048 Soirée au bar des sirènes
Christa, Ruslan et Hugues avaient retrouvé leur petit coin au bar « Les Sirènes ». Pour la première fois, ils pouvaient évoquer les événements de Solera. La discussion était vive, car ils ne les avaient pas vécus de la même manière, et n'étaient pas du tout d'accord sur les leçons à en tirer. Christa était la seule à avoir été exposée au danger. Elle essayait, avec véhémence, de convaincre ses deux amis de changer d'attitude dans de telles situations.
— Nous faisons tous les trois des métiers particuliers - argumentait-elle- Nous avons un devoir de réserve vis à vis de nos clients, mais il ne faut pas se laisser aveugler par une déontologie trop rigide. Eux ne s’encombrent pas de tels scrupules. Le fait même de faire appel à nous, est une preuve par défaut de leur indélicatesse. Sur Solera, je me suis retrouvée par deux fois dans une sale situation. Il aurait suffit d’une mise en garde pour que je puisse me protéger moi-même. Vous avez voulu la jouer solitaire tous les deux, ce n’était pas le moment. Il aurait été si facile pour Hugues de me faire un signe...
— C’est une fausse bonne solution que de compter sur les autres. -coupa Ruslan- C’est vrai que nous nous fréquentons depuis longtemps, que nous pouvons raisonnablement nous faire confiance, et que, dans ce cas précis, c’était peut-être une collaboration envisageable. Mais, depuis que nous nous connaissons, c’est la première fois que nos affaires se retrouvent imbriquées. Dans quelques jours nous serons, peut-être, aux quatre coins de la galaxie... si tant est qu’une galaxie aie des coins !
— Et de toute façon, être aux quatre coins alors que nous ne sommes que trois, ce ne serra pas facile. -ajouta Hugues-
Les deux hommes rirent, amusés par leur échange. Christa soupira, agacée. A l'évocation du quatrième manquant, elle avait irrésistiblement pensé à Steve Maroco. Mais le mercenaire était un sujet tabou en présence de Ruslan. Elle rappela quand même à l'ordre ses amis :
— Dites, les garçons, vous ne pouvez pas être sérieux cinq minutes ?
Ruslan fit amende honorable.
— Je suis désolé, une simple idée amusante qui m'a traversé l'esprit.
— Pourtant ce n'est pas ton habitude de faire de l'humour.
— Et lorsque j'en fais, je me fais rabrouer ! Donc, pour être un peu sérieux, revenons à ce que je disais : notre prochain travail nous mettra en contact avec des étrangers, et rien n’indiquera à qui nous pouvons faire confiance. C'est pour ça, que je m’en tiens à ma ligne de conduite, à savoir ne m'en remettre à personne, même pas à mon équipage. J’ai été très sévère dans le recrutement, nous formons une équipe qui tourne très bien depuis plusieurs années et l'entente est bonne grâce à nos origines géographiques et culturelles communes. Mais, je pars du principe que l’un d’eux peut me claquer entre les doigts, pour une rancœur inavouée, ou pour de l’argent. C’est à moi de les éloigner de la tentation, et surtout de ne jamais lâcher prise sur eux. Qu’en dis-tu Hugues ?
— Pour moi, le secret professionnel passe avant tout. Mes clients veulent se déplacer rapidement, confortablement, et en toute discrétion. Ce sont des gens importants, particulièrement sourcilleux pour tout ce qui touche, de prêt ou de loin, leur vie personnelle, et plus encore professionnelle. Pour mon équipage, je pratique des salaires élevés et une discipline de fer : tenues impeccables, aucun contact avec les clients en dehors des nécessités du service, etc… Je suis d’accord avec toi Ruslan, pour dire que nous ne pouvons faire confiance à personne, ni partenaires, ni employés, ni surtout clients. En ce qui concerne les événements de Solera, je plaide coupable : je n'ai rien vu venir, bien que je me sois trouvé dans une position d'observateur privilégié. Je ne pouvais pas imaginer que la situation allait dégénérer à ce point, et aussi rapidement.
Ruslan reprit sa démonstration :
— D'accord, mais cela ne change rien au fond du problème : si, à la place de Hugues Milton, il y avait eu Tartempion, ce qui est le cas habituellement, aucune alarme préalable n'aurait été à espérer.
— En tout cas, moi je serai plus vigilante dans le choix de mes contrats -fit Christa.
— Tu dis ça, mais la demande que tu avais reçu, concernant Solera, paraissait correcte. Imagine que nous n’ayons pas été contactés. Tu faisais ton rapport sur le puits numéro quatre et, par derrière toi, le Président le falsifiait. Personne pour te tirer de là ! Si tu veux la sécurité, engage-toi dans l’administration… sinon, apprend à te battre.
Christa allait répondre, lorsqu’elle reçut un appel. Elle pressa son oreillette.
— Oui… pardon… oui, bonjour. Vous allez bien ?… Comment ? Ah !... Attendez une minute.
Elle coupa son micro et regarda les garçons.
— C’est Steve Maroco. Il voudrait nous parler, à tous les trois.
— Pendant combien de temps il va encore nous emmerder celui-là ? -tonna Ruslan- Qu’il aille au diable !
Il était devenu rouge de colère. Christa fronça les sourcils et repris sa communication.
— Vous devinez leur réponse… oui… oui... attendez, je vais essayer de les convaincre. Écoutez les garçons, il ne demande que cinq minutes. Je peux faire passer ma communication en mode conférence, pour que vous puissiez entendre et intervenir.
— Je n’ai rien à rajouter -fit Ruslan, le visage fermé.
— Tu commences à faire chier, Ruslan !
Le poing de Christa s’était abattu violemment sur la table. La colère subite de la jeune femme stupéfia ses deux compagnons.
Elle manipula son oreillette, et repris à voix haute :
— Steve ? Ça y est nous sommes en mode conférence. Tu as cinq minutes pour convaincre.
— Bonjour à tous. Mon but n’est pas de convaincre de quoi que ce soit, mais de vous mettre en garde, comme la dernière fois, si vous vous souvenez bien. Avant notre expéditions sur Solera, je vous avais prévenu du coté explosif de la situation. Malheureusement, vous ne m’avez guère écouté, et tout a failli mal finir. Le passé est le passé, et ce n’est pas pour cela que je vous appelle. Je voudrais seulement attirer votre attention, sur des faits que je trouve ennuyeux, car ils portent en eux le germe de menaces pour l’avenir. Le Président est le fils du PDG de la Société Intergalactique des Mines. Il avait devant lui un avenir tout tracé. Dans vingt ans, il serait devenu l’une des dix personnes qui commandent l’économie de toute la galaxie. Et il a tout foutu en l’air, pour récupérer à son profit exclusif, ce qui se trouvait près du puits numéro quatre. Je ne sais pas ce que c’est, mais pour que ça vaille le coup, ce doit être drôlement important. D’ailleurs, il n’a pas hésité à se débarrasser de son bras droit. Nous sommes quatre à être au courant de ces événements, dont deux qui savent où il se trouve. A sa place, je serrais tenté de continuer le ménage. J’en viens donc à ce que je voulais vous dire : tôt ou tard, le Président voudra s’en prendre à nous. Alors, nous avons le choix : où nous nous unissons et sommes solidaires, ou nous la jouons individuels une nouvelle fois, et lui facilitons le travail. Voilà, j’ai tout dit et en quatre minutes trente, je suis dans les temps impartis.
Le silence s’installa. Christa consulta du regard les deux hommes. Hugues haussa les épaules, incertain. Quant à Ruslan il préféra détourner le regard sans répondre. Christa poussa un long soupir et reprit la parole.
— Steve ? il sont têtus comme des mules. Vous perdez votre temps…
Ruslan se pencha en avant pour intervenir, bien que, communiquant via son oreillette, son attitude physique n'ai aucune importance. Une vieille habitude des réunions traditionnelles en présenciel, autour d'une table.
— Vous avez déjà travaillé pour le Président. Qui me prouve, que ce n’est pas vous, qui allez être payé pour me liquider ?
— Vous êtes peut-être capable de coups tordus dans ce genre, pas moi. Mon métier, c’est expert en sécurité, pas tueur à gage. En plus, accepter un tel contrat, ce serait scier la branche sur laquelle je suis assis. Il est évident que je serrais le suivant sur la liste.
— Écoutez, Maroco, je ne veux plus avoir à faire à vous. Je suis assez grand pour me défendre tout seul. De plus, je ne suis pas du tout convaincu par votre raisonnement. Pour moi, la discussion est close, définitivement.
— Comme vous voudrez. Monsieur Milton , quel est votre avis ?
— Je connais bien le Président. Je ne pense pas que ce soit son style de faire le grand ménage. Pour Dornier, c’était différent. C’était son bras droit, mais c’était aussi un homme placé par son père, pour le surveiller. C’est un vieux contentieux qui s’est réglé, un point c’est tout. Nous n’avons rien à craindre.
— Je ne peux pas être d’accord avec vous, mais je respecte votre opinion. Christa ?
— Je suis en plein accord avec vous. Malheureusement, à part crier « au secours », je ne vois pas bien quelle aide je puis vous apporter.
— Il ne s’agit pas forcément d’une aide physique. Le premier qui est inquiété, prévient l’autre que la guerre est déclarée. Si c’est moi qui vous préviens, vous vous mettez à l’abri. Si c’est le contraire, je sors l’artillerie. Et vous verrez que vos deux amis devront reconnaître leurs torts, et faire cause commune avec nous deux. Je vous laisse. Au revoir à tous.
Un silence gêné succéda à la conférence audio. Ruslan contemplait son verre, et Hugues semblait s’intéresser subitement aux danseuses. Christa constata tristement que quelque chose était cassé entre eux trois. Rien ne pourrait plus être comme avant Solera. Elle prétexta un mal de tête et de la fatigue pour s’éclipser, laissant les deux hommes face à face.
Ils restèrent perdus dans leurs pensées, absents au point de ne plus entendre la musique assourdissante. Ruslan sentait qu'il avait blessé Christa, par son attitude agressive envers Maroco, mais cela attisait encore plus sa haine pour le mercenaire. Hugues, lui, repensait au président, se demandant si leurs chemins se recroiseraient un jour. Il était évident que ce serait en fonction de l'attitude de Tony, lui-même étant presque prêt à détourner le regard de ses affaires douteuses. Il se secoua, et essaya d'orienter ses réflexions sur un sujet moins sensible, encore que... Il repensa à Christa et à sa dispute avec Ruslan. Voir ses deux amis se déchirer l'inquiétait, car il sentait bien que leur entente, à tous les trois, ne pourrait survivre, si cette agressivité latente perdurait entre eux. Il rompit finalement le silence.
— Pourquoi tu ne lui dis pas...
Ruslan redressa la tête surpris. Visiblement il ne voyait pas à quoi faisait allusion son ami.
— Pourquoi je ne lui dit pas quoi ?
— Et bien, que tu l’aimes.
Il lança un regard furieux à Hugues.
— Qu’est-ce qui t’a mis une telle chose en tête ?
— Ne me prends pas pour un imbécile. Ça fait plusieurs années que tu joues au grand-frère avec elle. C’est vrai que, lorsque nous nous sommes rencontrés, tu étais le plus vieux, le plus expérimenté. Mais, maintenant, elle a mûri. Ce n’est plus une jeunette. C’est une femme épanouie, un chef d’entreprise avisé. Tôt ou tard, elle aura besoin de rencontrer un homme, qui devienne son compagnon, avec qui elle puisse construire quelque chose, avoir des enfants.. Tu préfères que ce soit Maroco ?
Ruslan tapa du poing sur la table.
— Ne me parles plus de ce type.
— Si, je vais t’en parler au contraire. C’est depuis qu’il est là, que tout déraille. Tu fais la tête, tu te fâches, et elle s’éloigne de nous progressivement.
— Qu’est-ce que ça peut te faire à toi ? Les filles ne t’intéressent pas.
— Les filles non, mais Christa, je l’aime vraiment comme une sœur, sans arrière pensée. J’espérais vous voir vous marier, aller vous rendre visite de temps en temps, et faire sauter vos gosses sur mes genoux. Je n’aurai jamais de gamin à moi. Vous auriez été ma famille par procuration. Et toi tu fous tout en l’air, en ouvrant ta grande gueule quand il ne faut pas, et en ne sachant pas lui dire ce que certainement elle voudrait entendre depuis longtemps.
Ruslan se frotta le visage avec ses mains, soudain très las.
— Il y a des moments où je me sens vieux. J’envie votre dynamisme, à toi et à l’autre. J’ai l’impression que je ne crois plus à grand chose, et que j’attends la fin avec résignation. J’ai du voir trop de vilaines choses dans ma vie pour avoir encore un idéal, avoir l’envie de fonder une famille…
— Arrête de tourner autour du pot. Ose me dire que tu n’as pas envie d’avoir Christa dans tes bras, de l’embrasser, de la caresser…
— Tais-toi ou je te casse la gueule ! Tu es dégueulasse de parler d’elle comme ça.
— Non je ne suis pas dégueulasse. C’est toi qui l’es de l’aimer, de ne pas lui dire et d’en crever de jalousie.
Ils avaient presque criés leurs dernière phrases. Un silence gêné s'installa brutalement entre les deux hommes.
Au bout d’un moment Ruslan releva la tête.
— Il a raison.
— Qui ?
— L’autre. C’est logique que le Président veuille se débarrasser de nous.
— Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi !
Ruslan ignora l’interruption.
— Et c’est vrai que c’est nous deux les cibles prioritaires. Fais gaffe à toi Hugues, ou tu finiras comme Dornier.
Hugues regarda attentivement son ami, sa tête rentrée dans ses épaules de lutteur, ses grosses mains rougeaudes qui manipulaient le verre vide… Le début de l'opéra «Salomé» de Richard Strauss lui revint en mémoire :
« Comme la Princesse Salomé est belle ce soir… »
De la même façon que les protagonistes de l'opéra, ses amis et lui-même suivaient leur idée fixe, sans écouter celle des autres. Christa et son beau mercenaire, Ruslan jaloux de celui-ci, et lui-même rêvant d'une personne absente qu'il ne reverrait probablement plus. Il ne lui restait comme rêve que la perspective de vivre une vie par procuration . Mais, le couple sur lequel il comptait ne se créerait sans doute jamais.
Il poussa un soupir, se redressa, et fit signe à une serveuse de renouveler les boissons.
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