2.7.2
Les gens de la tablée s’étaient levés pour saluer les nouveaux arrivants, sauf Theo, resté planté sur sa chaise. Alice s’attendait à un accueil bien plus houleux de sa part, mais non, il demeurait silencieux, immobile avec un air effaré et une pâleur maladive. C’était encore plus inquiétant que ses accès de colère. Le moment viendrait où les autres s’apercevraient de son état, et alors il sortirait de ce coma cérébral, mais Dieu seul savait ce qui s’ensuivrait.
« Je l’ai invitée à la dernière minute, expliquait Dickie Dick. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénients… »
Alice gratifia d’un sourire et d’un bonsoir l’ensemble des convives puis ses yeux croisèrent l’éclat mordoré de ceux d’une femme qu’elle ne connaissait pas, mais qu’elle reconnaissait sans peine dans sa robe à paillettes dorée. La belle brunette se trouvait être la compagne de Sir Regis, celle qu’elle avait entraperçue la veille dans la boutique de Mrs Joyce.
« Barbara Bennett, lui dit-elle. Tout le monde m’appelle Baby. Ravie de vous rencontrer. »
Alice écarquilla les yeux au lieu de lui rendre la politesse. Elle commençait à prendre un teint aussi blafard que celui de son frère.
« Ai-je dit quelque chose qui vous a déplu ? s’enquit l’Américaine.
— Vous êtes vraiment Baby ? Sa petite amie ? » demanda Alice en pointant Theo du doigt.
Évidemment, les regards se braquèrent sur le jeune homme et découvrirent son air mal en point, au bord de la pâmoison, ce qui attira autour de lui les sollicitudes d’O’Neill et de Dickie Dick. Baby acquiesça à la question, avant de se retourner vers son amant et de demander sur un ton tout mielleux :
« Mon chéri, est-ce que ça va ? »
Alice l’abhorra sur-le-champ.
« Nul besoin de vous en inquiéter, trancha-t-elle en passant devant Baby. Je vais m’en occuper
— Mais qui êtes-vous exactement ? »
La jeune lady aurait voulu répondre en toute honnêteté : « la sœur d’un de vos amants et la fiancée d’un autre », mais elle ne pouvait se permettre de laisser filtrer ce genre d’informations, surtout avec son frère à côté dans l’état où il était. Il ne manquerait pas d’exploser pour exiger des explications à ce sujet, et si malencontreusement Baby apprenait d’une manière ou d’une autre qu’elle était liée à Sir Regis, elle pourrait par quelques indiscrétions compromettre sa fugue. La réserve plus que jamais étant de mise, Alice se ravisa et lui offrit un accueil poli :
« Ravie de vous rencontrer, Baby. Pour l’heure, je suis seulement Alice. Si… Theo veut parler de moi, il le fera de lui-même. »
Le jeune homme écoutait leur conversation sans saisir la moindre parole qui sortait de leurs bouches. Son esprit perclus s’enfonçait de plus en plus dans l’horreur à mesure qu’il prenait conscience de la situation. Sa sœur était assise dans le siège voisin au sien, à la même table que ses amis. Elle lui servait de l’eau et peut-être même qu’elle lui parlait. Qu’est-ce qu’il en savait ? Elle le rendait fou à se trémousser devant lui dans cette robe qui flottait de manière démoniaque sur sa poitrine. Sous le tissu fin de rayonne, il pouvait apercevoir, qui dansaient à la pointe de chaque sein, deux ostensibles mamelons. Elle ne portait pas de soutien-gorge. En même temps, avec autant d’aération, ça paraissait évident. De blême, Theo vira au cramoisi. Il ferma les yeux. Il devait se ressaisir. Baby se tenait en face de lui, Dickie Dick, O’Neill et Emily l’entouraient. Tout le monde lui demandait ce qu’il avait. Ce n’était vraiment pas le moment de déraper.
« Tu essaies de me tuer », marmonna-t-il.
Après quoi, il expira tout l’air de ses poumons et releva la tête.
« Ah ! Tu as enfin dit quelque chose, s’exclama Dickie Dick.
— Tu ne te sens pas bien ? » demandait Baby.
Et la main d’Alice vint tâter son visage.
« Tes joues sont brûlantes, mais tu ne sembles pas faire de la fièvre, déclara-t-elle en prenant la température de son front. J’ai de l’aspirine dans mon sac. Mais tu as chaud, non ? Tu sues beaucoup. Ah, j’ai un éventail avec moi ! »
Elle le sortit de son sac à main et se mit à l’éventer d’un mouvement du poignet, souple et régulier. Theo agacé lui arracha l’éventail des mains.
« Te moquerais-tu de moi ?
— Peut-être voudrais-tu boire un peu d’eau fraîche ? lui demanda-t-elle d’un ton léger.
— Avec toi, ce n’est pas d’eau dont j’ai besoin ! »
Comme il s’irritait, il retrouvait sa vivacité ordinaire. Alice sourit. Il se tourna vers Baby et se brûla au contact de son regard inquisiteur qui les dévisageait elle et lui. Leur conduite décomplexée avait de quoi abasourdir n’importe qui, et Emily, Dickie Dick et O’Neill n’en étaient pas moins bouche bée. Il frappa à coup d’éventail le front d’Alice.
« C’est ma petite sœur, déclara-t-il.
— Oh, tu as osé le dire ! s’étonna Alice. Je n’aurai jamais pensé que tu y arriverais !
— Comment est-ce possible ? s’ébahit Emily.
— Nous ne nous étions pas vus depuis sept ans…
— Je m’en doutais un peu, avoua O’Neill, depuis le jour où tu as quitté les bureaux en panique que vous étiez tous les deux liés…
— Mais vous ne vous êtes pas reconnu au Café Anglais ! »
Theo expliqua aussi clairement qu’il le put la situation et la présenta sous son véritable prénom, en tentant d’éviter autant que possible de rentrer dans les détails au sujet de leur famille, ce qui ne manqua pas d’attiser la curiosité de Baby et l’incompréhension d’Emily. Les deux jeunes femmes harcelèrent l’intéressée de questions auxquels Theo s’efforçait de répondre le premier. Dickie Dick demanda :
« Pourquoi ne nous as-tu pas dit plus tôt que ta sœur était ici ?
— Après la soirée au Café Anglais, je n’avais pas le courage de tout vous expliquer, alors j’ai repoussé, mais j’aurais dû, je l’admets. Si je l’avais fait, nous n’en serions pas là, ce soir. Car elle a seulement seize ans. Je ne peux l’autoriser à rester ici. Je ferais mieux d’appeler un taxi.
— Non, s’il te plaît ! Ne fais pas ça ! Si tu me renvoies, je m’en irai avec Rezia au cinéma !
— Qu’est-ce que tu t’imagines ? Je rentre avec toi. Il faut bien quelqu’un pour garder un œil sur toi… »
Mais son regard sans la quitter ne cessait de dériver. Ce n’était pas Alice qui avait, à cet instant précis, le plus besoin d’être surveillé.
« Puisque vous êtes tous les deux ici, restez au moins pour le dîner, suggéra Dickie Dick.
— Mais elle est vraiment trop jeune pour un club comme celui-là ! rétorqua Emily.
— Merci pour votre sollicitude, très chère, mais je trouve l’endroit tout à fait à mon goût, rétorqua Alice
— On ne te demande pas ton avis ! trancha Theo.
— Viendra-t-elle avec nous à Ramsgate ? demanda Dickie Dick.
— C’est prévu. Je ne peux pas la laisser seule chez moi… »
Un garçon en smoking s’approcha de la table avec son carnet et interrompit la conversation :
« Excusez-moi, mesdames, messieurs, souhaiteriez-vous boire quelque chose.
— Une bouteille de Vermouth, je vous prie, commanda O’Neill.
— Un punch, ajouta Baby.
— Pour moi aussi, demanda Dickie Dick.
— Un whisky sec et un Earl Grey, je vous prie, déclara Theo.
— Un thé ? Pour qui ? s’enquit Alice.
— Pour toi ! Et tu peux me remercier de te laisser dîner ici.
— Vraiment ? »
Theo jeta un coup d’œil à sa sœur qui atterrit dans son décolleté. Il ne savait pas ce dont il serait capable, s’il se retrouvait seul avec elle. Ici, au moins, la présence des gens autour d’eux l’empêcher de succomber. Avec un peu de chance, en se concentrant sur Baby, il pourrait même l’oublier.
« Évite simplement de m’importuner si tu ne veux pas que j’appelle un taxi… »
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