Trajet
Sur le trajet du retour, Monsieur Grandet pensait très fort. Appuyé contre la vitre du train presque vide, parce que peu de monde sortait du travail à quatorze heures, il regardait défiler les troncs d’arbres nus et tristes, les routes détrempées et les champs boueux. Il se prenait parfois à rêver du jour où il donnerait les clefs de son bureau à son aîné, vendrait la maison familiale, et partirait avec sa femme, plein Sud, pour trouver enfin un endroit où l’hiver est agréable. A peine quinze ans, encore, jusqu’à ce que Jade soit indépendante. Peut-être même dix. Si seulement elle n’était pas là.
Tout était pourtant remis en cause avec cette lettre qui, pour la première fois, le faisait douter de l’avenir de son commerce. Bien sûr, il connaissait la menace de l’industrie bon marché des pays pauvres, ou pardon, rectifia-t-il en gloussant intérieurement, des pays en développement. Le fait que les jeunes femmes délaissent les foyers pour aller travailler et, par la même occasion, cessent d’utiliser le fer à repasser, lui était également familier. Il avait même aperçu certains de ses employés porter des chemises froissées. Aidez-nous, Seigneur ! Se tournant vers le ciel, il se dit que les nuages étaient trop épais pour que ses prières soient entendues. Quand le train arriva à destination, il décida donc de faire un petit détour par l’église avant de rentrer chez lui. Il alluma un cierge et s’assit au premier rang. Sans aucun témoin pour l’importuner, il passa près d’une heure à haranguer les Saints, tantôt agenouillé et silencieux, tantôt hurlant et gesticulant.
Leur réponse ne se fit pas attendre : une pluie glaciale s’abattit sur Monsieur Grandet dès qu’il quitta l’église. Voilà pourquoi il était intolérable qu’on lui prenne la voiture, râla-t-il en courant de son mieux, vaguement abrité par son pardessus. Il n’avait plus vingt ans et était un grand entrepreneur, pas un miséreux qui mérite d’être rincé.
Lorsqu’il claqua enfin derrière lui la porte de sa maison, il ruisselait et grelottait. Ne prêtant pas attention à Jade, qui semblait n’avoir pas bougé depuis son départ, il se rua dans les escaliers, jeta ses vêtements sur le sol et son corps sous la douche. Sa peau se réchauffa vite, mais les tremblements continuèrent. Ni l’eau brûlante ni le savon pour peau grasse ne pouvaient effacer ses soucis. Soudain, il entendit des voix venant du rez-de-chaussée, et la pression chuta assez pour l’obliger à se sortir de la douce chaleur. L’autre salle de bain venait sûrement d’être réquisitionnée par Claire, qui allait s’y pomponner et s’y bichonner pendant des heures, vu que ce n’était pas elle qui payait la facture. Il se sécha, décida que la journée avait été assez exceptionnelle pour reporter le rasage, et marcha vers sa chambre.
–– Allez, dis, Maman ! entendit-il Jade dire lorsqu’il passa devant l’escalier. Qu’est-ce que dit la lettre ?
Monsieur Grandet s’arrêta pour prêter l’oreille. Jade adorait récupérer le courrier, le distribuer à chacun puis, si possible, ouvrir les enveloppes avec le grand coupe-papier. A croire que lire les lettres des autres était une manie, dans cette famille.
–– Ca ne te regarde pas, ma chérie, répondit Marie d’un ton mystérieux, ce n’est pas pour les enfants.
–– Est-ce que Claire aura le droit de savoir ? Ou peut-être qu’il faut avoir au moins dix-huit ans.
Il imagina sa femme lever les yeux au ciel d’agacement et l’entendit froisser le document. Ce n’était sûrement pas un courrier officiel sans quoi elle l’aurait méticuleusement conservé. Probablement une publicité. Ou un mot de l’école ? Il se pencha au-dessus des marches pour mieux entendre.
–– Qu’est-ce que tu fais ? fit une voix mal assurée derrière lui.
Sursautant violemment, il manqua de tomber dans l’escalier et se rattrapa à la rampe. Le cœur tambourinant comme lorsque, enfant, il s’était fait prendre à voler des pommes chez le voisin, il se retourna en tenant fermement la serviette autour de sa taille. Baptiste, son fils de quinze ans en pleine crise de fainéantise, lui faisait face, sidéré. Reprenant ses esprits, Monsieur Grandet fila vers sa chambre sans même lui demander pourquoi il était déjà rentré du collège. Il avait beaucoup plus important à penser, entre cette lettre dont il ignorait le contenu, et cette autre dont il le connaissait trop bien.
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