091 Révélations
Il faisait bon dans la grande pièce du rez de chaussé. La climatisation poussée à fond ronronnait doucement. Les stores vénitiens avaient été descendus devant les grandes baies vitrées. Entre les lamelles orientées pour arrêter les rayons du soleil on apercevait l'orée de la forêt. Dans la lumière douce et tamisée les objets décoratifs luisaient doucement : une antilope en bois noir figée dans son galop, les muscles tendus par l'effort, un gros galet gris acier en forme d'œuf posé sur une colonnette, dont la structure ferrugineuse rendait un son métallique si on le frappait, une étoffe soyeuse, de teinte rouge orangé se dégradant vers le jaune, déployant ses draperies en éventail derrière un grand bac de plantes vertes et bleues d'où émergeaient des fleurs blanches. La chaleur écrasait le paysage mais ici on était bien.
Assise sur un fauteuil en rotin, Ceyla préparait son thé. Comme pour tout ce qu'elle entreprenait, elle mettait une attention extrême dans ses moindres gestes. Le décors était africain, mais l'ambiance plutôt asiatique. Elle avait abandonnée son boubou traditionnel pour un kimono bleu-vert assez sombre. Pas de musique, seulement le bruit cristallin d'une petite fontaine posée sur une tablette en bois clair, avec un plateau rond en verre.
Des pas pressés retentirent dans le couloir. L'arrivant ouvrit vivement le rideau de séparation et entra dans la pièce. Son agitation rompit l'harmonie régnante, mais Ceyla de montra aucune surprise ou agacement et continua à préparer son thé comme si elle était toujours seule.
— Mère ! Je dois vous parler.
Le ton était brusque, la voix presque haletante. Ceyla sourit sans le regarder.
— Salutation, Tamburo, mon fils.
— Salutation, Mère.
Le jeune homme avait légèrement rougit devant le rappel à la politesse et aux usages. Il regarda ses pieds puis fit quelques pas hésitants dans la pièce.
— Je suis désolé Mère, mais vous savez qu'aujourd'hui j'ai dix neuf ans et quarante six jours de Trascan, soit dix huit ans terrestre, l'age de la majorité. Et vous m'avez promis de m'instruire sur mon père dès lors que je serrai majeur.
Le sourire de Ceyla disparut. Elle poussa un soupir mais ne releva toujours pas la tête.
— Tu es pressé. Tous les jeunes sont pressés. Pourtant ils ont toute la vie devant eux. Assis-toi là.
Elle lui désigna un siège en face du sien, de l'autre coté de la table basse sur laquelle elle s'activait. Il s'y laissa tomber lourdement, ce qui fit froncer les sourcils à sa mère.
— Veux-tu un peu de thé ?
— Non merci, Mère. Je ne viens pas pour boire du thé, mais pour avoir des réponses à mes questions.
— J'avais compris.
Le ton de cette dernière réplique et le sourire ironique qui l'accompagnait firent rougir à nouveau le jeune homme. Il ouvrit la bouche pour parler, mais hésita, et finit par renoncer. Ceyla, toujours sans le regarder, se servit son thé à la mode arabe, faisant monter très haut la théière au dessus de la tasse.
— J'ai appris à faire le thé à la mode des bédouins sur la planète Hassandi. Chez eux, il y a la technique de préparation mais, surtout, il y a le rituel. Très important, le rituel, comme la politesse. Lorsque on le respecte, on ne se sent pas contraint mais porté par lui.
— Je sais, Mère, vous me l'avez dit souvent.
— Je suis désolé de passer pour une rabâcheuse, mais lorsque certaines notions semblent ne pas avoir été assimilées, je n'ai pas l'impression de me répéter, mais plutôt d'essayer de faire redécouvrir à mon auditoire ce qui est important à mes yeux.
Tamburo avait une réplique toute prête, mais il préféra à nouveau se taire. Il savait très bien que sa mère retournerait à son avantage toutes les tentatives qu'il ferait, pour l'amener directement là où il voulait. Il avait fait sa demande, certes pas très subtilement, et il ne lui restait plus qu'à attendre son bon vouloir, ce qui pouvait prendre quelques temps. A dire vrai, il n'était même pas convaincu qu'elle lui répondrait aujourd'hui. Le silence reprit ses droits, rompu seulement par le tintement de la cuillère d'argent contre la tasse en porcelaine et le murmure de la fontaine qui l'horripilaient.
Ceyla prit le temps de goûter sa boisson mais elle fit une petite grimace en constatant qu'elle était brûlante.
— Tu vois, même moi je me laisse surprendre par l'impatience. Tout dans la vie est comme la température de ce thé : trop tôt, il est trop chaud. Trop tard, il ne l'est pas assez. Chaque chose doit respecter un rythme qui lui est propre.
Elle reposa sa tasse sur un plateau d'argent et le regarda d'un air moqueur.
— Tu as attendu dix huit ans terrestre pour savoir. En quoi quelques minutes de plus ou de moins nécessiteraient de rompre l'harmonie des choses ?
— Vous avez raison, Mère, je suis trop pressé.
Ceyla inclina la tête pour indiquer qu'elle acceptait cet acte de contrition. Elle l'observa, de son regard impassible. C'était assurément un beau jeune homme. Sa peau mate mais assez claire était proche de celle de son père. Il en avait certains tics, comme des mouvements incoercibles des mains lorsqu'il était tendu, comme maintenant. Le front haut aussi, et puis son sourire, quand il voulait bien sourire ! Pour le reste, il avait hérité de la forte stature de sa mère, de ses cheveux crépus, et aussi de ses yeux noirs. Mais, autant le regard de Ceyla était calme et fixe, autant le sien virevoltait en permanence sur tout ce qui l'entourait.
Son état de tension transparaissait dans la crispation de ses doigts et son front se couvrait d'une petite transpiration, malgré la température fraîche de la pièce. Elle eut pitié de lui et décida de mettre fin à son attente.
— Effectivement, je t'ai promis de tout te dire sur tes origines à ta majorité. Tu n'as pas perdu de temps pour me rappeler cette promesse, mais ce qui est dit est dit.
Elle marqua une pose pour goûter à nouveau son thé. Il était encore un peu chaud mais elle put en boire une petite gorgée.
— Tu as donc été conçu il y a dix huit ans, sur la planète Solera.
— Tout le monde sait où habitait le prophète – grogna Tamburo.
— Qui te parles du prophète ?
— Mais mon père...
— T'ai-je laissé entendre une seule fois que le prophète était ton père ?
— Heu.. non Mère. Mais tout le monde le dit.
— Voyons, Tamburo, si le prophète avait été ton père, aurais-je eu besoin de faire tant de mystère autour de ta naissance ?
— Peut-être pas...
Ceyla attendit quelques secondes, le temps que l'idée fasse son chemin dans l'esprit de son fils.
— J'ai quitté Trascan pour Solera lorsque j'ai entendu parler du prophète, aux informations télévisées et sur le réseau. Ce qu'il disait était tellement conforme à ce que je pensais, que je voulais absolument le rencontrer, parler avec lui, confronter nos convictions. Nous avions une identité de vue remarquable. Je ne m'étendrai pas sur le sujet : tu m'as assez souvent entendu, lorsque je prenais la parole en réunion, pour savoir par cœur ce que cela représente.
Tamburo acquiesça, soulagé d'échapper à un sermon. Elle reprit, d'une voix neutre, sans exprimer de sentiment profond.
— Malheureusement, cet homme avait aussi son coté sombre. Je ne me sens pas le droit de porter un jugement sur une personne décédée, mais il était inimaginable que je puisse avoir une relation affective avec un homme comme lui.
— Vous n'avez jamais évoqué ce coté sombre dans vos discours.
— Ce qui était important chez lui, c'était ses idées. L'aura qu'il possédait leur donnait du poids. Le désacraliser équivalait à ruiner notre cause.
— Je vois. Mais il est mort.
— Effectivement. Contrairement à ce qui a été dit, toujours pour sauver la cause, sa mort était due à ce coté obscur. Mais j'anticipe. Lorsque je suis arrivée sur Solera, le prophète était entouré par toute une équipe, chargée de l'aider dans sa tâche. Étant mineur lui même, son mouvement se construisit d'abord avec des membres de sa profession. Suite à un accident, les mines étaient provisoirement fermées, et des licenciements étaient prévisibles. Il est plus facile de convaincre un ventre affamé plutôt qu'un ventre repus. L'équipe qui l'entourait, ses disciples comme ils s'appelaient entre eux, étaient donc presque tous des mineurs. Et une bonne partie des fidèles venant l'écouter aussi.
Elle trempa à nouveau ses lèvres dans le breuvage odorant.
— Parmi ses disciples, un homme émergeait de part son charisme. Il se faisait appeler Tenos, mais son vrai nom était Ted Nostun. Il était l'opposé du prophète, ou plutôt son complément : alors que le premier brassait des idées abstraites, de grands principes, lui structurait le mouvement, rassemblait, organisait. Pas d'envolées lyriques chez lui, mais un solide bon sens. Je ne peux pas dire que j'ai reçu un accueil enthousiaste de la part des disciples. Contrairement au prophète, ils ne percevaient pas mon... « utilité ». Mais lui s'est montré beaucoup plus chaleureux. Il a fait des efforts pour m'associer à leurs actions, et il m'a mise au courant de la grande précarité dans laquelle beaucoup trop de gens vivaient sur cette planète. Il souhaitait que le discours du prophète devienne plus concret, disant souvent : « Comment quelqu'un, qui ne sait pas pendant combien de jour il va encore pouvoir nourrir sa famille, pourrait être sensible à de grandes leçons de morale ? ». De mon coté, j'essayais de lui expliquer mes motivations. Là encore je ne m'étendrai pas. Nous passions donc de longs moments à discuter, et une estime réciproque semblait nous rapprocher.
— Semblait ?
Ceyla soupira.
— C'est dur de raconter après coup ce qui s'est passé, en expliquant mon état d'esprit d'alors, et celui que j'ai maintenant. Tu as sans doute deviné ?
— C'était mon père n'est-ce pas ?
— Oui. Il m'a fait la cour. Je me suis mépris sur ses intentions réelles à mon égard, mais aussi vis à vis du mouvement initié par le prophète.
— D'où votre expression « semblait » ?
— Exactement. Les événements se sont précipités lorsque je suis tombée enceinte de toi, et que le prophète a été assassiné. C'est ton père qui lui a attribué la paternité. De ce fait, il se plaçait en protecteur de son fils, je veux dire celui du prophète, puisque tout le monde me croyait déjà sa compagne.
— Pourquoi ?
— Parce que j'étais tout le temps à ses cotés lors des réunions publiques. J'avais laissé courir ce bruit sans démentir, car il me permettait de m'insérer plus facilement dans la société de Solera, malgré mes origines et ma couleur de peau. Le piège s'est donc refermé sur moi, jusqu'à ce que j'arrive à fuir la planète. La suite, tu la connais : je suis revenue vivre sur Trascan, au milieu des miens, et j'ai repris périodiquement mon bâton de pèlerin, pour aller prêcher la bonne parole. Avec moins de succès que le prophète, je dois l'avouer.
— Mais mon père n'a jamais tenté de me revoir ?
— Ted a passé toute sa vie dans la clandestinité, à créer ses petits mouvements subversifs à droite et à gauche. Là aussi, tu as dû m'entendre expliquer aux gens en quoi je n'étais pas d'accord avec lui, et pourquoi je lui refusais le droit de s'autoproclamer le disciple du prophète.
Tamburo acquiesça de la tête.
— Pour répondre précisément à ta question, il est venu me voir ici, sur Trascan. Tu devais avoir deux ans environ. Compte tenu de son mode de vie, il ne pouvait pas te prendre en charge. Il était satisfait que je l'ai laissé te voir et te tenir dans ses bras. Il m'a seulement demandé de te dire la vérité lorsque tu serais majeur. D'où la promesse que je t'ai faite à toi aussi, et donc notre discussion d'aujourd'hui.
Tamburo hésita avant de poser sa question.
— Mon arrivée, vous l'aviez souhaitée ou était-ce un accident ?
Ceyla regarda son fils, surprise qu'il ait pensé à ça.
— Tu étais souhaité, n'aie aucun doute la dessus. Et même lorsque nous nous sommes opposés, ton père et moi, j'ai toujours été heureuse de t'avoir.
— Mais vous ne l'aimez plus...
— Comment pourrais-je aimer un homme qui m'a trompé ? Je veux dire quelqu'un qui m'a caché ses vrais sentiments, ses vraies ambitions ? Qui m'a en fait manipulée.
— Vous le méprisez !
Le ton était indigné. Le jeune homme avait les larmes aux yeux.
— Non. Je n'ai jamais méprisé personne, et surtout pas ton père. Si j'ai des chose à lui reprocher dans son attitude vis à vis de moi, je suis prête à reconnaître, par contre, que c'est un homme de conviction, qui a consacré sa vie à ce qu'il croyait être juste.
— Mais vous ne l'approuvez pas ?
— Qui serais-je pour porter un jugement ? Je crois en autre chose, et j'agis en conséquence. Mais je lui reconnais le droit de penser autrement, à partir du moment où il est sincère.
— Vous dites ne pas porter un jugement mais je vous ai souvent entendu le blâmer pour ses actions.
Ceyla parut agacée par cette réflexion. Depuis un moment elle faisait un effort pour parler avec modération de Ted mais son fils n'en avait cure.
— Je n'ai jamais fait campagne contre lui. Mais lorsque les gens qui viennent m'écouter me demande mon avis sur lui, je le leur donne sans état d'âme. J'ai à lui reprocher d'avoir entraîné à sa suite beaucoup de gens dans des combats perdus d'avance, d'avoir provoqué des morts d'hommes et de femmes chez ses ennemis, mais aussi chez ses amis. Rien ne peut justifier de telles choses à mes yeux.
Tamburo ne répondit pas et resta pensif. Ceyla porta la tasse de thé à ses lèvres et fit la grimace : il était froid. Elle la reposa et regarda à nouveau son fils.
— Je savais que cette discussion serait pénible pour tous les deux.
— Ce n'est pas tous les jours que l'on apprend que son père et sa mère sont ennemis !
— Le terme ennemi est trop fort, nous ne nous sommes jamais affrontés vraiment.
Il ne releva pas la nuance.
— Seriez-vous choquée si je désirais aller à sa rencontre ?
— Non.
La réponse était sèche mais son visage restait impassible. Tamburo soupira en se passant une main dans ses cheveux crépus.
— Mais vous n'êtes pas enthousiaste non plus !
— N'en demande pas trop.
— Où est-il maintenant ?
— Je n'en aie aucune idée. Il continue son travail de sape du pouvoir des multinationales, donc il se trouve probablement dans une grande métropole industrielle.
— Comment pourrais-je le retrouver ?
— Soit patient. Il sait que maintenant tu es au courant. Il va certainement te laisser un peu de temps pour réaliser tout ça, puis il te contactera d'une manière ou d'une autre.
Tamburo secoua la tête, préoccupé, puis se leva.
— Embrasse ta mère avant de te retirer.
Il se pencha vers elle et la pressa brièvement contre lui, puis se redressa et se dirigea vers le couloir. Ceyla le regarda disparaître derrière la tenture de l'entrée. Une larme coula doucement sur sa joue.
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