2.5.2
C’était son premier hiver à Cliffwalk House. À l’occasion du bal et du réveillon de Noël, William Theophile Wintersley avait rencontré sa grand-mère paternelle, la duchesse douairière, Eleanor Wintersley. La noble dame qui séjournait au manoir était l’objet de toutes les attentions. La première chose qu’elle lui dit à son arrivée fut :
« Vous devez m’appeler Votre Grâce. »
Puis elle lui tourna le dos et ajouta en s’éloignant :
« Voilà donc le fils de cette traînée. »
Pas une fois, Liam ne vit cette espèce de harpie aux traits de vieille chouette desséchée esquisser un semblant de sourire. Lady Annabel, sa marâtre, n’était guère plus appréciée que lui. Celle-ci s’évertuait pourtant par tous les moyens à satisfaire sa belle-mère, elle se laissait tout bonnement écrasée, humilier, vilipender, elle l’appelait Votre Grâce, et s’excusait alors que c’était elle, la véritable duchesse de Twynham. Mais de tous, la plus à plaindre restait la jeune Alice, âgée de six ans. Elle faisait fonction de parfait paratonnerre aux foudres de sa grand-mère. Tant qu’elle se trouvait à portée, tous échappaient à ses avanies et à ses violentes diatribes. Pourtant, elle observait en sa présence un comportement irréprochable et souffrait sans broncher ses sermons immérités. Nul ne pouvait expliquer raisonnablement cette aversion que sa grand-mère lui portait. Mais à l’image de cette haine maladive pour sa petite-fille, l’amour de la duchesse douairière était pareillement, tout aussi maladif, et se concentrait sur un unique objet : son fils, le grand, le noble, le merveilleux, William Harris Wintersley, duc de Twynham. Alors lorsqu’elle déclara à son petit-fils : « Vous ressemblez beaucoup à votre père quand il avait votre âge » d’un air pincé et méchant, celui-ci ne réalisa pas sur l’instant que c’était le plus grand compliment qu’elle pouvait lui faire.
Le jeune garçon l’évitait autant qu’il le pouvait, il se sentait très mal à l’aise en sa présence, comme un peu tout le monde en vérité. Ce vieux dragon n’avait pas besoin de parler pour insuffler la crainte autour d’elle, il lui suffisait de souffler dans une pièce pour que l’atmosphère se chargeât aussitôt d’une oppressante odeur de danger. Les gens refluaient d’instinct dès qu’elle approchait, la bonne société préférait ne pas l’inviter, les valets et les femmes de chambre rechignaient à la servir, et même son fils était toujours surchargé de travail dès qu’elle venait le visiter. Les enfants se tenaient au garde-à-vous et rasaient les murs quand ils la voyaient, mais à vivre leur vie, rapidement, ils l’oubliaient. Pourtant, cette folle monomaniaque ne rôdait jamais bien loin : elle avait le passe-temps dérangeant de les épier et surgissait souvent de nulle part pour les gronder.
Cet hiver-là, en plus de rencontrer sa grand-mère, Liam découvrit Noël selon les mœurs de Cliffwalk House. Les fastes de la fête et la majesté du sapin l’éblouirent, la suavité des plats l’enivra, la pléthore de cadeaux le combla. Il profita tout à son aise des commodités de la richesse, mais il regretta amèrement l’absence de ses grands-parents maternels et de sa mère décédée, l’absence de la tendresse humaine et de l’esprit de Noël en fait. Le feu crépitait dans la cheminée sans jamais faiblir grâce aux bons soins de la domesticité et pourtant, il lui semblait que cet immense et austère salon ne se réchauffait jamais. Pour ce jeune garçon qui venait l’année même de perdre sa maman, les festivités furent aussi dures et froides que l’argenterie de la table. Le souvenir chaleureux de sa famille maternelle à Londres et des Noëls passés dans la douceur calfeutrée du foyer se rappelait souvent à lui en comparaison avec ce qu’il vivait dans ce monde luxueux, cérémonieux et guindé, plein de dignes personnages collet monté, où le sort l’avait été jeté. Liam ne s’y sentait pas à sa place et pire encore, il lui semblait qu’on l’avait arraché la mort dans l’âme à sa véritable maison. Noël étant propice à la sentimentalité, le jeune garçon pleura beaucoup lors de ce premier hiver à Cliffwalk House.
Pour ajouter au climat de tension, son arrivée nouvelle perturbait énormément sa jeune sœur qui perdait ses fragiles repères. Son sentiment d’insécurité se trouvait décupler par cet individu, étranger de son état, qui non seulement s’imposait comme son aîné, mais qui en plus recevait le même traitement qu’elle. Alice réalisa qu’elle devrait désormais partager avec lui toutes ses prérogatives d’héritière, ce qui revenait à diviser par deux le peu d’affection parentale qu’elle recevait. Alors, lorsque le père Noël apporta à son frère de nombreux livres, puzzles et une boîte de couleurs alors qu’elle était d’ordinaire la seule enfant de la maison à être gâtée, elle ne put le supporter : elle piqua des crises de jalousie et des caprices à n’en plus finir. Le quotidien de Liam qui traversait déjà une passe difficile devint cauchemardesque. Les adultes, loin de leur apportait soutien et réconfort, exacerbaient les querelles fraternelles. Avec Eleanor Wintersley sur l’échiquier, le jeu des forces en présence atteignait son acmé. Les grandes personnes dans leur conflit silencieux et secret transportaient le poids des intérêts sur les frêles épaules des deux héritiers. Ils étaient comme ces Dieux antiques qui, pour une pomme de discorde, avaient envoyé à la guerre deux civilisations entières, et frère, et sœur se retrouvaient donc à s’entredéchirer sous l’impulsion de forces occultes qui les contrôlaient.
Bien décidée à recouvrer sa primauté d’unique héritière, Alice jugea que les cadeaux de Noël de son frère lui revenaient. Un puzzle en particulier, une carte du Royaume-Uni de mille pièces, qui accaparait l’attention du jeune lord faisait l’objet de sa convoitise. Alice exigeait d’y jouer, Liam, comme à l’accoutumée, s’y opposait, et la sœur investissait la chambre du frère pour le faire capituler. C’était entre eux un schéma de dispute classique qui avait déjà, plus d’une fois, fait ses preuves. Dans ce genre de situation, l’enjeu majeur pour Liam consistait à repousser l’envahisseur. Sa méthode ultime et favorite pour la forcer au repli consistait à menacer de tuer Penny, une horrible poupée de chiffon jauni, échevelée de brin de laine, sans nez, sans yeux, sans bouche, que sa sœur tétait encore comme un doudou à ses heures perdues. Sordide et informe, le jouet écœurait lady Annabel qui ne pouvait souffrir de voir sa fille le balader partout. Ce fut un combat acharné avant qu’elle ne parvînt à s’en débarrasser. Chargée des transferts affectifs de la jeune Alice, la poupée constituait pour elle un stabilisateur émotionnel. Liam, en prenant Penny en otage, détenait entre ses mains un moyen de pression direct sur le cœur de sa sœur, et il l’agitait justement par la fenêtre de sa chambre : son bras tendu au-dessus du vide menaçait de la précipiter du haut du premier étage. Alice était au supplice, persuadée que la chute tuerait sa Penny adorée.
À force de fanfaronner, avec Alice en pleurs qui, penchée sur l’appui de fenêtre, essayait de récupérer sa poupée, Liam la lâcha dans un moment de panique pour retenir sa sœur prête à se jeter dans le vide. La fillette la regarda tomber, hurla à la mort et voulut sauter, mais son frère l’en empêcha. Alors elle entra dans une rage folle. Atterré, William Theophile Wintersley vit sa diablesse de petite sœur balayer le puzzle sur lequel il s’était escrimé deux jours durant et qu’il avait presque complété. À son tour énervé, le jeune garçon colleta la fillette par derrière et l’envoya valser contre le lit. Alice se fendit la lèvre contre l’arête du sommier, fit volte-face aussitôt et fonça sur frère, comme un taureau que la vue du sang avait enragé. Ils roulèrent sur le grand tapis bleu nuit : la sœur donnait des coups de pieds et mordait en veux-tu en voilà ; le frère tentait de l’immobiliser. Il se faisait souvent très mal, l’un, l’autre, mais avec l’adrénaline et la fureur, aucun d’eux ne le ressentait. Plus âgé et plus fort, Liam prenait l’avantage sans difficulté. Il l’écrasait de tout son corps pour l’empêcher de répliquer, l’étranglait quelques secondes pour l’obliger à se calmer et tirait sur sa longue chevelure blonde ébouriffée jusqu’à ce qu’elle éclatât en sanglots. La bagarre se déroulait selon l’enchaînement traditionnel et n’avait, pour ainsi dire, rien d’exceptionnel : s’entr’égorger avait été intégré par l’un et par l’autre, comme une dynamique naturelle dans leurs rapports et essentielle à la résolution des conflits. Frère et sœur étaient simplement en train de faire connaissance, si l’on peut résumer les choses ainsi.
La bataille aurait pris fin avec le retrait d’Alice et, pour l’un comme pour l’autre, la vie aurait repris son cours paisible, mais Eleanor Wintersley pénétra, ce jour-là, dans la chambre de Liam. Son visage aigri se décomposa à mesure qu’elle les observa, pris au corps à corps, à se rouler sur le tapis. Outrée, la vénérable duchesse cria au scandale :
« Liam ! Alice ! Qu’êtes-vous en train de faire ? Quelle horreur ! Écartez-vous ! Pour l’amour de Dieu ! N’avez-vous donc pas honte ? Vous toucher comme cela, entre frère et sœur ! C’est un grave péché ! Cela s’appelle de l’inceste ! Vous serez puni pour cela, vous brûlerez en Enfers, vous m’entendez ! Écartez-vous ! Encore ! Plus loin que ça ! »
Elle se rua vers eux, attrapa la fillette au poignet et la traîna à l’autre bout de la pièce, tout en se répandant en invectives contre elle :
« Bon Dieu ! Regardez votre tenue, petite dévergondée ! N’avez-vous donc point de pudeur ? »
Sa main balaya la joue d’Alice d’une gifle rapide.
« Si jeune et déjà si dépravée ! Je vais vous apprendre à bien vous comporter ! Vous ne nuirez plus jamais à cette famille ! Je vous en empêcherai ! Et vous Liam, à quoi pensiez-vous donc ? »
Elle se tourna vers lui et s’approcha en le menaçant de son index accusateur.
« Vous êtes un jeune lord à présent, et non un palefrenier ! Votre conduite se doit d’être exemplaire ! N’avez-vous donc point de tête ? Servez-vous-en, réfléchissez ! C’est votre sœur ! Vous ne devez pas la toucher ! M’avez-vous bien comprise, Liam ? Restez loin d’elle ! Je vous défends de l’approcher ! Et vous de même, petite dévergondée ! aboya-t-elle en se braquant vers la fillette. Si je vous surprends encore avec votre frère, je vous ferai enfermer ! Vous m’avez bien comprise ? Enfermer ! »
Eleanor Wintersley quitta la chambre en remâchant : « Quelle déchéance ! » et tomba nez à nez sur lady Annabel qui avait accouru, alertée par les vociférations. À sa vue, la mégère se jeta sur elle et poursuivit son interminable diatribe :
« Vraiment, vous me décevez très chère ! Comment avez-vous donc élevé cette traînée ? Je n’ai pas fait de vous l’épouse de mon fils pour que vous failliez à tous vos devoirs ! Vous êtes une incapable ! Pour une lady de votre lignage, c’est une honte ! »
Lady Annabel avait espéré ramener sa fille dare-dare dans sa chambre, mais la Duchesse douairière ne cessait de lui adresser de cinglants reproches ; alors elle n’osa pas l’offenser en esquivant son réquisitoire enflammé et suivit docilement sa belle-mère qui redescendait au rez-de-chaussée et continuait de l’humilier par ce blâme plein de supériorité.
Les enfants restèrent seuls, debout à vingt pieds l’un de l’autre, pareillement médusés par le tourbillon hurlant de réprobations qui leur avait écorché les tympans. Liam, âgé de dix ans, en avait à peine saisi l’idée principale ; quant à Alice, six ans, elle n’y entendait rien, mais même s’ils ne comprenaient pas la totalité de ce qui leur était reproché, l’effroi qu’Eleanor Wintersley leur avait insufflé suffisait à leur passer l’envie de recommencer, du moins en sa présence. La fillette pleurait doucement, sans rage, ni irritation, une longue complainte atone, dont les notes larmoyantes se plantaient directement dans le cœur de son frère. Il voulut l’enlacer pour la consoler, mais l’injonction de la duchesse douairière résonna à ses oreilles : « Restez loin d’elle ! » Ces mots impérieux enchaînaient ses bras et le muselaient. Toutes les manières de se rapprocher d’elle, fut-ce seulement en paroles, lui paraissaient déplacées. Il craignait qu’il y ait quelque chose de mal, d’impur, de prohibé. Alors, sans rien dire, il la regarda s’en aller en traînant le pied. Il la revit quelques instants plus tard sous sa fenêtre. Alice récupéra Penny, la serra contre son cœur, éclata en sanglots et tomba à genou dans l’herbe humide. Liam s’écroula à son tour sur l’appui de fenêtre. L’amertume lui arracha des larmes esseulées, en échos anonymes à celles que sa sœur versait.
Jusqu’au départ de leur grand-mère, les enfants ne s’adressèrent plus la parole, et par un tacite consensus, il en fut de même à chacun de ses séjours. Cet événement inhiba le développement des rapports entre frère et sœur. Liam s’effrayait de se rapprocher d’Alice, toutes démonstrations affectives le répugnaient, ses gestes au lieu d’être naturels et spontanés, s’encombraient de scrupules inutiles que seule la violence des querelles parvenait à lui faire oublier, et quand le temps, à son tour, commençait à les estomper, la visite soudaine d’Eleanor Wintersley venait lui rappeler quelle distance il devait respecter.
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