10 [Et tous les sons du monde au lever du soleil]

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Installée dans un fauteuil, devant la fenêtre du salon, j'attends que l'aube se lève. J'ai encore passé la nuit à dénombrer les étoiles. Avec les larmes aux yeux, ce n'était pas facile. Je n'ai pas l'habitude de pleurer, aussi n'avais-je pas de mouchoirs. J'ai laissé les pleurs ruisseler sur mes joues tant et tant que mon visage est noyé, à présent.

Je devine la faible lumière du soleil, au loin, dessinant les contours de l'horizon. L'aube arrive. Des mouettes commencent à s'agglutiner dans la crique. Plusieurs ouvrent grand leur bec. Elles semblent se crier dessus. Je me demande parfois si le cri de la mouette est un chant mélodieux, comme on le dit parfois de celui d'autres oiseaux. En tout cas, il n'en a pas l'air ! Je me l'imagine plutôt comme une longue plainte; le genre de bruit que je ferais en ce moment si j'avais de la voix.

Le vent fait se gonfler les vagues et s'écarter les nuages. Le monde s'éclaircit peu à peu. Des vibrations viennent bientôt perturber ma contemplation silencieuse. Une voiture ? J'attends un peu. Je reste attentive. Peut-être qu'on va sonner. Au bout de quelques secondes, constatant que rien ne s'est produit, j'en retourne à mon tête à tête avec l'aube.

Autre vibration. Je me lève d'un bond et fait volte-face. J'aperçois la chatière se refermer. Le livreur ne passerait jamais de si bonne heure. De plus, je ne vois aucun colis. Je m'aventure dans le hall et le parcours du regard. Sous le vieux porte-manteau, j'entrevois alors deux grands yeux qui me fixent. J'allume la lumière.

La boule de poils écarquille les yeux et sort de sa cachette. C'est un chaton, à peine plus grand que la paume de ma main. Je m'accroupis, tandis qu'il vient à moi. Alors je l'attrape et le soulève. Il me regarde, intensément, et se met à vibrer, à la façon d'un moteur de voiture. Encore submergée de quelques sanglots, j'éclate de rire. Au même moment, la sonnette s'enclenche. Le battant de la porte s'ouvre et Clymnestra rentre dans la pièce. Je l'observe, sans même chercher à me relever. Elle est revenue. Elle jette son blouson sur le porte-manteau et fait quelques pas dans ma direction.

— Il est mignon, n'est-ce pas ? me demande-t-elle en désignant le chaton.

Je hoche la tête. Elle est revenue. J'ai peine à le croire.

— J'ai pris celui qui ronronnait le plus fort. Il est sociable. Je suis sûre que tu l'aimes déjà !

Je repose le chaton au sol et il file dans l'escalier, où il entame un violent combat contre le tapis. Je me relève lentement, sans détourner les yeux de Clymnestra.

— Je me disais que c'était dommage d'avoir une chatière juste pour des colis. Alors qu'un chat, ça égaye une maison silencieuse ! Ça m'a pris d'un coup, comme ça. Je me suis levée et j'ai été chercher un chaton. Le truc, c'est que j'avais complètement oublié l'heure. Forcément, tu te doutes qu'à passé deux heures et demi du matin, le refuge était fermé ! Mais j'ai attendu. J'ai harcelé le gérant en téléphonant chez lui jusqu'à ce qu'il daigne se lever et venir me présenter les chatons ! Ils ont appelé celui-là Cutie Pie, mais tu peux toujours changer si ça ne te convient pas...

Je pose mon doigt sur les lèvres de Clymnestra, pour l'obliger à se taire. Je ne dirai pas son nom, de toute manière. Alors il peut bien garder celui-ci. La drôle de fille me dévisage, sans chercher à se faire discrète cette fois-ci.

— Tu as pleuré ?

Je baisse la tête, comme si ça pouvait y changer quelque chose. J'ai cru que tu étais partie... Clymnestra me relève le visage.

— Je n'irai nulle part sans revenir, excepté si tu me suis.

Je me jette sur elle et me remets à pleurer. Je ne sais pas pourquoi, je n'arrive plus à m'arrêter. J'ai souffert cette nuit. Je ne veux plus qu'elle s'en aille. Je ne veux plus jamais qu'elle s'en aille ! Je la lâche et fais un pas en arrière. Je ne veux plus que tu me laisses ! Je ne veux plus avoir peur de te perdre !

— Me perdre ?

Mon cœur se remet à battre trop fort, juste pour me déstabiliser. J'aimerais pouvoir l'arrêter momentanément comme on arrête une montre. Mais je ne me laisse pas avoir, cette fois. Je passe au-dessus de ma gêne. Ma main fait un signe; un signe que j'ai appris il y a longtemps et que je n'ai fait que seule, timidement, devant certains films, les jours où je devenais trop émotive. Je t'aime.

Un sourire s'installe sur les lèvres de Clymnestra et s'élargit. Les émeraudes dans ses yeux se mettent à scintiller. Elle est éblouissante, quand la joie inonde son visage. Elle prend mes mains et glisse doucement ses doigts entre les miens.

— Dans ce cas, je crois que nous nous aimons.

Moi aussi je me mets à sourire. Mais ce sourire n'a pas le temps de s'étendre. Déjà Clymnestra a posé ses lèvres contre les miennes. J'écarquille les yeux, puis me détends et lui rends son baiser. C'est la toute première fois que j'embrasse quelqu'un et je suis probablement aussi rouge qu'une écrevisse dans une marmite d'eau bouillante ! Heureusement, il ne fait pas encore très clair.

Lorsque nos lèvres s'écartent, sans me laisser le temps de me remettre de ces émotions nouvelles, Clymnestra m'entraîne vers la fenêtre devant laquelle j'étais précédemment assise. Elle prend place dans le fauteuil et me fait signe de l'y rejoindre. Le siège étant conçu pour une personne, je me retrouve obligée de prendre place sur ses genoux. C'est loin de la déranger. Bien au contraire, elle me prend par la taille et me serre contre elle. Ensemble, nous observons l'aurore, regardons le soleil monter dans le ciel et diffuser la clarté sur le monde.

Je me demande si Clymnestra avait prévu tout cela. Elle savait tellement de choses sur moi en venant. Elle aurait pu supposer d'avance que je tomberai amoureuse d'elle. Et cette nuit, elle savait que je m'inquiéterais, non ? Elle savait que je fondrais en larmes si elle partait. Est-ce qu'elle a juste voulu le vérifier, parce que je n'arrivais pas à lui exprimer clairement mes sentiments ? Je n'en sais rien. Et dans le fond, qu'est-ce que ça change ? Elle est revenue, elle va rester et, que tout cela ait été planifié ou non, je sais qu'elle tient vraiment à moi. Tant qu'elle est là, le silence n'est plus omniprésent, le fossé entre nos mondes se trouve surplombé d'un pont et tout paraît moins obscur.

Je me sens en sécurité, quand Clymnestra est avec moi. Je pense que nous retournerons en ville. Ça me ferait plaisir. Il faut que je retourne à la bibliothèque, pour la fouiller de fond en comble. Peut-être même que j'irai faire mes courses au supermarché ! Et puis, si nous avons l'occasion, nous irons faire un tour dans le quartier où je vivais avant. Je veux lui montrer chaque petit lieu qui a marqué mon enfance et lui raconter chaque souvenir auquel il est associé !



Le jour est levé. Nous quittons le fauteuil, Clymnestra et moi. Elle décide de faire le petit-déjeuner. Pendant ce temps, je m'assieds dans le canapé. Cutie Pie en profite pour grimper sur moi et se roule en boule sur mes cuisses pour entamer sa sieste. Son ronronnement m'apaise. Je me sens légère, tranquille.

Clymnestra surgit soudain de la cuisine pour me dire que le petit-déjeuner est prêt.

— Tout va bien, Lara ?

Je pose délicatement le chaton sur le coussin voisin et me lève. Est-ce que tu avais tout prévu en venant ici ? Clymnestra s'avance dans le salon et me répond :

— On ne peut jamais vraiment rien prévoir, Lara. Je savais certaines choses sur toi en venant te trouver. Je ne peux pas nier qu'en venant ici je pensais trouver la personne que je cherchais. Mais c'est seulement sur place que j'ai appris à te connaître, que j'ai découvert qui tu étais vraiment, quelle était ta personnalité. Et, si tu veux savoir, j'ai trouvé mieux que ce que je cherchais.

Profitant que nous ayons cette conversation, je lui demande si hier soir elle a fait exprès de partir sur un coup de tête, tout en sachant que ça me blesserait.

— À vrai dire, j'espérais que ça te blesserait. Parce que si ça n'avait pas été le cas, ça aurait voulu dire que mes sentiments étaient à sens unique. Mais, je ne comptais vraiment pas partir aussi longtemps. Je crois que je me suis montrée très égoïste. Je te demande pardon, Lara.

Je ne t'en veux pas. Elle me prend dans ses bras et m'assure qu'elle ne me fera plus jamais pleurer. Peut-être qu'elle le fera, elle ne peut pas le savoir. Ce sont les aléas de la vie. Finalement, c'est un pur hasard qui l'a conduite à faire visiter un appartement que je louais. Elle ne savait même pas que j'existais avant cela. Et maintenant, elle ne sait pas non plus ce que l'avenir nous réserve.

C'est un nouveau monde, dans lequel nous venons de pénétrer ensemble, un monde où le néant côtoie l'infini, où le silence n'est plus une barrière, où les signes complètent la parole et où tout semble plus profond. C'est parce que nous sommes si complémentaires que nous avons tant besoin l'une de l'autre. Clymnestra me comprendra sans que je parle. Elle m'apprendra tout ce que j'ignore des sons de son monde. Moi, je n'ai pas idée de ce que j'ai à lui offrir. Mais elle, elle doit le savoir.



En entrant dans la cuisine, j'ouvre un placard sur ma gauche et en extirpe un poste de radio. Je ne m'en suis jamais servi. Jusque là, je n'en voyais pas l'intérêt. Je le branche et l'allume. Je demande à Clymnestra de régler la fréquence.

— Tu ne vas rien entendre, Lara.

C'est vrai, mais je saurai qu'il y a de la musique. Elle rit, me prend le visage à deux mains et me plaque un baiser sur les lèvres. Je n'entends pas la musique, mais il me semble sentir de légères vibrations du côté des enceintes. Clymnestra se met à chanter à tue-tête. J'arrive à peu près à suivre les paroles. Je ne saurais jamais l'air mais, au fur et à mesure que le volume de sa voix augmente, je perçois un lointain écho. Cet écho, qui m'évoque un son magnifique, il suffit à me rendre joyeuse.

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