062 L'appel de l'aventure
Les volets, au trois quarts fermés, évitaient que la lumière éblouissante du soleil n'envahisse la pièce. L'ambiance était douce, apaisante. Prita était installée dans un fauteuil, près de la fenêtre, son bébé dans les bras. Elle avait dégrafé le haut de sa robe, pour libérer sa poitrine, et Oscar tétait goulûment. Visiblement, il avait hérité de sa mère son solide appétit, en plus de ses cheveux roux. Alter Pavi les regardait tous les deux, attendri. Bien sûr, ce bébé n'était rien pour lui, mais il avait beaucoup de tendresse pour sa mère, et s'était vite attaché à lui. Prita était totalement remise de son accouchement.
La vie avait repris son rythme dans la chaumière, à trois au lieu de deux. Jusqu'à maintenant, Alter n'envisageait plus de quitter sa « famille ». L'idée de s'éloigner d'eux, même temporairement, lui paraissait saugrenue. Il avait tant de bonheur à les retrouver, le soir après la classe, pour tenir l'enfant et la mère dans ses bras. Il était attaché par le cœur.
Et pourtant, tout était chamboulé depuis hier, après la réception d'un message de Ceyla Bouabe. Comme promis, elle avait prévenu les mystérieux créateurs des messagers de sa volonté d'aller plus loin dans sa démarche, à condition d'en savoir plus sur eux. Ils avaient fini par lui répondre : ils désiraient rencontrer Alter, avec deux objectifs. Dans un premier temps, ils voulaient s'assurer qu'il était bien le messager de Solera. Ce fait confirmé, ils pourraient peut-être prendre en compte sa candidature.
Aussitôt, les bonnes résolutions du journaliste volèrent en éclat, et le démon de l'aventure s'empara à nouveau de lui. Il allait rencontrer enfin ces mystérieux individus qui prétendaient manipuler l'humanité ! Il était en transe, comme un gamin qui, le jour de la fête de la bûche, va découvrir ses cadeaux. Prita avait compris tout cela avant lui, elle le connaissait si bien ! Elle n'avait d'ailleurs pas émis d'objection, mais un voile de tristesse avait envahi son regard.
L'entrevue devait se dérouler au domicile de Ceyla, sur la planète Trascan. L'astronef assurant la liaison depuis Boscudir partait le lendemain matin.
Prita redressa la tête et sourit à son compagnon.
— Tu es impatient de partir !
— Pas tant que ça, lorsque je vous vois tous les deux. Finalement, tout s'est passé si vite, j'ai l'impression que c'était hier que nous débarquions de « L'étoile filante ».
— Un bébé, ça change la vie. Les hommes ont alors deux réactions possibles : soit ils sont définitivement conquis, pris, ligotés par leur attachement sentimental, soit ils s'enfuient à toute jambes. Et toi, qui ne fait rien comme les autres, tu as les deux réactions simultanément !
Alter sourit.
— C'est que tu n'as aucune idée, de ce que j'ai pu ressentir avec ce bébé. Il était à peine sortit de ton ventre, que je l'ai eu dans les bras. Et ici, je m'en suis occupé, je l'ai changé, je l'ai bercé...
— Et voilà mon reporter préféré qui oublie son cynisme professionnel, pour verser dans la bluette sentimentale.
— Moque-toi de moi ! Tu y es bien pour quelque chose.
Le regard de Prita devint mélancolique.
— Je savais bien qu'avec toi cela ne pouvait durer. Tu avais pris des engagements, tu les a tenus. Je serrais injuste de te reprocher de partir.
— Mais tu m'en veux quand même.
Prita se redressa sur son siège, et fronça les sourcils, pour réfléchir avant de répondre.
— Non. Honnêtement, si je voulais vraiment te garder, j'y arriverai peut-être. Mais pour quel résultat ? On ne tiens pas indéfiniment un animal sauvage en laisse. J'aimerais mieux essayer de construire ma vie avec quelqu'un qui aurait vraiment la fibre maritale.
— Merci pour « l'animal sauvage » ! Bon, j'ai bien reçu le message. Je te promets d'essayer d'initier ton affaire du mieux que je peux. Il s'est endormi ?
— Oui.
Elle caressa doucement la tête de son bébé.
— Je vais le reposer dans son berceau.
— Non, laisse-moi faire.
Alter s'empara avec précaution d'Oscar et le tint un moment dans ses bras avant de le coucher. Il poussa finalement un gros soupir. Prita se leva et s'approcha de lui.
— Tu pars demain matin ? Alors, on a le temps, pendant que bébé dort...
D'un coup d'œil elle indiqua le lit. Alter sourit.
— Ne serais-tu pas en train d'essayer de me retenir ?
— Hum... N'as-tu pas envie, toi aussi, d'une dernière fois, un cadeau d'adieu en quelque sorte ?
— Tentatrice !
Il la prit par la taille et l'embrassa. Elle rit en lui passant la main entre les jambes.
— Déjà prêt ?!
Le lendemain matin, de bonne heure, Darel Mc Alister vint le chercher avec sa carriole, pour l'emmener jusqu'à la ville, d'où il pourrait prendre une navette pour le spacioport.
— C'est gentil de m'emmener.
— Ce n'est rien. Je dois récupérer un compresseur qui est en réparation. Je ferai d'une pierre deux coups.
Les deux hommes se turent un moment. La campagne se réveillait doucement, sous les premiers rayons du soleil. Une brume légère montait au dessus des champs. Alter prit la parole d'une voix hésitante, sans regarder le jeune homme.
— Darel, j'aurais un autre service à vous demander... C'est un peu délicat...
Le jeune paysan eut un petit sourire.
— Vous voudriez que je veille sur votre femme et votre fils ? Rassurez-vous, elle peut venir me trouver, pour n'importe quoi, du grave, du pas grave...
Alter secoua la tête.
— J'espérais que vous me répondiez ça. Mais je me dois d'être honnête avec vous. Nous avons un secret, et j'aimerais que nous le partagions maintenant. J'ai beaucoup d'estime pour l'homme que vous êtes, et je vous suis très reconnaissant pour votre accueil dans notre nouvelle vie ici. Grâce à vous, nous ne nous sommes pas sentis étrangers sur cette planète. Et puis, vous confier le soin de veiller sur Rita et Oscar, est une responsabilité que vous venez d'accepter sans hésiter. Devant tant de gentillesse, je suis obligé d'éclaircir la situation, afin qu'il n'y ait pas de malentendu entre nous.
Darel ne répondit pas, mais, à son attitude, le regard fixé sur la route devant lui, à la tension de ses épaules, Alter comprit qu'il était attentif. Il fit semblant de prendre son élan pour parler, comme si cela lui coûtait beaucoup.
— Voilà : Rita n'est pas ma femme, elle est ma sœur. Elle a fait une… mauvaise rencontre, un gars séduisant, baratineur mais pas très honnête. Lorsqu'elle s'est retrouvée enceinte, il a mis les voiles. Alors, nous sommes venus nous installer ici, pour qu'elle oublie plus facilement. Mais elle craignait le regard des gens sur elle. Fille-mère, ce n'est pas un statut enviable, même ici. Alors, nous nous sommes fait passer pour mari et femme, ce qui était facile puisque nous portons évidemment le même nom.
Il marqua une pose pour voir la réaction de Darel. Elle ne tarda pas.
— Mais je vous ai vu vous embrasser...
Il avait rougit en disant cela. On pouvait voir des couples s'embrasser mais pas regarder, c'était considéré comme très impoli. Alter sourit, nullement surpris.
— Chaque planète a ses mœurs. Là d'où nous venons, les gens échangent des baisers sur les lèvres entre amis, garçons et filles, sans connotation sexuelle. Des couples peuvent échanger en public de vrais baisers passionnés, cela ne dérange personne.
Darel avait l'air outré. Alter enchaîna rapidement :
— Je ne dis pas que c'est bien. Certains gestes ont d'autant plus de force, s'ils ne sont fait que dans l'intimité, je vous l'accorde volontiers. Enfin, cela n'a plus d'importance, et je suis désolé de vous avoir choqué. J'ai fait ce que j'ai pu pour aider ma sœur jusqu'à l'accouchement, mais, maintenant, j'ai d'autres obligations. Elle est prête, heureusement, à s'assumer toute seule. J'espère seulement que, si un jour elle fait une nouvelle rencontre, elle tombera sur un brave gars, qui acceptera de la prendre avec son petit, et qui lui donnera tout l'amour qu'elle mérite.
Alter avait un peu honte de manipuler ainsi le jeune homme. Il avait remarqué depuis longtemps qu'il était fasciné par Prita, sa chevelure flamboyante, ses formes généreuses et son allure libérée. Elle, de son coté, le trouvait gentil et tout à fait à son goût. Il venait donc de planter « la petite graine », en espérant qu'il en sorte quelque chose de bien pour elle. Au fond, c'était vrai, il n'avait pas tout à fait menti : certes, il appréciait sa compagne en tant que maîtresse, mais il l'aimait aussi un peu comme une sœur. Si elle refaisait sa vie, il ne serrait pas jaloux, bien au contraire.
— Vous partez longtemps ?
Ah, ça y était, il commençait à mordre à l'hameçon. Alter répondit en soupirant.
— Bien trop longtemps en tout cas. Mon absence risque de se compter plus facilement en années qu'en périodes.
Darel répondit avec gravité.
— Je vous promet de m'occuper d'elle et du bébé. Partez tranquille.
— Je vous remercie, Darel. Je savais que je pouvais compter sur vous.
Une fois débarqué près de la gare routière, il regarda repartir la carriole traînée par le cheval. Il savait qu'il était en train de tourner une nouvelle page de sa vie. Il marcha d'un pas décidé vers la navette pour le spacioport : enfin l'action reprenait !
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