Chapitre 11

11 minutes de lecture

67ème UT, TU35988 de l’UIG.

Toujours à bord du vaisseau பாத்39선박 affrété par l’UIG.

Brixtral se réveilla en sueur et en sursaut. Heureux de voir qu’il était entier et pas transformé en soleil, il se secoua pour retrouver ses esprits. Tous ces rêves commençaient à l’inquiéter. Ceux-ci avaient débuté quand ils étaient arrivés dans le système de சூன். À croire que cette banale étoile ou ses planètes émettaient un rayonnement maléfique affectant ses fonctions cérébrales. Il faudrait sans doute qu’à l’occasion, il en touche deux mots au soignant du bord, une Chtchinion pas très avenante de réputation.

Il rejoignit les autres pour le premier repas du jour. Même pour lui qui avait été éduqué dans le respect des différences entre espèces, il était toujours étonnant de manger à côté d’un Fluuusio dont les racines trempaient dans une solution d’une couleur oscillant entre le vert et le rouge et en face de deux Chtchinions qui semblaient utiliser plusieurs dizaines de pattes pour amener des boulettes indéfinissables à leur « gueule ». Les Oosats, autant qu’il se souvienne, ne se nourrissaient pas et les Abloniens ne se restauraient qu’en toute intimité.

Il veillait, quant à lui, à ne pas ouvrir en grand sa bouche et à ne pas trop dénuder les trois rangées de dents aiguisées qui la tapissaient en dévorant les petites sortes de chenilles dont lui et ses congénères étaient friands. Son repas ingéré, il fit aussi attention à ne pas effectuer le rot traditionnel, sachant que les autres Intels n’appréciaient pas spécialement cette démonstration de satisfaction. Il éructerait seul, une fois retourné dans sa cambuse, voilà tout.

En chemin vers son logement, il s’aperçut qu’il allait passer à proximité du local de soins. La porte était entrouverte et ne percevait aucun bruit. Il toqua timidement en glissant une main dans l’entrebâillement.

— Oui ? lui répondit la soignante, a priori peu aimable, qu’il avait croisée quelques fois au moment des repas.

Sa voix, cette fois-ci, semblait plutôt sympathique.

— Auriez-vous quelques instants à me consacrer ?

Elle ouvrit en grand son cabinet et l’invita à entrer.

— Bien sûr, Brixtral, je suis là pour ça. Qu’est-ce qui vous amène, lui demanda-t-elle en lui désignant un siège spécifique pour son espèce.

— Comment dois-je vous appeler tout d’abord ?

— Chtchinialima ou soignante, comme vous préférez. Brixtral, ça vous va ?

— Oui, c’est parfait, j’avais peur que vous ne m’appeliez « Secrétaire »

— Secrétaire ? Mais pourquoi donc ?

Elle ne savait pas qui il était et c’était très bien comme cela.

— Laissez tomber, ce n’est pas grave, je suis Brixtral pour vous et cela me convient parfaitement comme cela.

— Bien, l’étape des présentations étant soldée, quel courant vous amène jusqu’à moi ?

Brixtral hésita un instant : faisait-il bien de lui raconter ses rêves ? Est-ce qu’il n’allait pas être pris pour un « déviant » quelconque, un malade ? Il se souvenait du sort de ceux qui n’étaient pas considérés comme fonctionnels » au sein de l’UIG… Etant là, autant se lancer, et puis, s’il se souvenait bien de ses cours, les soignants avaient tous un devoir de réserve et de confidentialité. Tout ce qu’il pourrait être amené à lui dire ne sortirait pas de cette pièce.

Comme si elle avait entendu ses pensées, elle ferma la porte, créant une sorte de bulle dans laquelle Brixtral se sentit tout de suite plus en sécurité.

— Avant que vous ne commenciez, sachez que tout ce que vous partagerez avec moi restera juste entre nous. La déontologie des soignants nous interdit de révéler ce qui nous est confié sans l’accord express de nos patients. Donc, parlez-moi sans crainte, Brixtral.

Si un infime petit doute subsistait encore, il venait de s’envoler à l’instant.

— Voilà, depuis quelque temps, il se passe des choses bizarres dans ma tête quand je dors.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Comme si je voyais des films dans ma tête, dont j’étais l’acteur.

— Des vlustblobs[1] ? Oh mais c’est étonnant ça ! Ce n’est vraiment pas fréquent au sein des espèces de l’UIG !

Oh, lui qui croyait que ce qu’il avait ressenti était courant. Que lui arrivait-il donc ? Etait-il malade ? Encore opérationnel ? Ou s’agissait-il finalement d’un processus normal au sein de son espèce. Dans ces cas-là, pourquoi les membres de sa communauté ne lui en aveint-il pas parlé avant ? Est-ce que tous les Intels éprouvaient cela ? Les Fluuusios, sans doute pas, étant donné que la notion même de sommeil leur était étrangère. Alors pourquoi lui et pourquoi maintenant ?

— Des quoi…? Non, juste comme si j’étais projeté dans des mondes inconnus et qu’il m’arrivait des choses étranges.

— Ah oui, je saisis. C’est bien ce que je pensais, sans doute ce que les Oosats appellent « vlustblob »

— Vlustblob ?

— Oui, ils se voient de façon très différente de ce qu’ils sont en réalité, souvent dans un environnement totalement méconnu, tout en étant plongés dans un état qui ressemble à la léthargie.

— C’est exactement ça, oui ! fit Brixtral enthousiaste.

Elle connaissait le phénomène !

— Toutefois, je ne savais pas que les Iixtriens vlustblobaient… Vraiment étrange. J’en apprends presque tous les jours sur ce vaisseau durant cette mission exceptionnelle, fit-elle, songeuse.

Ainsi, pour elle aussi, tout était extraordinaire ici. Il n’était pas le seul à vivre une expérience inoubliable.

— Racontez-moi donc vos vlustblobs iixtriens, Brixtral. Cela vous dérange si j’enregistre tout ça ? C’est juste pour moi, rassurez-vous.

Tranquillisé par ces derniers mots, il acquiesça. Il lui faisait confiance, sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être son statut de soignante ou le fait que, contrairement à ce qu’il avait imaginé, elle était tout à fait avenante.

— Je commence par où ?

— Par le premier que vous vous rappelez, je pense. Dites-moi en préalable, cela se produit depuis longtemps ?

— Non, juste depuis que nous sommes sortis du trou noir et arrivés dans le système de cette étoile.

— Avant, rien ?

— Non, je dormais tout simplement et je me réveillais le lendemain, reposé.

Depuis qu’il avait des souvenirs, il en avait toujours été ainsi, jamais de ces foutus vlustblobs.

— Êtes-vous bien installé, Brixtral ? Je peux vous proposer de vous allonger pour essayer de vous mettre dans le même état de quasi-sommeil afin de me relater ce que vous avez vu et ressenti.

Il accepta et s’installa sur la couchette « spécifique Iixtrien » avec un creux pour une jambe et un trou pour un bras.

— Essayez de vous concentrer sur ma voix. Ne pensez qu’à elle et racontez-moi la première fois que vous avez fait cette sorte de voyage durant votre sommeil…

La voix de Chtchinialima le berçait et l’amena dans un état de semi-conscience qui lui permit de retrouver ce premier vlustblob, comme elle disait. Il se retrouva projeté sur cette planète étrange, presque en apesanteur, habillé de sa combinaison étanche.

Il se souvenait des sensations de gravité très faible quand il était sur les deux satellites qu'ils avaient explorés, mais ce n’était pas tout à fait la même chose. Là, c’était vraiment sur une planète toute grise. Puis survint la rencontre avec l’être qui semblait armé, le rayon lumineux dirigé vers lui, le percement de sa combinaison et sa mort, asphyxié par manque d’air.

Il se redressa, affolé, presque en détresse respiratoire.

— Ne vous inquiétez pas, Brixtral, vous êtes en sécurité, tout va bien.

La voix rassurante de la soignante le ramena dans le monde réel. Il reprit ses esprits et tout en secouant sa tête, il s’inquiéta :

— C’est dingue, je l’ai revécu à l’identique !

— Cela s’appelle vlustblose[2], un état qui vous permet de retrouver vos vlustblobs et de les revivre. Je suis heureuse, je ne pensais pas que c’était possible avec les Iixtriens

— Vous faites ça souvent ?

— Les Oosats sont friands de cela, oui. Ils s’en servent même de base pour se raconter des histoires entre eux. Ils ont juste besoin de se remémorer ces sensations une fois. C’est ma principale occupation avec eux à bord.

Un monde nouveau s’ouvrait à lui. Ainsi, ce que racontaient fréquemment les Oosats étaient issues de ces fameux vlustblobs… Qui aurait imaginé une chose pareille ? Lui aussi vlustblobait, à l'identique. Pour le moment, son souvenir n’était pas la base d’une histoire racontable, sauf pour faire peur. Cette créature à deux bras et deux jambes, agressive, qui ne cherchait même pas à échanger et qui lui tirait dessus sans sommation… Qui fait cela ? Aucune espèce Intel ne se comporte ainsi !

— Vous voulez continuer l’exploration de vos souvenirs, Brixtral ?

— Euh, non, ça ira pour cette fois, Chtchinialima, merci. Vous avez une idée d’où viennent ces images et ces sensations ?

— Les Oosats racontent qu’il s’agit de souvenirs de leurs vies passées. Pour certains, dans cet état-là, ces réminiscences seraient le lien avec le futur et auraient des sortes de prémonitions.

Pourvu que ça ne soit pas le cas. Il n’avait pas envie de mourir si jeune et loin des siens, sur une planète inconnue, tué par un Intel belliqueux sans savoir pourquoi.

— Vous y croyez, vous ?

— Non, je pense que c’est juste le système nerveux central qui, au repos, se lâche et s’amuse, tout simplement.

Tu parles d’un amusement… Il se leva puis sortit du local de soins, tout chamboulé d’avoir été replongé dans cette scène terriblement angoissante.

Encore bouleversé par ce qu’il venait de vivre, errant dans les couloirs du vaisseau en pensant à l’arme qui le visait, il se rappela aussi le lourd secret que lui avait transmis Asoralavaba. Il repensa à cette arme de destruction massive qui pourrait être utilisée en réponse à une espèce considérée comme dangereuse ou nuisible. Cela faisait quand même beaucoup pour cette journée… Evidemment, si les Intels qui avaient envoyé cette soucoupe se révelaient agressifs que dans son vlustblob, ils représentaient un danger pour l’UIG. De là à vouloir anéantir leur système planétaire et leur soleil…

— Oh, Brixtral, vous n’allez pas à la réunion ? le héla Broxvrat en le croisant.

Perdu dans ses pensées, il avait oublié ce meeting. Celui-ci devait être le moment où il allait y avoir communication des résultats d’analyse de l’échantillon qu’il avait prélevé.

— Si, si, bien sûr, j’arrive, fit-il en rejoignant son congénère après avoir fait demi-tour.

— Vous avez l’air perturbé en ce moment, tout va bien ?

Evidemment que tout allait bien ! Quelle question ! Il avait appris que leur vaisseau transportait de quoi faire exploser un soleil, il faisait des vlustblobs alors que normalement seuls les Oosats en étaient capables, mais à part cela, tout allait pour le mieux dans le meilleur des univers !

— Oui, ne vous inquiétez pas !

Il ne pouvait pas parler de ses pensées intimes, pas à un autre Iixtrien ! À personne d’ailleurs. Il se demandait toujours si la soignante tiendrait bien son engagement de confidentialité. Il ne voulait pas être mis à part de la mission parce qu’il serait devenu cinglé.

Entretemps, tout le monde avait pris place pour cette séance qui allait enfin dévoiler le secret de cette mousse de சூன்04.

— Alors, Broxvrat, quelles informations avez-vous à partager avec nous ? demanda l’Ablonienne pour ouvrir la réunion.

Regardant son collègue Oosat, il prit une grande respiration et annonça :

— Une information assez extraordinaire. Nous en parlions entre nous, mais maintenant, c’est confirmé. Cette planète, சூன்04 a bien fait l’objet d’une tentative de modification profonde de sa configuration

— Comme vous le savez compléta Oostrail, cette planète ne dispose que d’une atmosphère très pauvre, notamment en oxygène, ce qui interdit beaucoup de types de vie. La température au sol est également très basse, parce que rien ne contrecarre la réflexion des rayons de l’étoile sur la surface de celui-ci. Tout repart dans l’espace.

— Ils ont donc essayé d’installer des végétaux, dans un premier temps, afin de créer un environnement riche en gaz carbonique, dans le but de réchauffer le sol. Puis, ils ont commencé à implanter des souches consommant ce gaz pour donner de l’oxygène et rendre l’air respirable.

— Mais ils n’ont pas été au bout du processus…

— Non, il a été interrompu

Brixtral n’en revenait pas. C’était incroyable : on pouvait arriver à modifier les conditions de vie, rien qu’avec des plantations. Il n’avait pas appris cela dans ses cours de droit intergalactique.

Ce processus devait d’ailleurs s’étaler sur plusieurs dizaines de milliers de TU, nettement plus de temps qu’une chute de vlix[3] en tout cas ! Tout l’auditoire était médusé.

— Ils se sont arrêtés à quelle étape, à votre avis ? interrogea L’Ablonienne

— Sans doute dans la phase d’accroissement du taux de gaz carbonique dans l’atmosphère puisqu’on n’a pas détecté d’oxygène, répondit Broxvrat.

Il expliqua, accompagné d’interventions d’Oostrail, tout le processus qui peut être mis en œuvre dans ce cadre-là. Toute l’assistance les écoutait, captivée par la nouvelle.

— Ainsi donc, ce que Brixtral nous a rapporté de la surface est un reste de végétal qui a muté et s’est adapté pour survivre. Ce que je trouve extraordinaire, conclut Broxvrat, c’est que les lichens, un genre de mousse plutôt, sont des espèces qui ont normalement besoin d’oxygène pour se développer et que celles-ci semblent s’être affranchies de cette nécessité. La Nature se montre vraiment incroyable pour s’ajuster en permanence aux modifications de son environnement.

— Vous semblez oublier que, dans le cas présent, la modification d’origine n’a pas été naturelle, souleva Asobalarava.

— En effet, vous avez tout à fait raison, convint l’Iixtrien, mais ce que je veux dire, c’est que même là, la Nature s’adapte toujours, y compris quand elle a été transformée, de façon artificielle. Comme si une énergie vivante l’habitait, une sorte d’instinct de survie, plus fort que les contraintes environnementales.

Brixtral était perplexe. Cela devenait presque mystique… Un genre de « force supérieure » qui animait une sorte de « Nature » ou « d’instinct du vivant » ? La « Vie » plus puissante que tout ? Comment expliquer le déclin inexorable de son espèce, alors ? De plus, சூன்04 ne semblait sujette à une colonisation totale par cette espèce de mousse. Il n’en restait que très peu et seulement dans certains recoins des installations.

— Qui sait ce qui se passera dans quelques dizaines de milliers de TU ? rétorqua Broxvrat quand il lui fit part de cette objection.

Raisonnement spécieux sans doute, même le biologiste n’en savait rien. Tout cela n’était que conjectures…

— Vous oubliez l’essentiel, mes chers collègues, rappela l’Ablonienne. Nous nous trouvons en présence d'une espèce d’Intels qui a tenté de modifier à ce point en profondeur une planète. Nous sommes d’ailleurs ici, dans ce système planétaire de சூன், afin d’en savoir plus sur cette espèce capable d’une telle action, en plus de nous avoir envoyé un artefact. Je dois vous avouer qu'imaginer qu’ils n’ont pas hésité à enclencher de tels changements m’inquiète un peu.

— Vous avez raison, Asobalarava, fit Chtchinionami. Il semble y avoir peu de choses qui les arrêtent. Cependant, on voit bien qu’ils ont complètement disparu de cette planète et de ses satellites depuis très longtemps. Ils ont finalement rencontré quelque chose de plus fort qu’eux ?

— C’est presque rassurant, répondit Chtchinionina, dans une tentative d’humour.

Brixtral n’avait jamais été très touché par l’humour Chtchinion, d'autant plus que pour lui, il n’y avait rien de drôle là-dedans. Toutefois, par politesse, il fit une grimace qui pouvait passer pour un sourire. Il s’aperçut que les autres hésitaient encore entre soulagement et crainte. Tout le monde commençait à prendre conscience qu’ils avaient, ou qu’ils avaient eu par le passé, un potentiel, une force ou une puissante importante. Qui avait donc bien pu les terrasser ?

La réunion se conclut sur ces questions, pour le moment sans réponse.

Brixtral repartit dans sa cabine. La journée avait été riche en événements, il se sentait épuisé. Il prit quelques gouttes du flacon que Chtchinialima lui avait remis (« Avec quatre gouttes de ceci, vous ne ferez plus aucun vlustblob, Brixtral », lui avait-elle dit quand il l’avait quitté, plus tôt).

Il fallait qu’il dorme, qu’il se repose vraiment, pas qu’il vive dans son sommeil, de nouvelles aventures effrayantes.

[1] Vlustblob : sortes de rêves que font les Oosat et dont ils se servent fréquemment pour raconter des histoires drôles.

[2] Sorte d’hypnose qui permet aux Oosats de revivre leurs vlustblobs.

[3] Les vlix sont des sortes d’oiseaux vivant sur les mondes des Chtchinions. Durant la période de la reproduction, un petit sur deux est sacrifié et jeté au sol pour distraire d’éventuels prédateurs. C’est la période de « la chute des vlix ».

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Fred Larsen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0