2.2.3
« Hey, mec ! Ça fait un bail ! Comment vas-tu ? »
Une franche pression sur son épaule le sauva de ses élucubrations absconses. Theo se retourna. Rob Wiggins lui souriait jusqu’aux oreilles avec son air d’imbécile heureux, un sourire qui étirait sa grande bouche aux lèvres minces, affichait ses petites dents écartées, plissait ses yeux de filou et creusait sur ses joues maigres des fossettes guillerettes. La vingtaine, c’était un énergumène au physique très sec, d’une nature enjouée. Son corps nerveux de bonne stature débordait de joie de vivre et d’énergie. Vêtu de son habituelle casquette de Baker boy, de son knickerbocker et de ses chaussettes montantes, sa veste bayait sur ses bretelles, grande ouverte tout comme ses longs bras avec lesquels il l’accueillait. Theo n’eut pas le temps de l’arrêter. Il se prit une tape bien vigoureuse sur l’épaule et se retrouva pousser dans l’autre direction.
« On ne te voit plus du tout au pub, ces temps-ci ! Allez, viens ! Allons boire un coup ! Pete sera ravi. »
L’invitation enchanta Theo et lui évita de rentrer dans un appartement vide pour y tourner comme un lion en cage en attendant le retour de sa sœur sortie batifoler avec Dickie Dick. Une virée au pub lui changerait les idées. Rob travaillait aux Docks de St Katherine dans l’East End. C’était un fripon invétéré qui connaissait toute la crème écumeuse des bas-fonds de Londres. Assez futé pour jouer l’agent double, descendant prétendu du célèbre Wiggins de Baker Street, il renseignait à l’occasion Scotland Yard sur de petits délits, et parfois, souvent, les égarait lors d’ennuyantes enquêtes. Il n’avait jamais été suspecté dans une affaire. Theo n’en savait pas plus sur ses activités illégales, sauf qu’il trempait dans un réseau de recel de contrebande.
Son frère aîné, dix ans plus vieux que lui, c’était Pete Wiggins, le patron du Lion Arms. Une machine à tuer : plus de six pieds de haut, près de deux cents livres de muscles, autant dire qu’il en imposait. Ancien boxer, catégorie poids lourd, il avait eu son heure de gloire dans ses jeunes années, et sa carrière avortée s’était achevée ici dans des combats illégaux du Lion Arms. La trentaine, il n’avait pas perdu sa carrure herculéenne, même si les litres de bière commençaient à s’engorger dans ses poignées d’amour. De sombres rumeurs circulaient sur les raisons de son brusque arrêt. Si ces ennemis alléguaient qu’il s’était ramolli et avait enchaîné les déculottées, d’aucuns murmuraient qu’il aurait tué un adversaire lors d’un combat. Un autre racontar, bien moins répondu, laissait entendre qu’il avait simplement raccroché à la demande d’une femme. Pour Theo, Pete était seulement un bon gars du quartier qui s’occupait, à ses heures perdues, de donner des cours gratuits de boxe aux jeunes vauriens du coin. Ça n’allait pas plus loin.
L’entrée principale du Lions Arms se situait au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble de brique sur Gerrard Street. Assez exiguë, la façade lambrissé et peinte en noir comprenait une seule vitrine, cachée derrière la grille d’une cour anglaise et ourlée d’une bande publicitaire pour la vente d’alcool. Au-dessus se trouvaient l’enseigne en capitales dorées et à côté, la grande porte de bois à carreaux ondulés bien cachée dans un renfoncement couvert d’une marquise. À cette heure de l’après-midi, l’établissement était clos, enfin seulement sur l’écriteau. Rob détenait la clé de l’entrée secondaire dans une venelle du côté de Macclesfield Street. Theo accota son vélo dans le maigre couloir et suivit Rob jusqu’à la salle principale. Le jour extérieur perçait depuis la vitrine à l’autre bout de la pièce complètement déserte. Les chaises étaient renversées et posées sur les tables. Le parquet venait d’être ciré. Rob passa d’abord la tête par les escaliers qui menait à l’étage et appela son frère, puis il se dirigea vers une porte de métal jouxtant celle des sanitaires et l’ouvrit d’un geste vigoureux.
Cette fois-ci, lorsqu’il héla Pete, celui-ci lui répondit de sa grosse voix enrouée. Le patron du Lion Arms remonta et trouva les deux jeunes attablés au comptoir devant une généreuse pinte de bitter que son malappris de cadet s’était permis de servir sans son autorisation. Bien plus volumineux que son frère, il avait néanmoins avec lui de nombreux traits communs : mêmes oreilles décollées, même nez busqué, mêmes cheveux châtain blond et mêmes yeux noisette foncé. Pete salua les deux amis d’une accolade et s’installa à sa place habituelle, derrière le comptoir.
« Charlie est en bas avec les sacs de sable », signala-t-il en grattant la barbe de trois jours qui couvrait sa mâchoire carrée.
Le jeune en question, de la même génération que Rob et Theo, avait débuté l’entraînement avec eux vers seize ans, il vivait à présent chez sa petite amie à Spitafield, mais il revenait régulièrement et participait aux combats clandestins du Lions Arms. Il venait de décrocher sa dixième victoire consécutive, et Pete s’enthousiasmait de ses succès, à travers lequel il revivait les siens. À l’inverse, il déplorait que Theo ait abandonné la boxe pour lui préférer ses études, ses livres et sa musique, son train-train quotidien en somme, dans lequel il végétait parfois comme il avait une répugnance marquée à bouleverser ses habitudes. Cela faisait presque deux ans qu’il avait arrêté, il ne se montrait plus guère que pour boire comme une éponge, et Pete ne se refrénait pas pour le lui reprocher. Il avait une si belle combativité et c’était sur le ring qu’il l’exprimait le mieux, avec cette insatiable ardeur de vaincre qui avait jadis forcé au respect ses plus orgueilleux rivaux. En ce moment cependant, son âme ne se troublait point de fureur, mais de dépit. Les frères Wiggins s’en apercevaient malgré cet entrain apparent dans sa voix. Pete finit par lui demander :
« Et toi, comment ça va ? Tu as l’air un peu déprimé, je me trompe ? »
Theo soupira. Décidément, tout le monde semblait observer chez lui de l’abattement, alors que lui ne s’en rendait même pas compte.
« Ai-je une tête si horrible que ça ?
— Tu n’as pas idée ! s’exclama Rob. Et c’était pire encore quand je t’ai trouvé. On aurait dit une âme en peine ! Ne me dis pas que c’est une poulette qui te met dans cet état ! »
À ces mots, le front de Theo se froissa, ses dents grincèrent, ses sourcils se froncèrent, ses poings se fermèrent, chaque infime portion de son corps se crispa de nervosité, puis il soupira, ses épaules s’affaissèrent, ses mains se rouvrirent, il leur adressa un hochement de tête et se noya dans la bière. Sa réaction éloquente ne nécessitait pas de réponse orale. Pete lui tapota l’épaule.
« Peut-être devrais-tu descendre avec Rob retrouver Charlie au sous-sol… »
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