– Tu vas me raconter hein ?

Sa voix est encore chargée de sommeil et ses yeux bouffis. Je lui caresse tendrement les cheveux. Ce petit bout d'homme est mon petit frère. Quelle chose étrange.

– Héli ? Raconte-moi, comment ta maman est morte ?

Ses yeux ne reflètent pas de peine. Comme s'il était habitué à raconter cette histoire. Comme si le départ de sa mère n'était rien de plus qu'un départ en vacance.

– Ce jour là quand papa et moi sommes rentrés à la maison il n'y avait pas de bruit. Papa a regardé autour de lui et s'est précipité dans la chambre en me disant d'attendre dehors. Quand il est venu me chercher il m'a dit que maman était malade et qu'elle était morte dans son sommeil. Mais moi je sais que c'est faux ! J'ai vu le sang par terre. Pas une goutte ça et là, non, une traînée de sang. Mais je n'ai rien dit. J'ai fait semblant de le croire par ce que c'était ce qu'il voulait et papa était encore gentil à ce moment-là.

– Où est-ce que vous l'avez enterrée ?

– Je ne sais pas. Je crois qu'on ne l'a pas enterrée...

Je manque de m'étrangler. Qu'est-ce que son père a bien pu faire du corps de sa défunte femme ? Je ferme les yeux pour me concentrer. Comment sortir un corps d'une maison sans fenêtre pour cacher à son enfant la véritable nature du décès de sa mère...

– Tu as pu lui dire au revoir ?

– Non, papa ne m'a pas laissé la voir. Quand je suis entré dans la chambre il avait lavé le sol et maman n'était déjà plus là.

Le ton de sa voix est résigné. Il sait que pleurer ne fera pas revenir sa mère. Il a tellement souffert. Il connaît tellement de chose pour son âge. Il est déjà si grand...

– Tu as dit que tu me raconterais ce que maman a écrit !

Il semble se souvenir de ma promesse de la veille. Je l'assois sur mes genoux.

– Ta maman était une Exclue, tu le savais ? Il hoche la tête pour faire signe que non.

– Tu sais où est-ce qu'on les met les Exclus ?

– Oui, maman m'a expliqué. Elle disait que les instituts ne devraient pas exister. Que ce n'était pas juste et que ça faisait beaucoup souffrir des gens qui étaient innocents et qui n'avaient pas mérité ça.

– Ta maman avait raison. Quand elle était dans un institut elle est tombée amoureuse d'un garçon. Et ensemble ils ont eu un bébé.

– Non, tu dois te tromper, maman était mariée avec papa !

C'est compliqué d'expliquer à un enfant qu'une personne peut se marier deux fois.

– C'était bien avant qu'elle ne rencontre ton père.

– Alors j'ai un frère ?

Il semble surexcité ! Se croyant enfant unique il se découvre soudainement une famille inconnue. Peut-être rêve-t-il d'une vie meilleure, moins solitaire.

– Une sœur.

Il fait la moue boudeuse.

– Ne fais pas cette tête-là, les filles c'est bien aussi !

– Comment ça se fait que maman ne l'a jamais amenée ici ? Elle est morte ?

– Non Héli, elle n'est pas morte. Quand elle était bébé, des gens méchants l'ont enlevée. Parce que quand elle est née, elle aussi était... « différente ».

– Pauvre maman. Ça a dû lui faire beaucoup de peine...

– Héli ? Comment te dire...

– Me dire quoi ? J'ai compris que c'était toi. Ce n'est pas parce que je suis petit que je suis bête.

Je le regarde, surprise, la bouche formant un ho silencieux. Il se met à rire.

– Ne fais pas cette tête-là. Tu lui ressembles beaucoup tu sais...

Je suis émue de savoir que je ressemble à ma mère. J'aurais au moins quelque chose d'elle.

– Vous avez la même bouche...

Je souris. On se ressemble seulement à cause de ma bouche ? Peu importe en réalité.

– J'ai envie de me promener, tu viens ?

Je jette un coup d'oeil dehors avant de m'extraire du bunker. La rue est déserte, rien à signaler. Il n'y a même pas un enfant qui joue dehors, un chien errant ou une souris cherchant quelque chose à se mettre sous la dent

– Tu sais je suis heureuse que tu sois mon frère. Avant je me croyais toute seule. Et grâce à toi je sais que ma mère n'a jamais eu honte de ce que je suis.

– Notre mère !

– Oui, notre mère. Je ne laisserai personne te faire du mal Hélios, je veillerai sur toi.

Sa menotte se glisse dans la mienne et mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Je ne serai plus jamais seule.

Nous marchons depuis bien une demie heure. Nous sommes sortis du bidonville depuis bien longtemps. Héli s'amuse à donner des coups de pied dans des pierres, abîmant encore plus ses chaussures. Mais je ne dis rien, ce sont des jeux d'enfants. Nous ne parlons plus, nous n'avons plus besoin de parler. Chacun sait ce que l'autre pense. Aussi, quand je décide que nous devons rentrer, Héli fait demi-tour.

Au loin, je vois quelque chose approcher. Je me tends imperceptiblement. Plissant les paupières j'aperçois un groupe assez important d'individus entrer dans le bidonville. Je frissonne. Je sais qui ils sont et je sais pourquoi ils sont là. Quelqu'un m'a vue, quelqu'un m'a vendue et ils sont là pour moi.

– Héli ! Héli, écoute-moi. Ces hommes, ils fouillent le bidonville, ils sont à ma recherche. Rentre chez toi aussi vite que tu peux d'accord ? Héli surtout ne leur dis rien. Je sais que c'est moi qu'ils cherchent. Qu'est ce qu'ils peuvent chercher d'autre ? Ils entrent dans les cabanes en tôle et en font sortir les habitants. Ils mettent les habitations de fortune à sac.

– Tu vas où ?

– Je vais aller me cacher dans le désert Héli. Mais je te promets que je reviendrai, d'accord ? Je t'en fais le serment !

Ça me fend le cœur de devoir laisser mon frère derrière moi. À peine ai-je retrouvé un morceau éclaté de ma famille qu'on doit déjà me l'enlever.

Hélios s'accroche à moi par la taille.

– Non, Séléné, je viens avec toi !

– Héli, non ! Je ne peux pas t'emmener, je n'ai rien pour te nourrir et c'est bien trop dangereux. Héli s'il te plaît, attends mon retour ; quand les choses se seront calmées.

– J'ai dit que je venais avec toi !

– Héli...

Le temps presse. Les soldats progressent avec une folle rapidité. C'est déjà un miracle qu'ils ne nous aient pas encore repérés.

– Tu sais c'est très difficile dans le désert. Tu n'auras plus tes amis, ni ton père... Il hausse les épaules, indifférent à mon argumentation.

– Séléné, je viens avec toi.

Je n'ai plus le choix. Ils progressent trop vite, ils auront bientôt terminé. Et que verront-ils quand ils lèveront les yeux ?

– Cours Héli, cours !

Nous courrons tout les deux, main dans la main. Le souffle d'Héli à mon coté se fait haletant.

– Monte sur mon dos !

Je pose un genou à terre et mon petit frère grimpe sur le dos. Il n'est pas bien lourd, maigre comme il est. Mais suffisamment pour me ralentir dans ma course.

Je finis par le reposer à terre. Nous continuons notre folle cavalcade sur la terre aride. Quand Hélios tombe, je le relève. Quand je n'ai plus la force d'avancer, Héli m'encourage. Quand nous sommes épuisés nous trouvons encore la force d'avancer. Puis nous nous arrêtons pour marcher un peu.

– Est-ce que ça va mon chou ?

– Mon chou ?

Il part d'un grand éclat de rire à moitié essoufflé.

– Oui ça va. Mais je commence à avoir faim.

Après tout ce que nous avons couru, notre corps réclame sa récompense. Un bon repas n'aurait pas été du luxe. Mais nous n'avons rien à nous mettre sous la dent et encore moins à boire.

– Je suis désolée Héli, mais je n'ai rien à manger. Et comme tu le vois, il n'y a pas de restaurant à proximité.

Je lui montre d'un geste de la main les alentours. Il n'y a que de l'herbe sèche ou calcinée, de la poussière et un serpent là-bas qui glisse sur le sol desséché.

– Tu vois l'arbre là-bas ? Allons-y. On y dormira. Ça nous évitera de nous faire piquer par les araignées et les scorpions.

Alors nous marchons tranquillement vers l'arbre. Il semble toujours s'éloigner de nous. Je connais cette sensation, quand j'étais assoiffée dans le désert lors de mon échappée.

Mais l'arbre finit par se rapprocher de nous. Ou plutôt, nous finissons par nous rapprocher de l'arbre. Là, je hisse Hélios sur mes épaules pour l'aider à grimper dans les branches. Il tombe à plusieurs reprises mais on finit par se percher tous les deux dans les branches les plus basses.

— Séléné...

Je sens que l'on me secoue l'épaule mais je ne réagis pas. Je suis tellement bien endormie que j'ai l'impression que je pourrais passer l'éternité dans ce lit.

– Séléné !

Cette fois on me pousse avec plus de vigueur si bien que je me sens basculer dans le vide. Mes yeux s'ouvrent d'un coup et je me raccroche à une branche. Je suis dans un arbre. Tout me revient. Sale gosse, il aurait pu me faire tomber ! Mais c'est Hélios, alors je ne peux pas lui en vouloir.

– Regarde là-bas ! Il y a des gens !

Je tourne la tête dans la direction qu'il m'indique et plisse les yeux. Serait-ce encore la troupe, lancée à notre poursuite ? C'est étrange il y a comme des véhicules à

l'arrière, et des chevaux aussi. Mon cœur manque un battement.

– Héli ! Vite, descends de l'arbre !

Sans poser de question, il s'exécute docilement. Même quand il se retrouve à genoux dans la poussière il ne dit rien.

Nous courrons droit sur eux. Je connais ce sentiment. Je connais cette vision. J'ai déjà vue ces silhouettes ondoyantes dans le désert : quand la caravane m'a sauvée. Je suis tellement heureuse que j'en oublie de regarder derrière moi pour voir si mon petit frère me suit. J'en éprouve une certaine honte. J'ai l'habitude de n'avoir que moi à gérer, alors je ne me suis pas encore faite à ce rôle. Mais plus je me rapproche plus je distingue les silhouettes. Je suis presque en train de pleurer. Je ne sais pas si c'est à cause de la poussière, du soleil ou de la joie mais je laisse les larmes jaillir. Quand un cavalier tourne la tête vers moi je hurle :

– Zadig ! Zadig !

Le doigt du cavalier se pointe dans ma direction. La plupart des membres de la caravane suivent le mouvement de Zadig qui est déjà parti au grand galop. Il est aussitôt rejoint par le reste des membres de la caravane, laissant derrière eux chariots et bestiaux.

Alors que sa monture n'est pas encore arrêtée, Zadig saute à terre. Il se précipite sur moi et m'enlace de ses bras. Quelques secondes après, d'autres cavaliers se joignent à cette étreinte, bientôt suivie par toute la piétaille.

Je m'extrais tant bien que mal de ce flot de bras qui m'étouffent pour retrouver mon petit frère dans la masse. Je le prends par la main pour être certaine de ne pas le perdre. Zadig me pose des questions à n'en plus finir.

Pourquoi es-tu ici ? Tu as quitté la rébellion ? Tu comptes rester avec nous ? Qui est-ce, ton fils ?

Cette dernière question me fait sourire. Je sais que ça fait longtemps que l'on ne s'est pas vue, et qu'Héli est petit pour son âge mais quand même !

Je ne connais pas grand monde de la caravane. C'était davantage Marie et Zadig que j'ai rencontré lors de mon voyage en tant que prisonnière.

Quand Lyase, le patriarche, s'avance, plus personne ne parle. Ils ont toujours témoigné beaucoup de respect à leur aîné.

– Séléné. Quel bonheur de te retrouver.

Je sers le vieil homme dans mes bras. Sa barbe me chatouille la joue. Je sais qu'il sera toujours là pour moi. Aussi, je lui demande :

– J'ai besoin de ton aide. Il y a eu des évènements inattendus au sein de la rébellion.

– Je sais mon enfant, la plupart des clans sont au courant de ce qui s'est passé lors de l'attaque.

Je suis soulagée. Il devine donc pourquoi je suis ici, perdue et affamée.

– Tu es toujours la bienvenue parmi nous Séléné. Mais dis-moi qui est ce jeune garçon ?

Caché derrière moi, intimidé devant autant de visages inconnus, Hélios se fait discret.

– C'est très compliqué à expliquer. Mais je vous présente Hélios, mon frère.

Des oh, et des ah fusent de partout. Lyase lève la main pour imposer le silence.

Aussitôt, les voix se taisent.

– Viens avec nous, nous avons encore quelques kilomètres à parcourir puis nous installerons les tentes pour la nuit.

Nous rejoignons les carrioles, les animaux et les chariots abandonnés.

– Tiens, vas-y.

Zadig me tend les reines de son cheval. J'accepte avec joie, Héli est épuisé par la course.

– Merci Zadig. Où as-tu caché ta femme ? Il sourit d'un petit air penaud.

– Elle est dans la carriole du fond...Avec le bébé.

Je n'en crois pas mes oreilles ! Zadig, père ?

– Félicitations ! Je suis tellement heureuse pour toi ! Tout s'est bien passé ?

– Comme sur des roulettes. Tu devrais aller la voir, ça lui ferait plaisir j'en suis certain.

Je ne me le fais pas dire deux fois. Saisissant Héli par la main je cours jusqu'au bout du convoi. Je ne sais pas comment nous avons encore la force de courir.

– Hé...

Assise dos à la toile donnant le sein à un bébé de quelques mois ; un grand sourire aux lèvres, mon amie le dévore des yeux. Quand elle se retourne c'est un mélange de surprise et de joie qui se peint sur son visage.

– Je me demandais pourquoi ces hurlements. Et d'un seul coup la carriole s'est arrêtée. Séléné ! Comme je suis heureuse de te voir !

Nous bavardons quelques minutes seulement. C'est une petite fille : Sanah. La caravane attend que je sois à cheval pour se mettre en marche.

Héli, assis devant moi, est aux anges. C'est la première fois de sa vie qu'il monte à cheval.

– Comment tu les connais ces gens ?

Je lui raconte mon histoire depuis le début. Je passe certains épisodes qui pourraient être difficiles à entendre pour un enfant de son âge. Nous avons largement le temps vu le chemin qu'il nous reste à faire. D'autres enfants marchent à coté de nous, écoutant mon récit d'une oreille attentive.

Finalement nous arrivons rapidement. J'ai tellement parlé que je n'ai même pas vu le temps passer. Alors que le soleil décline à l'horizon nous descendons des bêtes. J'ai l'impression de ne jamais avoir quitté la caravane. Les tentes se dressent, les feux s'allument, le repas se prépare. Je reste auprès des chevaux pour les panser, Héli me suit.

Au dîner, nous discutons de tout ce qui s'est passé durant mon absence. Je plaide la cause de Doc, certains me soutiennent, d'autres non ; c'est ainsi.

J'observe du coin de l'œil Hélios s'amuser avec d'autres enfants. Ça me fait plaisir de voir qu'il s'intègre bien.

Je prends des nouvelles de chacun. Mis à part le bébé de Zadig il y a eu une autre naissance, une petite fille. Le bébé de Keena a bien grandi.

Tout d'un coup, je me sens vieille...J'ai l'impression d'avoir vécu tant de choses...

– J'ai quel âge à votre avis ?

On reste toujours un peu dans la même tranche d'âge. Je suppose donc qu'il doit y avoir un fond de vérité. J'ai entre vingt-cinq et trente ans. Ça me fait tout drôle, je n'ai jamais eu d'âge avant. Je ne prenais même pas la peine de compter les années puisque je ne savais pas à partir de laquelle commencer.

– Séléné ?

Je me retourne.

– Est-ce qu'Hélios peut dormir dans notre tente cette nuit ? Il a l'air de bien s'entendre avec notre garçon. Après si tu veux le garder avec toi je comprends tout à fait.

– Non, il n'y a aucun souci. S'il veut bien il n'y a pas de problème.

En réalité, je préfèrerais qu'Héli reste dormir avec moi. Notre relation frère sœur est trop fragile encore. Nous venons à peine de nous rencontrer... Mais je n'en dis rien. Il a besoin que je lui laisse de l'espace, l'étouffer ne serait pas bon. Lui non plus n'a pas l'habitude de tout ça.