Chaussons

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   Il enfila ses chaussons et se dirigea nonchalamment vers la penderie. Alors que le bruit continuait, il attrapa sa robe de chambre et se regarda un instant dans le miroir. Son visage rond et moustachu affichait un air bien décidé à faire cesser ce tapage. Il ouvrit vivement la porte et tomba nez-à-nez avec Boule, ce maudit chat qui ne trouvait rien de mieux à faire de ses journées que de réclamer de la nourriture.

   Agacé, Monsieur Grandet le repoussa fermement du dos du pied et le chat fit un bond en arrière, piaulant de surprise. Les enfants avaient encore oublié de le nourrir, bien sûr, et la responsabilité lui incombait. Il descendit tranquillement l’escalier et suivit les miaulements jusqu’au placard où les croquettes étaient rangées.

   –– Il n’y en a plus, dit derrière lui une voix fluette qui le fit sursauter.

   C’était Jade, la petite dernière qui, assise dans le divan, un gros livre à la main, le regardait calmement avec ses yeux bleus pétillants de malice.

   –– J’ai voulu lui donner les courgettes d’hier mais ça ne lui a pas plu. Pas étonnant, ce légume est dégoûtant !

   Monsieur Grandet ne réagit pas. Inculquer le respect et la politesse à ses quatre aînés avait été une tâche ardue qu’il avait accomplie fièrement. Mais il avait maintenant d’autres chats à fouetter, pour ainsi dire, et jamais il n’avait souhaité s’engager dans l’éducation d’un cinquième enfant.

   –– Maman a dit qu’elle irait en acheter après ses cours, mais Boule de Neige va avoir très faim, ajouta-t-elle d’un ton peiné.

   –– Je n’ai pas le temps de m’occuper de ça, et un petit régime ne lui fera pas de mal, coupa sèchement le père.

   Le chat semblait en effet gonfler de jour en jour sous les gâteries de Jade et son frère Baptiste. Son nom venait de la touffe blanche qu’il avait sur le cou, mais Monsieur Grandet trouvait bien plus approprié d’utiliser le diminutif. Il n’avait jamais compris l’intérêt d’avoir cette boule à la maison, puisqu’elle n’était bonne qu’à inonder le carrelage de poils et à vous réveiller bien trop tôt le matin pour réclamer de quoi engraisser encore un peu.

   –– J’en connais d’autres à qui ça ne ferait pas de mal ! lança Jade avant de faire mine de se replonger dans son livre, un petit sourire aux lèvres, à la fois fière de sa remarque et inquiète des conséquences.

   La sonnerie du téléphone mit fin à la discussion, empêchant Monsieur Grandet de se défendre. Il voulut décrocher mais Jade jaillit du canapé et courut vers le bureau. Elle était toujours très fière de pouvoir répondre comme une grande, mais son père se serait bien passé de cet intermédiaire. Quel était l’intérêt qu’elle décroche si ce n’était que pour lui passer le combiné ensuite ?

   En l’écoutant distraitement dire « Allô, Madame Grandet à l’appareil ! », il mit de l’eau à bouillir pour son thé. Toujours du thé, certainement pas de café, car le café était pour les gens pressés et désorganisés. Lui savait gérer son temps pour être efficace sans rogner sur son sommeil, et ces jeunes qui ne pouvaient se passer du cinquième café quotidien, comme son aîné Justin, feraient mieux de suivre son exemple.

   Le chat vint cogner sa tête contre son tibia en miaulant avec insistance. Pas de croquettes pour toi ce matin, pensa-t-il, avant de traduire cette information par un coup de pied un peu plus énergique que le précédent.

   –– Papa, c’était Justin, dit Jade en se rasseyant dans le divan. Il veut que tu ailles au travail immédiatement.

   –– Pourquoi, il n’y a plus de café ?

   –– Je n’ai pas bien compris, il m’a dit que c’était urgent et qu’il me faisait confiance pour te transmettre le message.

   Monsieur Grandet la regarda d’un air douteux, puis se décida soudainement. Il remonta à sa chambre, enfila les habits de la veille, aplatit les cheveux que sa calvitie n’avait pas encore fait tomber, et mis sa montre : un bel objet hérité de son père, un peu voyant mais représentatif de sa réussite professionnelle. Une telle montre, se dit-il en regardant son reflet bomber le torse, est celle d’un bon patron et d’un bon père. Il dévala les escaliers et s’assit à côté de Jade pour lacer ses chaussures.

   –– Ne t’en fais pas pour moi, je peux rester toute seule et lire jusqu’à ce que Maman rentre.

   –– Ca ne fait aucun doute, répondit-il comme s’il s’était préoccupé de son sort. Pourrais-tu m’apporter les clefs de voiture ?

   –– Non.

   –– Comment non, Justin a dit que c’était urgent, alors tâche de ne pas me retarder, insista Monsieur Grandet en mettant son gros manteau gris.

   –– Je ne peux pas parce que Maman les a prises. Elle a conduit avec Claire jusqu’au lycée ! Et elle dit qu’elle est trop vieille pour aller au travail à vélo en plein hiver.

   Evidemment. Claire venait de commencer la conduite accompagnée et espérait trouver là une bonne excuse pour se dispenser de quinze minutes de marche chaque matin. Il allait devoir patauger jusqu’à la gare et passer une demi heure agglutiné aux travailleurs bruyants et suants qui font du train un enfer. Justin ferait mieux d’avoir une très bonne raison de lui imposer cela !

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