6 [Les grincements d'un autre temps]
Nous remontons à la surface. Il est bon de quitter le sous-sol de la ville et son atmosphère étouffante. L'air frais, quoi que chargé de pollution, me fait le plus grand bien. Je parcours l'horizon du regard autour de nous. Je ne vois pas le parc, ni même la bibliothèque. Pourtant, cet endroit me semble familier. Comme rappelée par des instincts ancestraux, enfouis en moi depuis un temps lointain, je lâche la main de Clymnestra et m'avance, au-devant du quartier dans lequel nous avons atterries.
Nous nous trouvons sur une étroite place, entourée de commerces. Juste au bout, se dressent plusieurs petites barres d'immeubles. Qu'est-ce que... Les vibrations de la montre, à l'intérieur de ma poche, semble s'intensifier. Je reconnais cet endroit. Je le reconnaîtrais entre mille. C'est impossible d'oublier un lieu où l'on a vécu si longtemps. J'ai passé toute ma jeunesse dans ce quartier.
Je me retourne vers Clymnestra, ahurie. Comment sait-elle ? Elle passe devant moi, un large sourire aux lèvres, tout aussi confiante qu'à son habitude. Sans se retourner, elle me demande de la suivre, d'un petit signe de la main. Trop interloquée pour penser à me méfier d'elle, je m'exécute. Nous passons la première barre d'immeubles et avançons vers la porte du second. C'est dans celui-ci que j'habitais. Néanmoins, tout semble à l'abandon. Le quartier est désert. Les boutiques sont fermées. Pas d'enfants qui courent dans tous les sens. Personne aux fenêtres. La décrépitude à perte de vue. Ce n'était pas comme ça lorsque je suis partie.
— Tu veux rentrer ?
Clymnestra me tient la porte. Je ne suis pas sûre de vouloir affronter cela. La curiosité l'emporte finalement sur mes appréhensions et je m'engouffre dans le hall de l'immeuble. Je remonte les escaliers que j'ai gravis tant de fois. La poussière les a ensevelis, depuis mon départ. Les pas de Clymnestra me suivent. Elle se tient à distance de moi, comme pour me laisser savourer pleinement cet instant. Je n'arrive pourtant pas à déterminer si je suis heureuse où non de me trouver ici, parmi tous mes souvenirs.
J'atteins finalement le pallier du troisième étage. La nostalgie pousse quelques larmes hors de mes yeux. Je les essuie dans la manche de mon sweat-shirt tout aussitôt, de peur que Clymnestra ne les remarque. La porte est juste devant moi. La porte derrière laquelle j'ai vécu des années. J'inspire profondément et la pousse. La poignée ne tient plus en place. Le battant s'ouvre avec difficulté. Je ne peux pas l'entendre, mais j'ai la sensation qu'il grince, si fort que je le sens.
J'ai un choc en entrant dans le salon. Il est vide. J'ai connu cet endroit plein de meubles et de vie. Le voir ainsi aujourd'hui, inoccupé et dévasté, me provoque un pincement au cœur. La main de Clymnestra s'abat sur mon épaule, chaleureusement. Je tourne la tête vers elle. Je me demande comment elle a su. J'ai envie de l'interroger à ce sujet, mais elle semble sur le point de s'adresser à moi. Elle demeure indécise, à deux doigts de parler, sans oser se lancer. Je fronce les sourcils pour la presser.
— Lara...
Je me fige. Ce nom a sur moi l'effet d'un électrochoc. Me trouver ici et me faire appeler ainsi... Je manque de tomber, encore une fois. Néanmoins je m'efforce de garder l'équilibre.
— Lara, répète-t-elle. C'est ton prénom.
C'est la vérité. Je ne l'ai pas mentionné, pourtant. Savait-elle déjà comment je m'appelais quand elle m'a proposé d'écrire mon nom sur son ardoise ? Que sait-elle de moi, exactement ? Et, plus important, comment le sait-elle ? Cette fois je n'y tiens plus, il faut que je lui pose la question. Qui es-tu ? D'où tiens-tu toutes ses informations sur moi ? Clymnestra esquisse un sourire gêné. C'est la première fois depuis le début de cette étrange journée que j'observe cette expression sur son visage.
— Tu loues des appartements, pas vrai ?
J'acquiesce. J'ai en effet hérité de nombreux biens immobiliers. C'est de là que je tire mes rentes.
— Tu n'y a jamais mis les pieds, je parie ! Tu ne sais même pas où se trouvent les logements dont tu es la propriétaire, n'est-ce pas ?
Je hoche la tête, une fois encore. Je ne comprends pas où elle veut en venir.
— J'ai travaillé pour une agence immobilière, lâche-t-elle.
Elle prend le temps de m'expliquer que ce n'est pas son métier. Elle a exceptionnellement fait visiter les appartements que je loue à une famille, pour dépanner un ami à elle, agent immobiliser, qui avait un empêchement ce jour-là.
— Ça m'a intrigué de ne pas rencontrer la propriétaire. Mon ami m'a dit que personne ne l'avait jamais vue. On m'a dit que c'était quelqu'un de spécial. Pour le reste, j'ai mené mon enquête.
Je ne saisis toujours pas. Pourquoi est-elle venue me chercher ? Pourquoi a-t-elle tant insisté pour que je l'accompagne en ville ? Je lui demande ce qu'elle attend de moi. Elle rit, comme toujours.
— Pourquoi penses-tu que j'attends quoi que ce soit de ta part ? De nous deux, il me semble que c'est toi qui a le plus à attendre. Si tu commençais par te l'avouer, peut-être que tu parviendrais à combler tous tes manques.
Elle n'attend rien de moi. Je ne comprends pas ses agissements.. N'y a-t-il réellement aucun but à tout cela ? Je suis de plus en plus perdue.
— Allez, j'ai promis de te ramener chez toi et de te ficher la paix. Je tiens toujours parole.
Clymnestra me tend à nouveau la main. Nous quittons l'immeuble.
Il nous faut une bonne demi-heure pour marcher jusqu'à la voiture. Clymnestra me confie un nouveau sac plastique et démarre le moteur. Cette fois, je parviens à me contrôler et le sachet reste intact. Je colle mon visage contre la vitre et regarde le paysage défiler à grande allure. La sensation de rouler m'est toujours aussi désagréable, mais je lutte pour en faire abstraction. Lorsque le véhicule passe la grille de ma propriété et que les portes se déverrouillent, étrangement, je n'éprouve pas la moindre envie de descendre.
— Qu'y a-t-il ? me demande Clymnestra.
Je ne sais pas quoi lui répondre. J'ai moi-même du mal à savoir ce qui m'arrive. Je me décide finalement à tourner la tête vers elle. Je tords mes doigts pendants plusieurs secondes. J'ai changé d'avis, je reconnais.
— Changé d'avis ? Par rapport à quoi ?
Je... Je ne veux pas qu'elle s'en aille. Peu importe qui elle est et quelles sont ses motivations. Aujourd'hui, malgré tout ce qui m'est arrivé, malgré tous les événements qui m'ont dépassée, toutes ces choses que je n'ai pas été en mesure de comprendre, j'ai eu l'impression d'exister. C'est comme si un pont s'était tendu entre mon monde et la réalité. Et je ne sais pas comment, c'est elle qui a fait ça.
Tu peux rester encore un peu, si tu veux. L'expression de Clymnestra demeure effroyablement neutre. Impossible de savoir si elle est surprise où si elle s'attendait à ce revirement. Il n'est pas improbable qu'elle ait prévu par avance que je revienne sur ma décision. Ça m'est égal.
— Si je veux ? répète-elle. Mais est-ce que toi tu veux que je reste ?
Ce n'était pas assez clair ? Ou bien veut-elle simplement que je l'exprime de manière explicite, parce qu'elle sait à quel point c'est embarrassant pour moi ? Je finis par céder. Ça me ferait plaisir que tu passes la soirée avec moi.
Un immense sourire illumine immédiatement son visage.
— Dans ce cas, je serais heureuse de demeurer encore un peu en ta compagnie.
Elle coupe le moteur. Nous descendons de la voiture.
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