2.10.5
« Voilà. Nous nous sommes séparées comme ça, conclut Alice. Elle est retournée dans sa famille. Quant à moi, j’ai fini l’année scolaire là-bas, puis à la rentrée suivante, j’ai changé d’établissement. »
Theo demeura silencieux. Le récit l’avait épouvanté : la situation familiale d’Elie, la relation homosexuelle de sa sœur, leurs jeux érotiques, il peinait à tout assimiler. Il passa la main devant sa bouche et se frotta la mâchoire d’un air ahuri.
« Donc toi et cette Elie, vous vous embrassiez, et vous faisiez votre truc, avec une cravate d’homme pendant que vous… C’est beaucoup trop pour moi ! »
Theo considéra Alice, avec des yeux effarés. La personne qui se trouvait juste devant lui, il n’avait aucune idée de qui elle était. En six ans, ils étaient devenus de parfaits étrangers, et même avant, avaient-ils déjà été proches un seul instant ? Il se prit la tête entre les mains et la rentra entre les épaules. Alice murmura d’un ton navré :
« Désolée. Je n’avais pas l’intention de te fâcher.
— Je sais. Je ne le suis pas. Je réalise simplement que je ne connais pas ma petite sœur.
— Tu me connais un peu petit mieux, maintenant, non ?
— Oui, sourit-il, c’est un début. Alors, je peux te poser une question ?
— Oui.
— En fait, aimes-tu les filles ou les garçons ?
— Je ne sais pas.
— Comment ça ? Tu dois bien avoir une préférence !
— Eh bien, j’ai aimé Elie de tout mon cœur. Elle était mon premier amour. Après, il y a eu Frederick, mon professeur de piano. Je l’aimais aussi, mais ce n’était pas pareil. De toute façon, il m’a plantée en beauté. Quand j’y repense, je me demande ce que j’ai pu lui trouver. Il jouait du piano comme toi et il avait un joli visage comme toi, mais c’était un lâche : il a fichu le camp dès que les choses se sont un peu compliquées. Quand je l’ai rencontré, mon histoire avec Elie venait de se terminer, j’étais fragile, et lui, tellement sûr de lui ! Je suppose que je cherchais simplement du réconfort dans ses bras… »
Theo se mordit la lèvre. Il ne s’était guère mieux conduit que ce Frederick quand elle s’était jetée dans ses bras lors de la soirée au Café Anglais, et le lendemain, il s’était enfui, la queue entre les jambes, assailli par la culpabilité. Il passa la main dans ses cheveux et soupira :
« Je suppose que tu as des raisons de ne pas aimer les hommes.
— Je ne les déteste pas, Liam. »
Alice effleura sur son avant-bras d’un geste rassurant. Theo le saisit au vol au moment où ses doigts s’échappaient. Son regard brûlant se planta dans le sien. Il ne savait plus ce qu’il entendait, ce qu’il racontait, de quoi la conversation parlait. La question lui échappa des lèvres. Il devait la poser.
« Elie, es-tu toujours amoureuse d’elle ? »
Alice détourna la tête et lui retira doucement sa main. Theo la vit se replier sur elle-même les bras croisés.
« Je ne peux pas l’oublier. Mes sentiments pour elle sont les mêmes que lorsque je l’ai quittée. Elle est morte, ça fait presque trois ans maintenant.
— Je suis désolé. Je ne voulais pas…, balbutia-t-il sans trouver les mots adéquats.
— C’est arrivé à peine deux mois après notre séparation, reprit Alice, les yeux perdus dans le vague. Pendant toute cette période, nous avons entretenu une correspondance épistolaire. Je lui envoyais près de trois lettres par semaine, elle m’en envoyait juste une, mais j’étais heureuse pendant les sept jours suivants avec cette seule lettre. Puis, elles se sont arrêtées. J’ai continué d’écrire, encore et encore, pendant des mois, mais aucune réponse ne venait. Un jour, sa mère est venue me rendre visite dans ma nouvelle école. C’est comme ça que je l’ai appris. Elle avait fait la route depuis la Cornouailles pour me reprocher sa mort et me demander d’arrêter de salir sa mémoire. Elle avait trouvé mes lettres : dedans, je lui écrivais que je l’aimais et que je la suivrais au bout du monde. Sa mère m’a insultée, elle a rétorqué que ce n’était pas de l’amour, mais de la “perversion” : que j’étais le “diable”, que j’avais “corrompu” sa fille avec ses jeux “sataniques”, et qu’Elie était morte à cause de moi, à cause de cela, étranglée par une cravate. Je me suis sentie coupable. Je ne peux pas me pardonner de lui avoir attiré des ennuis. Si elle ne m’avait pas rencontrée, il n’y aurait pas eu de scandale, elle n’aurait pas été renvoyée, et elle ne serait sans doute pas morte à l’heure qu’il est.
— C’est ridicule ! Tu n’es pas responsable, Alice ! Sa mère a bien plus de reproches à se faire que toi !
— Je sais, je sais qui l’a tuée, je sais le nom de son meurtrier. Il s’appelle Howard Marlowe. C’est son oncle. Dans sa dernière lettre, elle m’a confié le ménage à trois dans lequel il la forçait à l’insu de sa mère. C’était répugnant. Il couchait avec l’une le matin, et avec l’autre le soir. J’en ai parlé à sa mère quand elle est venue me voir, mais elle ne m’a pas crue. De toute façon, il était trop tard. Ni elle ni moi n’avons pu la sauver bien que nous l’aimions toutes les deux plus que tout au monde… »
Elle semblait tout près de s’effondrer en larmes : ses épaules frémissaient, sa voix chevrotait, ses yeux brillaient d’humidité, mais elle ne flanchait pas. Theo soupira :
« Il n’y avait rien que tu puisses faire pour la sauver. Elle n’a rien voulu révéler à sa mère, et elle s’est tuée elle-même. C’est pratiquement un suicide.
— Ce n’est pas un suicide ! rétorqua Alice en s’emportant. C’est un meurtre ! Elie avait des rêves, elle voulait voyager, travailler sur un bateau. Elle me faisait rêver avec ses rêves. Moi, qui n’en avais même pas ! Dis-moi, comment quelqu’un qui a des rêves pourrait-il se suicider ?
— Peut-être n’est-ce pas un suicide, mais, écoute, elle a pris cette cravate toute seule. Elle connaissait les risques, non ? C’était extrêmement dangereux, mais elle l’a fait quand même, et elle est morte ! Ce petit jeu l’a tuée, et il pourrait te tuer aussi ! La vie n’est pas une partie de poker, Alice !
— Alors, qu’est-ce que c’est ? Parce que le seul moyen que je vois d’en sortir, c’est de se coucher et de mourir. Je n’ai pas demandé à y participer, mais maintenant que j’y suis, il faudra bien que je joue avec tout ce que j’ai si je ne veux pas me laisser ruiner ! S’il n’y avait pas la crainte de perdre, il n’y aurait pas d’intérêt à gagner. La partie ne serait pas aussi belle.
— Tu ne sais pas ce que tu dis ! La vie est précieuse, trop précieuse pour qu’on puisse jouer avec ! Ce jeu est beaucoup trop dangereux ! Tu dois arrêter ! Elie est déjà morte ! Tu veux la rejoindre ? C’est ça que tu veux ? »
Theo avait hurlé, avec une telle violence, lui-même s’en était effrayé. Alice en face de lui s’était retranchée au fond de son siège.
« Je suis désolé. Je ne voulais pas crier comme ça. Je suis simplement… un peu inquiet pour ma sœur. Ce que je veux dire, c’est que tu as encore toute la vie devant toi, et tellement de choses à découvrir. »
Toute la véhémence dans sa voix s’était évanouie, son timbre retombait plus bas, ses paroles sortaient plus lentes, sa ponctuation se modérait, plus morne. Il frotta son front soucieux.
« Je suppose que tu as raison, rit Alice. Après tout, j’ai expérimenté ma première cuite hier.
— Ce n’est pas quelque chose dont tu devrais être fière ! rétorqua vivement Theo. Te rappelles-tu dans quel état tu étais en rentrant ? Comment tu pleurnichais ?
— Oui, et tu es resté si gentiment auprès de moi pour me consoler.
— Tu n’étais pas si saoule à ce que je constate !
— Heureusement, pas assez pour oublier quel gentleman tu as été ! Je n’aurais jamais cru voir cette facette de toi un jour !
— De qui te moques-tu ? La prochaine fois, je te laisserai dormir au-dessus des toilettes, et nous verrons qui est le gentleman !
— Je sais que tu ne l’es pas. Tu l’as déjà avoué. Et, en ce qui me concerne, je préfère quand tu ne l’es pas. C’est bien plus amusant comme ça ! »
Elle lui lança un regard équivoque, plein d’amusement. Il comprenait très bien à quoi elle faisait allusion, mais l’éclat doux de ses yeux, la moquerie de son sourire, cette expression aimable et espiègle qui chassait le chagrin et la détresse de ses traits, le désarmait. Il se leva, l’agrippa par la nuque et la secoua gentiment.
« Arrête de dire des bêtises et mange ! gronda-t-il. Tu n’as presque pas touché à ton assiette ! »
Alice se tordit le cou et acquiesça sous la contrainte. Theo l’observa mâchouiller un morceau de pain. La chaleur de son contact, dans la paume de sa main, s’estompait. Jamais elle ne lui avait paru aussi vulnérable qu’aujourd’hui à picorer comme un poussin de ridicules morceaux de lard. Elle n’avait pas grandi tout à fait que l’implacabilité de la vie risquait de l’écraser. Il aurait aimé pouvoir la prendre sur ses genoux pendant qu’elle mangeait, mais quelques taquineries, c’était tout ce qu’il pouvait s’octroyer, ou il se conduirait ainsi que l’oncle d’Elie l’avait fait, il attenterait à son propre sang, il écorcherait une enfant. Déjà tant de plumes lui manquaient, combien encore lui seraient arrachées ? Saurait-elle jamais s’envoler ?
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