2.3.1

6 minutes de lecture

XVIII

Il n’était pas un bagarreur né. À l’école privée pour garçons où il faisait sa scolarité, William Theophile Wintersley était à onze ans un élève brillant et studieux qui, à l’inverse des Parker et compagnie, les terreurs de la cour de récréation, se montrait généralement respectueux envers le règlement et l’ensemble du corps enseignant. Son caractère franc et entêté lui causa néanmoins lors de sa première année quelques difficultés à s’intégrer, d’autant qu’il était le « fils du Duc de Twynham », un statut social qui tendait à l’éloigner du commun des élèves et à l'isoler. De jalousie ou de crainte, les autres garçons le rejetèrent d’abord, mais Liam était doué d’une nature très sociable et d’une personnalité rayonnante : il attirait naturellement les sympathies, et il finit par se lier d’amitié avec la grande majorité.

Ce fut Mickaël Copper, une petite tête ronde et blonde à lunette, tout chétif, tout maigrelet, et toujours enrhumé, désigné à perpétuité depuis le début de sa scolarité comme souffre-douleur des plus grands, qui, le premier, osa s’adresser à lui. Les deux garçons s’apprécièrent dès l’abord, et l’amitié sincère qui en naquit eut pour incidence positive de décourager les persécuteurs de l’un et d’estomper l’image de noble vaniteux de l’autre. Ce premier pas fut suivi par beaucoup d’autres, et tous ceux que le jeune lord intriguait vinrent à leur tour lui parler. Les deux amis ne se quittèrent plus tant à l’école qu’au dehors. Les Copper habitaient le voisinage de Cliffwalk House : Liam, Mick, ainsi que Dorothy Mutton se retrouvaient souvent dans les bois magiques de la propriété pour s’amuser. Ensemble, les enfants revisitaient dans leur jeu les enquêtes de Sherlock Holmes.

Cependant, dès que le jeune lord avait le dos tourné, Mickaël restait à l’école pour Parker et sa bande une cible facile. Il se trouva qu’à la rentrée de 1926, celui-ci se mit en tête d’organiser des combats de boxe dans la cour de l’école. Les plus téméraires et les plus vaillants montaient sans crainte dans l’arène pour terrasser de pauvres victimes élues pour leur indolence supérieure. Mickaël, à ce titre, constituait un adversaire de choix, et Dieu sait comment il se retrouva sur le ring à affronter le grand, le baraqué, le tout-puissant Parker. Liam, nourri aux histoires de chevalerie depuis le berceau, sentit le devoir l’appeler : il accourut à la rescousse de son ami avec quelques braves et déclencha une bagarre générale des plus sanglantes. Comme les adversaires avaient chacun du répondant, on se rendait coup pour coup, et sans ménagement. Les nez en sang, les yeux au beurre noir, les genoux écorchés, les ecchymoses constituèrent le lot commun de nombre de belligérants. Parker venait d’enfoncer son poing dans l’orbite du jeune lord quand les enseignants, alertés par la cacophonie de la mêlée, mirent fin au pugilat. Les deux meneurs présumés, Liam et Parker, atterrirent dans le bureau du directeur et écopèrent chacun d’une fustigation, d’une mise au piquet et d’un pensum.

Par malheur, l’affaire ne s’arrêta pas là. Le duc mis au courant de la rixe fit mander son fils dans son cabinet de travail. Liam entra d’un pas rétif avec son cocard et ses pansements aux genoux pour répondre de ses actes. Avec une tête pareille, il était inutile de faire l'innocent. Il se savait condamné, mais il ignorait à quelle sauce il serait mangé, et incapable de se détacher de l’inéluctable finalité, il cherchait dans sa tête tous les chemins qui l’y mèneraient. Comme à l’accoutumée, son père le fit asseoir en face de lui, de l’autre côté de son massif bureau de chêne. Les bras croisés avec son port droit de militaire, il le dévisageait. L’expression de son visage demeurait impénétrable dans le contrejour de la fenêtre. Il n’était qu’une silhouette opaque, immobile et imposante qui le surplombait. La tête rentrée entre les épaules, Liam faisait le dos rond, attendant avec angoisse le début du réquisitoire qui le chargerait sur le banc des accusés.

« William Theophile Wintersley, te voilà joliment fardé, remarqua son père d’un ton ennuyé. Peux-tu m’expliquer ce qu’il t’est arrivé ?

— Il y a eu une bagarre à l’école, bredouilla-t-il confusément. À cause de Parker et de sa bande. Ce sont eux qui ont commencé ! Ils forçaient tout le monde à participer à leur combat de boxe. Mais moi, je vous jure, je voulais seulement les arrêter…

— Vraiment ? Alors, pourquoi n’es-tu pas allé voir un surveillant ? Ne penses-tu pas qu’il aurait été plus judicieux de prévenir un adulte au lieu de foncer, la tête baissée, dans la mêlée ?

— Je n’ai pas réfléchi…

— Tu n’as pas réfléchi ? répéta le duc avec emphase, en s’appuyant de ses coudes sur le plan de bois. Tu t’es couvert de ridicule, William ! Et tu m’as couvert de ridicule ! Tu t’es battu avec ce moins que rien comme un moins que rien. Vos bagarres dans la cour de l’école, ce ne sont pas des combats, c’est du grand n’importe quoi ! Je suis vraiment déçu par ton comportement. Tu n’aurais jamais dû rentrer dans leur jeu. Enfin, dis-moi, est-ce que tout cela en valait la peine ? As-tu au moins gagné ton combat ?

— Non, avoua le jeune lord en baissant la tête. Les maîtres sont venus nous séparer.

— Mais tu étais en train de perdre, devina son père. Leur intervention t’a épargné l’humiliation complète. Ce garçon, ce Parker, il pourra toujours se vanter d’avoir mis son poing dans la figure d’un fils de duc, mais toi, quels lauriers auras-tu récoltés ?

— Je n’ai pas fait cela pour les lauriers !

— Alors pour quelle raison, au juste, t’es-tu impliqué dans cette grotesque bagarre ?

— C’était pour sauver mon ami Mick. Il se faisait maltraiter par Parker et sa bande.

— Alors, c’était un acte d’héroïsme ! » conclut son père avec surprise, puis il soupira de dépit, se redressa dans son siège et croisa les bras. « Ton stupide sens de la justice ne cesse de m’énerver. Tu t’es fait ridiculiser par ce Parker et tu t’es fait mettre au piquet avec lui devant tous tes petits camarades, pour quoi ? Une question d’héroïsme ? Mon garçon, tu ne peux même pas te battre pour défendre ton propre honneur et tu voudrais défendre celui de quelqu’un d’autre ?

— Mais le combat était inégal ! protesta Liam. Parker, il est en neuvième année et il fait le triple de Mick !

— Un combat est toujours inégal. C’est l’essence même de tout combat que de déterminer qui est le fort et qui est le faible, qui gagne et qui perd. S’il n’y avait pas d’inégalité, il n’y aurait ni vainqueur ni perdant. Les Hommes se battent depuis la nuit des temps. C’est dans leur nature. Chacun veut le pouvoir, l’argent, la gloire. Mais pour qu’il y ait des puissants, il faut qu’il y ait des faibles. C’est inévitable. Le monde se divise en ces deux catégories, et le combat est le premier moyen que l’Homme a employé pour se départager. Tu as la chance d’être né du bon côté, d’être né noble dans notre société. J’ai fait la guerre, fiston, et je peux te dire que ce n’est pas les lords que la Patrie envoyait mourir en première ligne. Un vrai combat n’a rien à voir avec vos bagarres de cour d’école, c’est une affaire d’hommes, et peut-être un jour devras-tu y faire face, mais, pour le moment, tu es toujours un enfant. Tu dois respecter les règles et obéir à mon commandement. C’est comme cela que ça marche : tous les enfants du pays suivent les ordres de la Patrie. Et toi, mon fils, il faut que tu comprennes que pour rester au-dessus des autres, tu dois savoir tenir ton rang. Ne te rabaisse pas au niveau de ce Parker et de sa bande. Tu vaux infiniment plus que lui. Tu dois te montrer beaucoup plus malin que ça. Te rends-tu compte que tu lui as donné l’opportunité de t’humilier et d’humilier ainsi le nom des Wintersley ?

— Mais quel honneur me resterait-il si je ne viens pas au secours de mon meilleur ami ? N’est-ce pas, en ce cas, couvrir de honte le nom des Wintersley que de fuir ? »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Ann Lovell ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0