoûtée. Je ne connais pas ces personnes et manger derrière elles me répugne.
Avec Shana, nous agençons la tente pour la nuit. Doc vient nous aider, mais j'aperçois le regard haineux de Daniel. Il le condamne pour sa vie, ses expériences, son passé, il ne l'a pas dit mais je le sais.
Finalement, nous optons pour que Daniel dorme contre le pan droit, moi contre le gauche et Shana au milieu de nous deux. Quant à Doc, il est placé au bout de nos trois couchages, à la perpendiculaire. Comme cela personne n'a à dormir à côté de lui.
Quand nous éteignons la lampe, tout est calme. Les chuchotis de Daniel et Shana me parviennent, mais ils parlent une langue étrangère à mes oreilles. Puis le silence s'installe. Après une dizaine de minutes, je n'entends plus que le souffle du vent et les respirations profondes de mes voisins. J'envie leur sommeil profond, j'envie leurs rêves, j'envie leur amour. Étant privée d'Ayden, je me sens perdue, inutile, isolée au milieu d'une mer de sable.
– Séléné ?
Je ne réponds rien, seuls le silence et le noir sont mes alliés. Doc est réveillé, lui aussi, et cela ne me plaît pas trop de me retrouver comme seule avec lui, même si je sais que je ne crains rien. Daniel sera très bien disposé à lui fendre le crâne si je me mets à crier.
– Je sais que tu es réveillée. Tu as même arrêté de respiré lorsque j'ai dis ton nom.
J'ouvre les yeux dans le noir d'encre.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
La nuit est douce autour de moi. La présence de mes deux compagnons me rassure.
– Pourquoi m'as-tu emmené ?
Je ne sais pas quoi répondre à cette question, plutôt embarrassante. Alors, je sonde ce que j'ai au plus profond de moi pour être la plus honnête possible. Mais la réponse ne me plaît pas du tout.
Si j'ai entraîné Doc avec moi, c'est pour me consoler de la perte d'Ayden. Parce que j'imagine qu'un homme comme lui me ressemble davantage. Qu'après tout nous ne sommes pas si différents. Que, je dois le reconnaître, il me plaît. Je sais que je suis folle à lier, que je perds la tête, qu'une brebis, même tarée, ne peut pas s'enticher d'un loup. Mais il y a entre lui et moi une attraction que je ne saurais définir, un je-ne-sais-quoi qui m'hypnotise. Mais plutôt mourir que de lui avouer. C'est déjà suffisamment difficile de me l'avouer à moi même.
– Ai-je besoin d'une raison valable pour estimer que vous avez purgé votre peine ?
– Je pense qu'il y a quelque chose de plus que cela.
– Je veux que vous voyiez votre univers tomber en ruine, je veux que vous voyiez votre monde démantelé, morceau par morceau jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien.
Il y a un fond de vérité dans ce que je viens de dire. J'ai terriblement envie de le protéger mais à la fois envie de le faire souffrir comme jamais pour tout ce que j'ai enduré, pour tout ce qu'il a fait subir à GP-2.
– Comment s'appelait GP-2 ?
Une sorte de flottement plane entre nous deux. Un instant de vide.
– Je pense que ce n'est pas une bonne idée de te le dire. Mais sache que je connais chaque prénom de chaque individu qui peuplait mon institut.
– Pourquoi ne pas vouloir me le dire ?
– C'est sans aucun doute une blessure qui ne guérira jamais. Mais connaître son nom accentuera pour toi la perte de cette femme. Elle ravivera en toi un feu de souffrance.
Je sais qu'il a en partie raison, alors je n'insiste pas. Me contentant d'être heureuse qu'au moins une personne sur cette terre ait su comment elle s'appelait. Un vrai prénom, une vraie identité.
Les minutes s'égrainent dans le silence.
– Je suis désolé, tu sais.
Son aveu me noue l'estomac.
– Vous êtes désolé pourquoi au juste ?
Mon ton est plus rude que je ne l'aurais voulu. Mais je suis on ne peut plus sincère.
– Désolé, pour tout ce que j'ai fait. Les expériences, les morts, même s'il y en a eu peu. Parfois ils viennent me hanter la nuit. Et quand je me réveille, seul, je regrette plus que jamais d'avoir causé tout ce mal. Avec le temps je me suis rendu compte à quel point c'était un projet fou.
– Pas seulement fou, mais aussi cruel.
Cela m'a échappé, je ne sais pas trop pourquoi, peut-être parce que je le pense.
– J'étais tellement convaincu de ce que je faisais !
Un silence gênant s'installe entre nous. Mais je n'ai pas fini avec mes questions.
– GP-2 a grandi dans l'institut ?
– Non, pas vraiment. Ses parents ont réussi à la cacher les premières années, jusqu'à ses cinq ans. Puis les voisins l'ont dénoncée pour obtenir une récompense.
– Que s'est-il passé ensuite ?
– Eh bien, elle a été internée dans un institut dans le Sud. C'est là qu'elle a vécu jusqu'à l'âge de seize ans. Quand j'ai été invité à l'achat, je suis venu voir quels Exclus pouvaient m'intéresser, je l'ai remarquée. Douce, docile et effacée. Elle était dans un état pitoyable.
– Qu'est-ce qu'on lui avait fait ?
– Tous les résidents de l'institut étaient en camisole de force, attachés avec des chaînes qui les blessaient.
– Vous l'avez sortie de là ?
– Je suis revenu une seconde fois. Son état avait empiré, et elle était mal nourrie. Je l'ai rachetée et l'ai emmenée avec moi.
Puis il ne dit rien pendant quelques secondes avant de reprendre.
– Elle a passé près de dix ans avec moi. Même si je ne l'ai pas exprimé, cela m'a anéanti quand elle est morte. Dans un premier temps, je m'en suis voulu, puis je me suis souvenu de ce à quoi je l'avais arrachée.
– Comment est-elle morte ? Je veux dire, de quoi ?
– J'ai fait une erreur stupide, qui lui a couté la vie.
Je ne comprenais pas très bien ce qu'il voulait dire. J'ai attendu qu'il poursuive de lui-même.
– J'étais tellement certain ! J'en étais sûr, il n'y avait aucun doute pour moi.
– De quoi vous parlez ?
Ma voix est douce, calme pleine d'incompréhension.
– J'avais trouvé de quoi enrôler l'infection. Un traitement complètement nouveau qui devait être terriblement efficace. Je ne comprends pas ce qui s'est passé. Tous mes calculs étaient bons pourtant. L'opération s'est passée à merveille puis il y a eu des signes évidents qu'un corps étranger était en train de propager une infection.
Sa voix trembla sur les derniers mots puis se brisa complètement sur la dernière syllabe.
– GP-2 était l'une des seules auxquelles je ne touchais jamais. Et j'étais tellement convaincu...
Doc était tellement certain de sa découverte qu'il n'a même pas hésité une seconde avant de l'utiliser sur elle. Je comprends maintenant pourquoi GP-2 et moi ne voyons pas les choses de la même façon. Nous ne vivions pas les même choses, elle était en quelques sorte protégée.
– Je savais que ce jour là j'avais perdue deux personnes en réalité. GP-2 par sa mort, et toi par mon erreur. Et c'est finalement de ta perte dont j'ai le plus souffert.
– Vous n'avez pas souffert de la mort de GP-2 ?
– Bien plus que tu ne pourrais l'imaginer Séléné, mais ce n'est pas celle à qui je tenais le plus.
Par-là, il sous-entendait qu'il tenait à moi !
– Tu n'étais peut-être pas docile, mais tu étais tellement... différente. Dès que j'ai posé les yeux sur toi j'ai su que tu allais causer ma perte, mais je te voulais tellement...
Sa voix mourut dans le noir épais de la nuit.
– La première fois que je t'ai vue, c'était à un combat. Un de ces combats dont je t'ai parlé. Un par un tu les as mis hors d'état de nuire. Mais avec un tel dégoût, une telle peine. Tu respirais la colère, mais tu ne te trompais pas d'adversaire. Tu en voulais à ceux qui te forçaient à te battre. Tu les assassinais du regard.
Un rire caressa mes oreilles, un rire triste et navré de quelqu'un qui se souvient. Je gardais le silence, l'encourageant à poursuivre.
– Tu m'as regardé et m'as fait signe de te rejoindre sur le ring. J'étais terrorisé. Ta bouche s'est fendue en un sourire carnassier, comme si tu allais me dévorer. J'étais dans mes débuts, j'avais presque dix ans de moins et toi aussi bien sûr. Mais malgré ton jeune âge tu en voulais.
Je connaissais donc Doc depuis presque toujours pour ainsi dire. Une larme de tristesse dévala ma joue, je la balayais d'un revers de main.
– Tu es née battante, tu n'as jamais cessé de te battre depuis ce jour.
Il soupira dans la nuit agitée.
– Puis il y a eu cet incident avec Antoine Prévôt. Je ne t'avais pas oublié, toutes ces années tu étais dans mon esprit. J'étais devenu célèbre dans le milieu des Exclus, j'avais donc les moyens d'acheter n'importe lequel, peu importe le prix à payer. En t'achetant j'ai payé deux fois. D'abord, une somme fort coquette, puis j'ai payé le prix fort, quand tu es venue balayer mon institut avec tes forces militaires. Au début, j'avais comme besoin de te détruire. Besoin de me prouver que j'étais plus fort que toi, que je ne risquais rien. J'avais tellement peur qu'il n'y avait plus une seule pensé rationnelle en moi lorsque tu apparaissais. J'ai tenté par tous les moyens de briser ou même de faire plier ta détermination mais je passais mon temps à m'abîmer le crâne contre un mur en essayant de le démolir à coups de tête. J'ai même porté la main sur GP-2 une fois, je l'ai tellement regretté, encore plus après...
Je sais de quoi il parle, mais je n'ai pas envie d'entendre la suite.
– Pourquoi m'avoir vendue à Monsieur Harnois ?
– J'espérais guérir mes blessures, me racheter, oublier.
– Je ne comprends pas, Doc.
– Te voir chaque jour sans jamais pouvoir poser la main sur toi... Sans jamais pouvoir voir dans tes yeux ce qui brillait dans les miens quand je te voyais... C'était un véritable supplice. Puis, quand je t'ai enlevé GP-2, ça n'a été que pire encore. Je te promettais une vie meilleure, une vie confortable loin de l'institut. Mais je n'ai pas pu t'oublier. Tu brûlais mon esprit chaque jour que Dieu faisait. Tu consumais mes pensées, me rendant incapable de réfléchir normalement. Tu gangrénais mon âme. J'ai donc regretté, et j'ai tout fait pour pouvoir revenir en arrière. Mais on ne revient pas en arrière, n'est-ce pas Séléné ?
Je me recroqueville dans mon couchage. J'ai tellement peur de comprendre ce qu'il essaie de me dire. Je ne veux pas que cela soit vrai. J'ai tellement peur de me l'avouer ! Mon cœur, ouvert, épanche ses sentiments, même ceux que je voudrais ignorer : J'aime deux hommes, complètement différents, mais qui éprouvent tous deux la même chose.
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