2.7.4

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Theo renonça à reconquérir cette jambe dont la chaleur lui manquait. Baby lui présenta un briquet. Le tabac de sa cigarette rougit sous la flamme dorée, attisé par ses aspirations profondes et répétées pour l’allumer ; puis il l’éloigna de ses lèvres et relâcha une volute de fumée grise qui, ralliée par d’autres serpentins dansants, vint grossir le nuage brumeux tapissé au plafond. À chaque bouffée qu’il expirait, c’était comme un soupir fétide qu’il exhalait. La morosité ambiante le gagnait, et sans cet entrain qui jusqu’alors, l’avait animé, la tablée perdait un de ses derniers joyeux convives. La digestion qu’entamaient leurs estomacs servait davantage de prétexte à expliquer ce silence qui appesantissait leurs langues. Dans le fond de la salle, le petit orchestre jouait depuis quelques minutes des airs de rumba. Chacun faisait mine de l’écouter, mais à cette distance, le brouhaha de la salle dénaturait la mélodie. Cette soirée n’avait décidément rien de charmant. Theo songeait à rentrer sur-le-champ, jugeant que son ennui ne ferait qu’empirer au fur et à mesure que l’heure avancerait, mais Baby en décida autrement :

« Du nerf ! Allons danser ! »

Elle leur intima d’un regard fringuant l’ordre de se remuer et comme, obéissante, toute la tablée se levait, le jeune homme fut obligé de la suivre également. Il n’était cependant pas d’humeur à danser et fut pour Baby un piètre cavalier. Avec toute sa mauvaise volonté, la fatigue lui causait des migraines, et il attrapa même des crampes aux mollets qui justifièrent l’abrègement de cette incommodante leçon de danse. Theo et Baby se retrouvèrent tous deux visser à leurs chaises tandis que même Emily et O’Neill se déhanchaient sur la piste avec cette synchronie syncopée qui leur était si particulière. La belle brunette profita de ce moment d’intimité pour questionner son compagnon au sujet d’Alice, mais Theo se contentait de réponses lapidaires, d’ordre général. Elle n’obtint pour seuls renseignements que celle-ci était sa demi-sœur et qu’ils n’avaient pas grandi ensemble. Pour le reste, c’était des « histoires de famille compliquées » : l’expression, en somme, était supposée tout expliquer. De plus, Theo ne souhaitait pas s’étendre sur ce sujet qu’il « valait mieux ne pas aborder. »

« Même avec moi ? » demanda-t-elle.

Et il hocha la tête sans prendre la peine d’acquiescer. Alice et Dickie Dick dansaient. Son regard passait par-dessus l’épaule de Baby en face de lui, traversaient les tables et les chaises, remplies de convives et perçait jusqu’au fond de la salle vers une petite clairière débarrassée de tout mobilier où quelques danseurs se mouvaient. Entre les silhouettes qui ondulaient, il se faufilait encore et retrouvait un ourlet rose pâle, un bras tendre et blanc, le reflet flamboyant sous la lampe d’une chevelure blonde. Pas un instant Theo n’avait cessé de chercher des yeux, à l’autre bout de la pièce, Alice. L’angoisse de la savoir avec Dickie Dick le reprenait. Il craignait entre eux un rapprochement qu’à cette distance, il ne pouvait pas deviner, sans compter qu’aussitôt qu’il les apercevait, une ombre noire, un homme, une femme, venait les éclipser. Cette difficulté — pour ne pas dire impossibilité, — à les surveiller monopolisait son attention et il n’entendait parfois même pas les questions que Baby lui posait. L’Américaine s’offusqua et lui demanda sans détour :

« Je veux bien que la venue imprévue de ta sœur te tourmente, mais ne peux-tu pas l’oublier un peu et profiter de ma présence ?

— Mais tu es la première à m’ennuyer à son sujet… »

Sur ce, Baby renonça à argumenter et accepta le silence que depuis le début, il tentait de lui imposer. Theo était d’une humeur massacrante ; et têtu, et revêche, il se comportait comme un enfant. Quelques minutes s’écoulèrent, puis O’Neill revint seul de la piste de danse. Emily se sentait nauséeuse, expliquait-il, elle était allée aux sanitaires. Rien de grave, apparemment, elle reviendrait dans un instant. Lui, disait-il, ne tenait plus debout, le rythme trop chaloupé l’avait éreinté. Il songeait à rentrer. Baby tentait de l’en dissuader. Il en inventait, des excuses, et c’était pitoyable, mais après avoir déjà concédé à Theo une bataille, l’intraitable Américaine refusa de capituler et l’emporta à son corps défendant sur la piste de danse. Theo se retrouva seul.

À sa grande surprise, Alice fut la première à revenir à la table, sans Dickie Dick pour l’escorter. Voilà qui était pour lui, aussi inattendu que plaisant. Le jeune métis avait invité Emily à danser et comme O’Neill était toujours occupé avec Baby, la jeune lady se retrouvait sans cavalier, mais enfin…

« …qu’est-ce que tu fais tout seul attablé ? Dickie Dick avait bien raison de supposer que tu boudais ! Avec ta tête de grognon, tu as fait fuir Baby ! » rigola-t-elle en se rasseyant à ses côtés.

Mais il ne lui adressa pas un regard. Au fond quel besoin avait-il de la voir ? Ce n’était pas parce qu’elle venait lui parler qu’il devait lui accorder de l’attention. Il savait de toute façon qu’elle se trouvait là, tout près : il pouvait sentir sa présence comme une source de chaleur qui avait envahi le siège d’à côté. Elle comblait ce vide qui jusqu’alors l’angoissait.

« Es-tu encore fâché ? demanda-t-elle.

— Évidemment. »

Mais il était heureux qu’elle se préoccupe enfin de lui après tout ce temps passé à danser en compagnie de Dickie Dick.

« Comment pourrais-je ne pas l’être ? J’ai été obligé de tout leur expliquer d’un coup, et sans m’y être préparé ! C’était très embarrassant, tu sais ? Il y avait des manières moins brutales de procéder… Mais tu as préféré me mettre au pied du mur, et avec la complicité de Dickie Dick qui plus est ! Je suppose que tu lui avais déjà tout exposé…

— Je n’ai rien eu à lui révéler. Il a tout deviné, comme O’Neill d’ailleurs. Tous les deux se sont doutés de quelque chose en voyant ta réaction devant la lettre que j’avais laissée aux bureaux du Weekly Herald. Ils en ont déduit que tu en étais le destinataire, destinataire qui, selon mes dires, était mon frère.

— Mais ils ne savent pas… à propos de toi et moi ?

— Grand Dieu, j’espère que non ! Je sais bien qu’il y a des choses qu’il est préférable de ne pas ébruiter ! Mais ne pas clarifier la situation comme tu t’obstinais, c’était précisément ce qui, à leurs yeux, constituait un comportement suspect. Mieux valait qu’ils sachent que nous sommes frère et sœur plutôt que de laisser leur imagination répondre à leurs interrogations.

— Donc, maintenant, tu voudrais que je joue au frère parfait ? objecta-t-il avec une amère austérité.

— Tu n’y es pas obligé, concéda-t-elle à regret.

— Tant mieux, car je m’en sens bien incapable désormais. »

Alice s’était sentie d’abord froissée qu’il refuse encore une fois de l’agréer, mais elle venait de percevoir dans cette dernière réplique un écho secret. Le regard de Theo qui, depuis le début de la conversation, l’avait fuie, rencontra soudain le sien et y resta longuement appuyé. Alice sentit son sein se serrer, ses intestins la trituraient : c’était comme s’il exerçait une pression directement à l’intérieur d’elle-même. Ces pupilles qui la fixaient avec tant d’intensité exprimaient ce qu’en paroles, il n’avait pu formuler.

« Crois-tu que cela soit approprié, pour un frère, d’inviter sa sœur à danser ? »

Alice écarquilla les yeux. Ils se dévisagèrent un instant, tout hébétés, puis Theo rougit soudain, de la gorge cramoisie, étranglée par son nœud papillon, jusqu’au bout des oreilles toutes rutilantes et, à sa vue, Alice s’empourpra à son tour.

« Il n’y a rien d’étrange à cela, bredouilla-t-elle. Alors, je suppose que je n’aie aucune raison de refuser… »

Ils se levèrent tous deux forts embarrassés. Elle passa la première, et il s’insinua à sa suite entre les tables du restaurant. Au moment où ils parvinrent à l’orée de la piste, O’Neill et Baby qui se détachaient de la forêt de danseurs vinrent à leur rencontre pour les prévenir qu’ils montaient les attendre à la salle de jeux.

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