2.6.3

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Alice sortit de la boutique extrêmement déçue, un peu désemparée et inquiète aussi d’avoir rencontré son fiancé. Elle remonta Piccadilly perdue dans ses pensées. Sir Regis séjournait à Londres, ça n’avait rien d’extraordinaire, son père devait aussi s’y trouver. Le siège de Wintersley’s Electronics se situait tout près d’ici, dans Westminster, et les deux associés passaient en capitale presque six mois complets. Le risque de les croiser par hasard restait raisonnable du fait qu’ils ne fréquentaient pas les mêmes sociétés. La jeune lady conclut qu’elle devait à tout prix éviter les endroits cossus, dont la boutique de Mrs Joyce représentait un parfait exemple, d’autant qu’elle se situait dans Mayfair, un quartier fortuné, ce qui constituait de base un danger…

« Alice ! Où courrez-vous donc comme ça ?

— Dickie Dick ! Pardon, je rêvassais. »

Dans un complet blanc d’été, coiffé d’un canotier, le jeune métis l’attendait, appuyé contre la barrière métallique qui bordait Green Park. Il lui emboîta le pas, et ils rejoignirent d’un commun accord l’entrée des jardins.

« Alors dites-moi comment s’est déroulé votre entretien ?

— Je suis désolée, Dickie Dick. Vous m’aviez recommandée personnellement et je ne me suis pas montrée digne de votre soutien. Mrs Joyce ne m’a pas retenue pour le poste.

— C’est moi qui suis infiniment désolé, ma chère. Je sais combien vous teniez à décrocher cet emploi. »

Tout en conversant, ils s’enfonçaient sous l’ombre des platanes, dans l’allée bordée de leurs troncs. De part et d’autre s’étendaient de vastes pelouses, où étaient allongés sur de grandes nappes, de rares flâneurs venus profiter d’un soleil lunaire enveloppé d’un voile de mousseline blanche. Le parc, loin d’être bondé, n’accueillait que quelques dames avec leurs poussettes, des travailleurs qui traversaient pressés et des clochards lambinant sur les bancs. C’était une paisible fin de matinée que seul le babil des oiseaux venait troubler.

« Vous connaissez Lyons’ Tea ? demanda Dickie Dick. Ils ont plusieurs Corner Houses en ville. Je connais quelques personnes employées là-bas. Je suis sûr que vous feriez une parfaite Nippy ! Les horaires sont assez infernaux, mais le salaire est plutôt bien payé pour un travail de serveuse. Et vous pourriez même avoir de beaux pourboires !

— J’ai bien peur que ce ne soit pas possible. Je dois être rentrée à l’appartement pour cinq heures et demie.

— Mais pourquoi donc ?

— À cause du couvre-feu, mon cher ami ! ironisa Alice. Ce sont les ordres de mon très cher frère.

— Quel dommage ! s’exclama le métis. Vous auriez été ravissante dans leur uniforme !

— C’est vrai qu’il est charmant ! soupira Alice. Ce n’est pas le plus important, mais c’est assurément un avantage ! Mon frère m’agace. Je ne peux tout de même pas laisser passer toutes les offres qui me plaisent, simplement parce qu’elles ne correspondent pas à ses horaires. Comment suis-je supposée trouver un emploi avec cet imbécile qui ne me lâche pas ?

— C’est qu’il s’inquiète beaucoup pour vous.

— J’ai plutôt l’impression qu’il craint que je bouleverse sa petite vie et qu’il préfère m’enfermer pour s’assurer que je ne lui créerai pas d’ennuis. Je sais que ma présence le gêne et que je risque de lui causer des problèmes. Je ne veux pas l’importuner plus longtemps. C’est cette raison qu’il faut me faut un travail au plus vite.

— Et que ferez-vous ensuite ?

— Avec l’argent, je chercherai une chambre à louer. Puis je prendrai un bateau, pour le continent ou pour n’importe quelle contrée. Il y a tellement d’endroits à visiter.

— Vous savez, ce n’est pas aussi facile de gagner sa vie. Il y a des travailleurs dans ce pays dont la paie s’élève à trois shillings par semaine, et des chômeurs, dans une situation encore pire, qui seraient heureux d’avoir ces salaires de misère.

— Vraiment ? s’ébaubit Alice de ses grands yeux clairs. Comment font-ils pour vivre ?

— J’ai bien peur qu’ils ne vivent pas… Mais rassurez-vous, nous sommes à Londres : les choses sont différentes. Avec la crise, il n’y a pas beaucoup d’emplois, mais au moins, ici, on en trouve, et même les Chinois de Limehouse gagnent mieux leurs pains que les ouvriers anglais dans le nord du pays.

— Vous avez bien plus de convictions qu’on ne pourrait le penser, observa-t-elle.

— C’est parce que je ne fais pas étalage de mes idées.

— Pas comme une certaine personne…

— En effet, sourit Dickie Dick. Mais que ferez notre bonne société anglaise d’un noir avec des opinions ?

— Personne ne vous prendrait au sérieux.

— Très juste. Mais vous savez, je pense que si notre monde est fait de beaucoup d’injustices et de misères, il est aussi fait de beaucoup d’amour et d’espoirs. Alors, je ne renonce pas, ma chère Alice. Un jour viendra, demain sera meilleur qu’aujourd’hui.

— Mais je me sens si lasse parfois ! soupira-t-elle. C’est comme si je me battais contre du vent ou que j’essayais d’avancer à contrecourant. Je voudrais pouvoir souffler, trouver un endroit où je puisse simplement exister…

— Vous voilà bien déprimée ! Cela ne vous ressemble pas. »

Alice acquiesça d’un hochement de tête sur le côté. Les paroles assassines de son frère résonnaient dans sa tête, et même s’il les avait prononcées sous le coup de la colère, elles lui renvoyaient des vérités qui continuaient de la blesser. Alice le sentait bien au fond d’elle-même : quelque chose clochait, elle n’était pas vraiment telle qu’elle aurait dû être, et elle avait beau le maquiller sous un masque de lady bien élevée, depuis longtemps, une erreur, en elle, s’était glissée. Dickie Dick observa son regard se voiler, perdu derrière un brouillard nébuleux de pensées auquel elle tentait, dans un battement de cils affolé, d’échapper.

« Vous savez, lui dit-il, je suis métis, né d’un père blanc et d’une mère noire. Pour notre société, c’est une sorte d’anomalie. Les Noirs me trouvent trop blanc, les Blancs me trouvent trop noir. J’ai longtemps eu l’impression de marcher entre deux mondes, sans jamais savoir où me placer, d’être des deux côtés et nulle part à la fois. Notre société a cette fâcheuse tendance à tout vouloir catégoriser. Mais à bien y réfléchir, il est idiot de vouloir me ranger dans une classe bien définie : je suis quelqu’un d’absolument inclassable, parce que je suis unique et incomparable, vous ne pensez pas ?

— Vous avez parfaitement raison, rit Alice. Vous n’êtes l’égal que de vous-même. Merci Dickie Dick. Grâce à vous, je me sens mieux. Vous savez, je me rends compte que vous et moi, nous nous ressemblons beaucoup dans le fond. Nous ne pouvons changer la société pour qu’elle nous corresponde, alors nous nous efforçons de nous comporter de la façon dont elle le voudrait. Nous nous fondons dans le décor. Vous êtes bon comédien, et je ne suis pas mauvaise non plus. À force, ça devient une seconde nature…

— Il faut savoir s’accorder avec notre entourage, mais je n’ai pas pour autant renoncé à vivre comme je le souhaite. Épousez-moi, Alice ! Ensemble, nous changerons la face du monde !

— Faites attention à ce que vous dites ! Mon frère ne l’entendrait pas de cette oreille, et je crains quant à moi de ne pas avoir autant de courage que vous pour me rebeller contre cet imbécile, alors contre toute la bonne société ? C’est au-dessus de mes capacités.

— Vous vous trompez. Vous avez bien plus de ressources que vous ne l’imaginez. Vous êtes venue, ici, à Londres, contre le monde dans lequel vous êtes née, vous avez tout quitté pour vivre la vie que vous avez décidée. Ce n’est pas quelque chose qu’une personne lâche ferait. Je vous crois, au contraire, d’un grand courage et d’une admirable honnêteté. Et je vous respecte pour cela. »

Alice crut fondre en larmes en entendant ces mots. Dickie Dick poursuivait :

« J’aimerais être aussi fidèle à moi-même que vous ne pouvez l’être. Ce n’est pas si facile d’abandonner les assurances d’un rôle que l’on s’est habitué à jouer pour tenter d’incarner un personnage nouveau et se réinventer. Je me suis si bien accommodé de la vie de cabotin que je mène sur Londres, que j’ignore si je saurais la quitter. »

Ses paroles la troublaient. Elle ralentit le pas et répondit d’une voix douce :

« Je suis heureuse d’avoir la chance de vous parler, Dickie Dick, même si… j’ai cette désagréable impression que vous avez l’intention de vous en aller. Vous parliez de votre envie de voyager hier, et avec ce que vous venez de dire, je ne peux pas m’empêcher de me demander si vous ne songeriez pas à nous quitter. »

Alice arrêta sa promenade et se retourna vers Dickie Dick. Sous la pression de son regard franc, il soupira :

« Vous avez vu juste. Ce n’est, pour l’heure, pas une proposition officielle, mais j’ai reçu une offre de travail au News Chronicle… en tant que journaliste en Espagne.

— En Espagne ? Vous n’y pensez pas sérieusement ! C’est la guerre ! Nous parlions d’avancer dans la vie, pas de s’engager à la mort !

— Mais c’est quelque chose que je souhaite faire. Ce qui se passe en Espagne et ailleurs m’afflige. Je n’y vais pas pour y combattre, Alice, mais je crois sincèrement que le monde a le droit de savoir ce qu’il se passe là-bas. Et c’est une offre qui m’est faite à moi, indépendamment de mes origines et de ma couleur de peau, vous comprenez ?

— Certes, mais cela vaut-il la peine que vous risquiez votre vie ? Vous n’avez rien à prouver !

— Vous croyez ? Je n’ai pas envie de rester éternellement à la place du singe, et j’ai l’opportunité de faire quelque chose de ma vie dont je puisse être fier devant la terre entière. Enfin, l’affaire est encore incertaine. Aussi, je vous prie de ne pas l’ébruiter. Aucun de mes amis n’est au courant.

— Il y a moi…

— Vrai, il y a vous, reconnut dans un sourire Dickie Dick. Mais de grâce ! Ne vous faites pas trop de soucis.

— Comment ne le pourrais-je pas ? Je ne vous mentirai pas : je souhaite que vous renonciez. C’est simplement quelque chose de trop effrayant rien que de l’imaginer.

— Si vous tenez tellement à ce que je ne parte pas, demandez-moi de rester. Pour vous, chère Alice, je le ferai sans hésiter. »

Dickie Dick lui adressa un sourire charmeur. Alice détourna le regard, gênée.

« Ne plaisantez pas sur le sujet, gronda-t-elle gentiment. C’est une affaire bien trop sérieuse pour que vous vous mettiez à badiner.

— Allons, la vie est bien trop courte ! Il faut bien s’amuser ! »

Et ils reprirent côte à côte leur promenade.

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