066 Répression

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  Tenos se réveilla de bonne heure. A peine eut-il les yeux ouverts qu'il sentit l'angoisse revenir. Cette journée serait capitale dans le bras de fer qui commençait entre ouvriers et direction : il permettrait de mesurer la détermination des grévistes. Si celle-ci était suffisante, elle inciterait les patrons à accepter le dialogue, pour éviter un long et coûteux blocage de la production. Encore fallait-il que tout le monde joue le jeu !

Il se leva sans bruit, et passa à coté du lit ou dormait encore Lota. Il s'arrêta pour la regarder, ému par le calme et la sérénité qui se lisaient sur le visage de la jeune femme, elle qui, le reste du temps, était un véritable tourbillon. Elle ne pouvait s'empêcher de s'occuper de tout, distribuant à droite et à gauche conseils ou encouragements, à ses compagnons qui n'en avaient pas besoin, discutant aussi systématiquement ses ordres, le tout avec un enthousiasme communicatif. Tenos sourit en la contemplant, puis se hâta vers la salle de bain pour se préparer. Ce n'était pas le moment de se laisser attendrir. Il ne put quand même pas s'empêcher de lui jeter un dernier coup d'œil, imaginant qu'il partageait ce lit étroit avec elle, la tenant dans ses bras tout contre lui, et s'enivrant de l'odeur de sa peau.

Une heure plus tard ils étaient tous deux en face de l'entrée de l'entreprise. De loin, ils aperçurent une agitation imprévue. Les consignes étaient de se présenter comme d'habitude à son poste et, à l'heure prévue, cesser le travail. Il fallait, bien sûr, veiller à ce que toutes les machines soient arrêtées, même celles des inévitables « jaunes » qui refuseraient de suivre le mouvement. Et pourtant il y avait foule devant le grand portail de l'usine anormalement fermé et gardé par des vigiles. Les ouvriers discutaient par petits groupes, désemparés. Les représentants syndicaux se concertaient, incertains sur la marche à suivre.

Tenos s'approcha de l'un d'eux.

  — Salut Robert. Que ce passe-t-il ?

  — Ils sont au courant. Lorsque nous sommes arrivés ce matin tout ce bazar était déjà en place.

Deux autres délégués du personnel s'approchèrent pour écouter la conversation.

  — Comment ont-ils su ?

Le dénommé Robert haussa les épaules, fataliste.

  — Nous avons essayé de limiter l'information aux personnes les plus fiables, mais il fallait que nous soyons assez nombreux pour faire passer le mot d'ordre de débrayage au dernier moment. Nous avons une balance dans l'équipe, c'est tout. Tu sais, la vie est dure, et certains peuvent retourner leur veste moyennant finance ou promotion, ou même simplement pour bénéficier d'un logement un peu plus grand ou en meilleur état pour leur famille . Je les comprend, c'est dur de garder un esprit de sacrifice, quand une femme et trois ou quatre gosses dépendent de toi pour vivre.

Tenos répondit avec humeur :

  — C'est trop facile de se trouver de telles excuses. Avec mes amis, nous avons tout abandonné sur Solera. Nous ne reverrons plus jamais nos parents, nos amis. Nous sommes destinés à vivre en fugitifs toute notre vie, loin de notre planète.

  — Oui, mais maintenant plus personne n'attends après toi pour bouffer tous les jours. Tu peux évoquer les grands principes, ça ne te coûte plus rien. Nous, nous supportons la double pression, les patrons à combattre d'un coté et faire vivre la famille de l'autre.

  — Tu veux baisser les bras et abandonner le combat ?

Le ton était tranchant, presque méprisant.

  — Non, pas du tout. Je voulais seulement dire que je comprends ceux qui craquent.

L'un des hommes qui les écoutaient intervint, mécontent.

  — Quand vous aurez fini de contempler votre nombril, nous pourrons peut-être décider de ce que nous allons faire.

Tenos le regarda, interrogatif.

  — Ben, magasinier. Nous sommes quinze dans notre équipe. Je suis sûr d'au moins dix d'entre eux. Ils sont par là.

Il fit un geste vague vers la foule. Encouragé par le silence de son interlocuteur il enchaîna :

  — Bloquons l'entrée de notre coté. Si aucun camion ne peut sortir, cela reviendra au même. De toute manière, personne ne pouvant entrer, les machines ne tourneront pas.

Robert lui coupa la parole.

  — Détrompe-toi : tu ne peux pas le voir d'ici, mais ils filtrent les entrées, et certains peuvent travailler.

Tenos eut un haut le corps, incrédule.

  — Mais il les sélectionnent comment ?

  — Tu vas rire... Non, en fait ce n'est pas drôle. Ils contrôlent les identités, et n'acceptent que les gars qui n'ont pas fait grève la dernière fois.

Pendant toute la conversation Lota était restée muette, déstabilisée par la situation. Elle admirait le sans-froid de Tenos et préférait lui laisser prendre les décisions. Elle jeta un regard circulaire pour essayer d'apprécier la situation. Les non-grévistes entraient sous les hués de leurs camarades. Des banderoles étaient brandies, des slogans repris en cœur. Des membres des forces de l'ordre attendaient à distance, affichant une attitude neutre pour le moment.

Soudain il y eu un mouvement de foule près du portail. D'où elle était, elle entendit des invectives, prononcées cette fois sur un ton agressif. Certains étaient en train de perdre le contrôle de leurs nerfs. Sa haute taille lui permit de comprendre ce qu'il se passait : Certains manifestants s'en prenaient maintenant physiquement aux « jaunes », dans une bousculade grandissante. Elle murmura « Non, ne faites pas ça », mais bien sûr ils ne l'entendirent pas.

Le cordon de police s'approcha, menaçant. Les plus excités les invectivèrent. « Des provocateurs » pensa Lota. Soudain tout se précipita : les policiers venaient au contact, une longue matraque dans une main et un bouclier pour se protéger dans l'autre. Il portèrent les premiers coups sur les grévistes les plus proches. De grands remous agitèrent la foule massée devant le portail. Certains ouvriers, les provocateurs peut-être, incitèrent les autres à s'opposer à la force publique qui matraquait leurs camarades. La situation devint confuse. Tout le monde criait, des coups étaient échangés, plusieurs manifestants, le visage en sang furent évacués. Les photographes de presse mitraillaient la scène à tout va.

Tenos prit Lota par le bras et l'entraîna de force en retrait, sous une porte cochère. Elle protesta vigoureusement, mais il la maintint en place d'une poigne de fer et se mit à crier, son visage très prêt de celui de la jeune femme.

  — Arrête tes conneries ! Tu veux faire quoi ? Te battre ? Je t'interdis de te montrer, tu restes avec moi et nous observons la scène du plus loin possible.

Elle le foudroya du regard, furieuse, et cria, d'un ton presque hystérique :

  — Tu n'es qu'un lâche ! Des camarades se font démolir par ces putains de flics, et tout ce que tu trouves à faire, c'est de te sauver. Lâche-moi ! Je dois y aller, je ne vais pas regarder tout ça sans rien faire, je n'ai pas peur moi !

Folle de rage elle lui cracha au visage. La gifle l'assomma à moitié. C'était au tour de Tenos de se mettre en colère. Il la secoua en martelant ses phrases.

  — Nom de Dieu ! Tu ne comprends donc rien ? C'est de la pro-vo-ca-tion. Ils attendaient la première occasion. Maintenant c'est la mêlée générale, et la cavalerie va arriver d'une seconde à l'autre.

  — Et alors ? Tu agis en homme politique, toujours à pousser les autres en avant, sans jamais te salir les mains. Tu me dégouttes !

Elle avait à peine craché sa diatribe que des véhicules anti-émeutes déboulèrent sur la place. Les manifestants étaient pris en tenaille entre eux et la police. Tenos poussa Lota dans l'entrée de l'immeuble, et referma aux trois quart la porte derrière lui, tout en observant la scène. Les unités spéciales encerclaient les ouvriers, en les menaçant avec des pistolets électriques et des fusils à balles en caoutchouc. Un instant tout se figea sur la place. Certains grévistes, se rendant compte du rapport de force par trop défavorable, levèrent les bras pour se rendre. Tenos murmura entre ses dents serrées :

  — Couchez-vous par terre nom de Dieu ! Couchez-vous !

Un officier lança un ordre, et les soldats commencèrent à tirer, électrocuter et matraquer tout ce qui se trouvait devant eux. Ce ne fut plus que cris et gémissements. Lorsque l'officier donna l'ordre de stopper, la moitié des manifestants étaient allongés par terre, ensanglantés. Des cars aux fenêtres grillagées se garèrent, pour embarquer les autres. Lota, elle aussi, avait assisté au massacre. Elle était livide, et répétait sans cesse « les salauds, les salauds... ».

Tenos referma la porte le plus doucement possible.

  — Il doit y avoir une sortie par derrière l'immeuble. Viens, nous allons nous sauver. Il vaut mieux ne pas moisir ici.

Quelques minutes plus tard ils fuyaient dans une ruelle, loin du lieu de l'action. La jeune femme était hagarde, incapable de réfléchir, et encore moins de prendre une décision.

  — Où allons nous ? On retourne au studio ?

  — Surtout pas ! Le risque est trop grand que quelqu'un parle. J'ai un plan B, un squat dans le quartier de l'horloge. Allons-y.

La nouvelle cachette se trouvait dans un vieil immeuble attendant sa démolition. Les portes avaient été murées mais ils purent entrer par l'arrière, se faufilant dans une brèche dans le mur créée à coups de masse. A l'intérieur, ils croisèrent quelques personnes qui les examinèrent, le regard méfiant. D'autres, vautrés par terre, étaient assommés par les drogues qu'ils avaient consommées. Personne ne leur adressa la parole. Tenos choisit un appartement dans un étage élevé où ils se retrouvèrent seuls. Il n'y avait aucun meuble, une partie des tapisseries avait été arrachée. Les murs étaient tagués d'inscriptions et de dessins obscènes. Ils s'assirent par terre, le dos appuyé contre la paroi.

Lota, en proie à une réaction nerveuse, tremblait de tous ses membres. Elle voulait parler, mais en était incapable. Elle finit par éclater en sanglots. Tenos lui entoura les épaules de son bras, et attendit qu'elle se calme d'elle-même. Elle se recroquevilla contre lui, comme une petite fille, terrorisée. Cette promiscuité dont il avait tant rêvé, il n'avait plus le cœur à en jouir. Lui aussi était anéanti par les événements dont ils avaient été témoins. Il avait compris, avant même qu'ils ne se produisent, que ses pires cauchemars allaient se réaliser. Sa longue expérience de leader syndicaliste l'avait malheureusement préparé à ça. Il venait de perdre une nouvelle bataille contre le pouvoir. Certains allaient le payer cher, à cause de lui. Lota n'avait pas tort. Il est facile de s'abriter derrière des formules comme « On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs », mais ces œufs étaient des hommes et des femmes comme lui, et ça, il ne devait surtout pas l'oublier.

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