2.6.1
XXI
« Je vais y aller ! déclara Theo en réajustant son nœud de cravate dans le miroir accroché dans le hall d’entrée. Je t’ai laissée des sous pour les emplettes sur le buffet. »
Alice arriva quelques secondes plus tard sur le seuil du vestibule, encore pyjama et en chaussons. Elle comptait la monnaie.
« Tu es généreux aujourd’hui ! railla-t-elle. Est-ce que nous fêtons quelque chose ?
— Ne sois pas si mauvaise langue. C’est pour que tu puisses te racheter des robes. Tu n’en as pas beaucoup, tu n’arrêtais pas de me le répéter, et… vu que tu en as une en moins à cause de moi, disons que je paie les réparations. Mais n’achète pas n’importe quoi. Sois un peu raisonnable, c’est tout ce que je te demande.
— Si droit ! J’en ferai bon usage ! »
Elle fit mine d’embrasser, les yeux brillants de vénalité, le joli billet de deux livres et souffla le baiser vers lui, en lui disant merci. Theo se formalisa, Alice en rit. Le jeune homme s’arma d’un chausse-pied et s’assit sur un tabouret pour enfiler sa paire de derbys.
« Je rentrerai peut-être un peu tard.
— Tu vas voir Baby ?
— Non, pas ce soir, mais demain oui. Nous sortons avec des amis. Aujourd’hui, je passe juste voir un copain au pub. J’en aurai pour une heure ou deux au maximum.
— Comment est-elle, Baby ?
— Qu’est-ce qui te prend de me poser ce genre de questions de si bon matin ?
— Ça me trotte dans la tête depuis hier. Je trouve qu’elle est bizarre de te laisser faire ce que tu veux avec d’autres filles.
— Et c’est toi qui dis ça ? Tu es bien plus bizarre qu’elle. Elle et moi avons un arrangement : chacun fait ses petites affaires de son côté, elle a les siennes et j’ai les miennes.
— Était-elle avec un autre homme le soir où nous nous sommes rencontrés au Café Anglais ? »
Theo se figea à la compréhension de la question, il se mordit la lèvre et reprit le laçage de ses chaussures. Pas d’enjolivements, pas de sentimentalité : mieux valait encore la blesser par la vérité factuelle que de lui révéler son pernicieux revers.
« En effet, elle était avec un autre homme ce soir-là.
— Je vois, opina Alice d’un hochement de tête. Je m’en doutais un peu… »
Mais l’entendre de vive voix restait douloureux. L’existence de Baby la taraudait. Souvent, comme une ombre insaisissable, ce nom hantait ses pensées et l’angoissait. Après tout, ce soir-là, son frère l’avait utilisée comme son bouche-trou. Qu’est-ce qu’il pouvait bien lui trouver ? Elle aurait voulu la rencontrer pour juger d’elle-même de son charme et de ses qualités, mais elle craignait de les voir ensemble embaumant l’amour à plein nez. Alors, elle serait forcée d’admettre que pour « Theo », « Carole » n’avait jamais compté. S’il la considérait en tant que femme, ce serait seulement par pitié.
« Ce n’est pas une raison pour bouder, gronda gentiment son frère, posté devant la porte d’entrée. N’oublie pas : ne gaspille pas l’argent que je t’ai laissé à tort et à travers ; ne te laisse pas entraîner n’importe où ; ne parle pas avec n’importe qui ; sois rentrée pour cinq heures et demie… ai-je oublié quelque chose ?
— Fermer la porte…
— …à double tour, celle de l’appartement et celle de la cage d’escalier, et n’ouvre pas aux inconnus. Je serai rentré pour dîner. À ce soir. »
Comme il ouvrait la porte pour sortir, Alice l’interrompit soudain d’une voix embarrassée :
« Liam ! Attends ! J’ai quelque chose à te demander…
— Vite, alors !
— J’ai rendez-vous… avec Dickie Dick, aujourd’hui, bafouilla-t-elle. Je voulais savoir si je pouvais y aller. »
Le visage de son frère se froissa de contrariété. Le métis était le point de départ de leur querelle de la veille, et après la scène qu’il lui avait faite, s’il obstinait à s’y opposer, il passerait pour pire qu’Othello, alors…
« Bien sûr ! Pourquoi voudrais-je t’en empêcher ? Tu fais ce que tu veux. »
L’aveu arraché l’étrangla de dépit, d’autant qu’il ne comprenait vraiment pas ce que ces deux-là avaient de si important à se dire pour qu’elle le revît encore aujourd’hui. Theo resta planté dans l’entrée à la dévisager.
« Qu’attends-tu comme ça ? Un baiser d’au revoir avant de t’en aller ? » lui demanda sa sœur d’un ton taquin.
Il claqua la porte sans plus tarder. Alice s’empressa de se préparer. Elle se nettoya de la tête aux pieds, arrangea ses cheveux en chignon, se pouponna jusqu’au bout des ongles et sortit une bonne heure plus tard, vêtue de sa plus belle robe de jour.
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