2.9.1
XXIV
Alice, assise au bar coincée entre Baby et Dickie Dick, leva sa coupe de Pink Lady d’un geste gracieux ; les doigts pincés sur la tige de cristal, elle porta à ses lèvres l’efflorescence hyaline ; un parfum puissant d’alcool affleura à ses narines, mêlé de subtiles notes fruitées ; le suc grenadine coula dans sa gorge. Ses sens emmiellés percevaient, sans y accorder un grand intérêt, la conversation des garçons à droite et celle des filles à gauche. Elle écoutait distraitement d’un côté puis de l’autre. Derrière le bourdonnement des voix et les tintements de verre, un air métallique de jazz sourdait en fond sonore.
De temps en temps, Dickie Dick l’interpellait et échangeait quelques remarques sur les parties de poker qu’ils avaient disputées. En bout de table, derrière son épaule saillante, plus loin encore que la haute silhouette d’O’Neill, Alice remarqua des doigts en train de s’agiter. Elle distinguait seulement, qui dépassait, un poignet nu au bout de laquelle une main blafarde mouvait ses phalanges longues et souples comme les pattes immenses d’une araignée. Sa jumelle en retrait l’accompagnait ; ses membres tout aussi étirés s’articulaient avec élasticité, telle une image miroir. Toutes deux s’écartaient ou se rejoignaient, puis s’enfuyaient, fâchées, pour revenir, s’arrêter, hésiter, repartir sans oser s’excuser ; et ensemble, elles dansaient en crabe sur la scène vernie du comptoir une comédie musicale très passionnée.
C’était des mains de pianiste né. Alice n’avait besoin de rien voir d’autre pour deviner à qui elles appartenaient. Elle les révérait depuis l’enfance, dès le jour où elle les avait aperçues dans cet état de transe, frapper et caresser les touches d’un clavier. La musique qui les habitait les exaltait en grandeur et en beauté, et la jeune lady en extase les admirait, tantôt impétueuses, tantôt languissantes. Il y avait en elles autant de légèreté que de gravité, de douceur que de violence, de divin que de profane. Avec ces même organes sacré, prodiges de virtuosité, son frère avait épanché son désir tabou dans les eaux taciturnes des latrines. L’imagination d’Alice s’embrasait. Les réminiscences d’une nuit de délires lui remontaient à la tête par bouffées. Elle brûlait d’éprouver à nouveau leur tendresse, leur fureur, leur volonté. La toucherait-il encore une fois, comme il s’était lui-même touché ? Elle termina son cocktail à force de grandes lampées et se rendit compte que Dickie Dick lui parlait :
« Votre visage est fort rouge. Vous devriez peut-être arrêter l’alcool pour la soirée.
— Vous avez sûrement raison. Je me sens un peu ivre…
— Je dois m’entretenir avec le patron. Voudriez-vous m’accompagner ?
— Oh, je crains de manquer de force dans mes jambes.
— Je vous suggère de parler à votre frère. Lui qui souhaitait rentrer il y a une heure, je ne crains qu’il vous ait oublié. Il s’est lancé dans une débat politique avec O’Neill et vous savez comment il est.
— Nous ne sommes pas partis !
— En effet. Baby, vous venez ?
— J’arrive ! »
Alice se trouva, d’un seul coup, dégagée de ses deux voisins. Ses yeux se posèrent encore sur les mains de Theo. Dickie Dick avait bien raison : il était l’heure de rentrer… rentrer et se retrouver seule avec lui dans son appartement. Elle s’empara du verre à cocktail plein devant elle. Inutile de faire des idées. Il ne se passerait rien, non ? Si ? Ce lunatique n’était sûrement plus d’humeur. Qui sais comment il réagirait si elle osait l’embrasser, si ce serait son désir ou sa morale qui répondrait ? Elle devait gardait en tête qu’il l’avait menacée de la renvoyer à Cliffwalk House, la dernière fois où elle avait essayé. La voix d’Emily interrompit ses pensées :
« Dites-moi, Alice… J’aimerais vous poser une question, enfin des questions, mais surtout une en particulier… »
La grande perche décolorée s’était rapprochée d’elle en investissant le siège de Baby, sur lequel elle se tortillait de gêne.
« Écoutez, je sais que nous ne sommes pas de grandes amies et que vous n’avez sûrement aucune raison d’être honnête avec moi…
— Parlez. Je ne vais pas vous manger.
— Alors, répondez-moi franchement, Alice, Theo et vous êtes vraiment frère et sœur ? »
D’abord O’Neill et maintenant Emily ! Elle répondit avec une pointe d’agacement :
« Oui, nous sommes bel et bien frère et sœur. »
— Non, bredouilla son interlocutrice, effarouchée. C’est seulement que vous m’avez semblé ne pas vous entendre au début, mais parfois, vous avez l’air si proches qu’on pourrait s’y tromper… »
Emily se tut. Baby et Dickie Dick revenaient. Elle retourna hâtivement sur son tabouret. Alice se demandait ce qu’elle sous-entendait, ce que « si proches » sans être frère et sœur signifiait, et elle entrevit enfin ce que la jeune femme, et sans doute O’Neill, percevaient : cette attirance physique qui perdurait entre son frère et elle depuis le Café Anglais. Pour éviter de renforcer de dangereux soupçons, ils devraient redoubler de précautions, mais… Theo, arrivé derrière elle, souffla à l’oreille son haleine bouillante et alcoolisée.
« Nous allons rentrer. »
Alice tressaillit de surprise, se tourna vers lui et manqua, par mégarde, de rencontrer ses lèvres. Elle recula aussitôt et heurta un de ses bras qui l’encadraient. Il avait les mains appuyées sur le comptoir de chaque côté, de grandes mains aux doigts effilé avec des poignets dénudés. Le col déboutonné de sa chemise libérait sa gorge chauffée et rosie par l’alcool. Alice détourna la tête et prit une gorgée. Elle sentait dans son dos la brûlure de son corps que l’ivresse penchait sur elle. Le temps passé ainsi lui parut une éternité, Theo marmonnait des paroles empâtées, il s’écoula pourtant seulement quelques secondes avant qu’il ne se redresse pour appeler un taxi, car il ne se « sentait vraiment pas la force de rentrer à pied », et ils prirent tous deux congé de leurs compagnons de soirée.
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