V- De la précipitation en avant
Je ne me souviens plus - je vous ai déjà fait le coup de dire que je me souviens plus trop des événements suivants et que j'en parle ensuite avec force détails ? Il me semble que oui. Ce sera encore le cas ici. - J'ai passé quelques jours après les histoires narrées de ma mère dans une solitude de pensée. Je ne vais pas mentir non plus, j’ai probablement passé mes journées à moitié concentré sur mes tâches journalières. Les animaux les matins et les vendanges les après-midis. Mes pensées étaient concentrées pour le reste sur les mots de ma mère. De nombreuses questions apparaissaient devant les yeux les unes après les autres.
Mon père n'est pas mon père et je ne peux savoir qui est mon géniteur. Ma mère m'a caché mon passé et m'en cache encore beaucoup. J'ai le sang d'un groupe d'hommes et de femmes que l'on respecte hautement. Il me semble qu'un jour j'ai aussi eu la lucidité de me demander pourquoi ma mère devait avoir la protection d'un garde royal ? Et pourquoi venir s'installer dans un petit village éloigné de tout ? si ce n'est pour se cacher de quelque chose ou de quelqu'un. Mais je n'ai jamais posé ces questions, à ma mère parce qu'elle ne m'aurait jamais répondu, à mon père parce qu'il ne connaîtrait pas la réponse. Du moins c’est ce que je pensais.
En bref, j'ai passé les jours qu'il me restait avant le retour du chevalier à me questionner sur moi. En somme, c'était l'existence d'un adolescent-type, non ? Le sixième jour j'ai attendu de voir un cavalier venir de la route. Il ne s'est rien passé le matin et guère plus l'après-midi. Ce n'est qu'en début de soirée quand le soleil illuminait encore le sol que l'on pouvait voir loin au nord de lourds nuages de poussières s'amonceler autour d'un point fixe. Mon père savait très bien ce qu'il y avait là-bas, c'était la ville de Elk où il allait vendre au marché. En même temps que ces nuages, si l'on tendait bien l'oreille on pouvait entendre le frémissement dans l'air d’une grande cloche. Elle tintait frénétiquement et ne semblait pas tenir une régularité. Je crois que j'étais le seul à l'avoir entendu sur ma petite colline puisqu'il n'y avait aucune activité singulière au village.
Lorsque je l'ai signalé à mon père plus tard en lui montrant que l'on voyait encore voleter l'amas châtain, il m'a répondu que cela ne présageait rien de bon. Et il s'en est allé. Je suis rentré dans la maison avec lui.
Le lendemain du septième jour je suis réveillé en sursaut par une image me restant de mon dernier rêve. J'ai cru voir le chevalier revenir au village en criant « C'est la guerre ! C'est la guerre ! Préparez vos armes, envoyez vos enfants à l'armée ! C'est la guerre ! » Le cavalier dans sa course bifurquait sur la droite pour aller dans ma direction à toute allure. Il me tendait la main pour m'agripper, me prenait et m'emmenait de force en disant « Toi, tu viens avec moi ». Et je me suis réveillé à ce moment-là.
Mon père vint me voir et me dit :
« C'est l'heure, prépare-toi.
- L'heure ? Je dis en m'asseyant sur mon lit, le temps de bien immerger.
- L'heure de partir, le Chevalier t'attend dehors.
- Quoi ?! »
Je me suis donc préparé rapidement, j'ai commencé à mettre des vêtements de rechange sur le lit pour les mettre ensuite dans un sac lorsque mon père m'ordonna de prendre qu’un strict minimum, j'aurai tout le reste au camp. Devant mon regard interrogateur il me pressa de sortir à la rencontre du chevalier.
Je me suis exécuté pour trouver ce dernier en discussion animée avec ma mère :
« ... il n'y a aucun danger de ce côté-là, ce ne sont pas eux. Dit celui-ci.
- Alors qui ?
- Je n'ai affronté que des mercenaires jusque-là, ils ne portaient aucune couleur.
- Comment êtes-vous si sûr que
- Parce que nous les espionnons. Ils n'ont pas bougé depuis des années. »
Sur quoi les paroles restèrent en suspension. Quand ma mère me vit arriver elle me prit dans ses bras. Ne lui ayant pas tout à fait pardonné, je ne lui ai pas rendu l'accolade et j'ai rapidement quitté ses bras devant le chevalier.
« Sir, je suis prêt. Mais j'ignore où nous allons.
- A la guerre !
- Qu
- Enfin moi. Toi tu vas au camp militaire d'Elk. Ce n'est pas loin d'ici c'est pourquoi tu n'as rien à prendre. Tu seras nourri, logé et équipé. Cela dit...
- Oui ?
- Où est ton arme ? »
C’était vrai, l’épée ! je l’avais oubliée. L'épée de mon père avec laquelle je m’étais illustré. Je me suis rendu compte que je n’ai plus pensé à elle depuis des jours et que je ne l'ai pas prise. Je me suis alors tourné vers mon père. Il la tenait et il me l’a tendu.
« Elle est à toi désormais.
- Merci... papa.
- Puisse-t-elle te servir aussi bien qu'à moi.
- S'il y a une guerre à faire, je la gagnerai avec elle ! »
J'ai fait avec un ton enthousiasme au-delà de mon intention originelle. Mais cela a fait son petit effet. Mon père s'est mis à rire. Et le chevalier, du haut de sa monture, souriait largement.
Après un instant, celui-ci reprit :
« Allez, en selle ! Tu ne quittes tes parents que deux semaines dans un premier temps. Ainsi ce n'est pas un adieu.
- D'accord. Je lui ai dit puis je me suis tourné vers ma mère et mon père. Je reviens dans quatorze jours. »
Je leur fis une accolade avec un bisous sur les joues à chacun d'eux et j’ai grimpé sur la monture, derrière le chevalier. La cavalcade commença d'un coup sec. Nous avons descendu la colline, avons traversé rapidement les quelques centaines de mètres jusqu'à la dernière maison du village et notre course a continué au-delà. Je me suis dit à ce moment-là : je n’ai jamais quitté mon village.
Il n’était pas possible de parler pendant cette course, j'ai essayé de dire quelques mots et je me suis mordu la langue à cause des secousses. Je n'ai plus ouvert la bouche de tout le voyage. Celui-ci ne m'a pas paru interminable pour autant. J'ai regardé tout autour de moi, le paysage, les forêts, les champs cultivés ou à cultiver, les rivières et les ruisseaux, les collines et la route. La route qui filait vers le nord. Le nord qui nous conduisait à Elk. Au loin j'ai vu la tour de la cloche, puis le haut de certaines chaumières et enfin son mur d'enceinte en pierre grise.
Deux heures, peut-être un peu plus, ont suffi pour nous emmener jusqu'à cette ville.
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