2.10.1
Alice dormait, blottie dans les bras de Theo, la tête posée sur son épaule. Les draps formaient entre eux une barrière salutaire, quoique médiocre. Durant des heures inconscientes, une main baladeuse avait exploré sous son couvert la courbure délicieuse d’une taille féminine. Ce contact insidieux avait porté le jeune homme au sommet de l’excitation bien avant que ne survienne son réveil, et avec lui, son affermissement physique. Il émergea au milieu des caresses d’un rêve voluptueux, et à mesure que les limbes de l’insouciance se dissipaient, il découvrait l’inconvenance de la situation : il se réveillait pour la seconde fois après une soirée arrosée avec sa sœur dans les bras. Sous les draps, il serrait Alice à la ceinture. Ses doigts fébriles rasaient la cambrure du bassin, ils glissaient distraitement sur l’arrondi des fesses, et couraient en pensée plus loin qu’ils n’y étaient autorisés. Une chance qu’ils n’aient pas été jusqu’au bout ce coup-ci, quoique… L’inassouvissement creusait dangereusement son appétit, quand il avait sous la main cette gourmandise qui lui faisait envie. Alice s’enfouit le visage au creux de son cou. D’un mouvement descendant du bras, elle effleura la proéminence de son bas-ventre.
« Tu es déjà en forme de si bon matin », murmura-t-elle.
Elle se redressa hors des couvertures et pencha sa tête au-dessus de lui. Une pluie de mèches blondes, échappées de son chignon, tombèrent en rideau autour de son visage. Son regard placide se planta dans le sien et le cloua au matelas. Il bafouilla :
« Ce n’est pas ce que tu crois ! C’est une réaction normale ! »
Alice, cependant, continua de l’observer en silence se débattre entre les mailles du filet. Elle lui aspirait tout l’air qu’il respirait. Theo pantela :
« C’est un réflexe physiologique. Tous les hommes l’ont au réveil », allégua-t-il avec vivacité, puis comme elle se taisait, il se rassit sur le lit et ajouta : « Tu ne le savais pas ?
— Non. Comment le pourrais-je ? Je n’ai jamais dormi dans le lit d’un homme… enfin, pas avant… toi. »
Theo vit cette jeune fille de seize ans baisser la tête, rougir, triturer entre ses doigts la jupe de sa robe de soirée, cette robe avec ses décolletés outrageants qu’elle portait encore, mais en plus froissée, avec son chignon à moitié défait. Pour la seconde fois, ils venaient de s’éveiller tous deux dans un même lit comme le couple qu’ils n’étaient pas, et il réalisait qu’il occupait une place dans la vie sentimentale de cette adolescente, une place qui n’était peut-être pas la plus éminente, mais qui comptait, incontestablement. Theo considéra la sœur qu’il avait quittée et l’étrangère qu’il avait rencontrée. Il se pencha vers elle et gratifia sa joue d’un baiser.
« Alors, je devrais te saluer. Bonjour Alice. »
La jeune lady répondit de surprise un bredouillant « bonjour ». Theo renoua sa robe de chambre et enfila ses pantoufles aux pieds du lit.
« Je vais préparer le petit déjeuner. J’en ai pour une quinzaine de minutes. Profites-en pour faire un brin de toilette de ton côté. »
Il abandonna Alice seule sur le lit. La jeune lady ramassa ses genoux contre sa poitrine. Sans qu’elle sache pourquoi, elle se sentait à la fois anxieuse et surexcitée, comme au départ d’un long voyage. Son cœur larguait les amarres, il quittait ce port froid et désolé pour une palpitante odyssée.
Alice entra dans la cuisine, propre et parfumée. Theo ajoutait les œufs aux assiettes. Il entama la conversation en prenant place à table :
« Hier soir, avant que j’intervienne dans la partie, tu avais presque doublé le plot de départ. Une trentaine de livres si je me souviens bien. Ça m’a vraiment étonné que tu saches si bien te débrouiller. Où as-tu appris à jouer ? »
Alice, sur le point d’avaler sa première bouchée, se figea, redéposa sa fourchette et prit une grande inspiration avant de demander :
« Es-tu sûr de vouloir le savoir ?
— Oui. Si ce n’est pas un secret.
— Pas vraiment. C’est mon premier amour qui m’a appris à jouer. Son nom était Elie. Et c’est elle aussi qui m’a initiée au jeu de la cravate.
La mâchoire de Theo tomba de stupeur en même temps que le morceau d’œufs de sa fourchette.
— Elle ? Elle t’a appris quoi ? bégaya-t-il.
— Le jeu de la cravate… C’était un jeu entre nous. Nous nous sommes rencontrées à l’école Saint Paul pour filles. J’y suis allée en pension, mais ça n’a pas duré longtemps. Juste un an. J’ai pensé quelquefois à venir te voir, quand j’étais là-bas, mais je ne savais pas où tu vivais… »
Et Alice se mit à raconter.
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