1.0.1
PROLOGUE
Juillet 1960, Cliffwalk-On-Sea.
Je viens d’arriver en ville, à Cliffwalk-On-Sea sur la côte sud de l’Angleterre. Il n’y a pas grand-chose dans le bourg hormis la paroisse et quelques magasins. On peut dire qu’il a perdu de sa superbe depuis la fin de la guerre. Durant le conflit, le ministère de la Défense a confisqué les landes environnantes pour en faire une base aérienne. En partie détruite par les bombardements, l’école préparatoire a été reconstruite en tant qu’établissement scolaire de l’État. Le monastère gothique appartient toujours aux missionnaires clarétains, la même congrégation qui, jusqu’à cette année, occupait également la fameuse Cliffwalk House. Son dernier propriétaire, feue lady Rosemary Wintersley, leur avait permis d’utiliser le manoir pour en faire un séminaire, mais comme elle est décédée le mois dernier sans héritier, la demeure, son mobilier et ses terres sont mis aux enchères conformément à ses dernières volontés. Les bénéfices obtenus seront reversés à la congrégation et au Knowle Hospital où feue lady Rosemary a passé la majeure partie de son existence oubliée de tous.
Je suis venue ici, comme beaucoup d’autres, poussée par la curiosité débordante pour la famille des ducs de Twynham. Cela fait des années que je rassemble des informations sur ce scandale. Alors, me rendre ici, c’est un peu comme un pèlerinage. La vente notariale qui a lieu cette semaine constitue l’occasion rêvée pour s’introduire derrière la grille noire et les murs blancs qui entourent la propriété. Mes yeux s’écarquillent, éblouis, quand, à travers la feuillée des sycomores qui bordent l’accès des voitures, j’aperçois l’entrée magistrale, ce porche debout sur deux énormes piliers cannelés qu’une archivolte, semblable à celle d’une cathédrale, auréole de perfection. Sous son couvert se cache une somptueuse porte en bois avec son gigantesque tympan de vitrail dont l’histoire remonte au Moyen-Âge. La ciselure néo-gothique des détails apporte cette subtile élégance architecturale à la dureté de la pierre grisâtre dans laquelle la demeure entière est bâtie. L’ensemble d’un formalisme autoritaire est adouci par le feuillage tendre du lierre qui assaille les murs, grimpe aux contreforts et s’immisce entre les fenêtres. Davantage palais qu’église, la maison, plus large que haute, s’étend sur près de trois mille mètres carrés, et les crêtes qui coiffent sa toiture n’atteignent pas celles des saints clochers. En contournant le bâtiment percé de baies à carreaux, on parvient aux jardins orientés plein sud, avec ses parterres à la française et son parc à l’anglaise.
C’est là, au milieu de la grande pelouse, qu’ont lieu les enchères. Une estrade et des chaises y ont été installées pour la vente, pièce par pièce, du mobilier et des œuvres d’art. Les collectionneurs sont au rendez-vous. Je reconnais parmi eux, Antoine Seilern et Sir John Denis Mahon. Le patrimoine est estimé à plus de cent mille livres. Le prix de départ de la demeure et de ses quatre acres de terrain, qui représente déjà la moitié de la somme, a été fixé à cinquante mille livres. Sur les vingt-et-un hectares initiaux, trente-trois acres de forêts sauvages, de falaises et de plages ont été remis à l’État, tandis que le reste de la propriété a été morcelé en petites parcelles vendues au mètre carré aux investisseurs immobiliers. Le soleil estival rayonne aujourd’hui. Avec les portes ouvertes au public, les gens sont venus nombreux assister aux enchères sans forcément y participer. La pelouse est bondée. Les badauds profitent de l’occasion pour visiter, ils font le tour du propriétaire, se promènent dans les allées de jardin et s’amusent sur la plage en contre-bas. Les plus curieux épient par les fenêtres.
J’ai rendez-vous sur la jetée. Au bout du jardin, un sentier s’éclipse dans les fourrés. Sur un lit de feuilles sèches et de sable, il s’enfonce entre les chênes verts de la falaise et descend en zigzag un talus buissonneux d’ajoncs jaunes et de fleurs en grappes mauves. Le vent marin projette ses embruns sur la pente découverte où je m’arrête à mi-chemin pour admirer l’étendue bleu givré de la Manche. Les vagues paresseuses caressent la grève et mugissent d’un ton langoureux. Des éclats de voix brisent la monotonie du chant marin. Des enfants pieds nus jouent dans le sable mouillé du rivage, tandis que leurs parents en retrait se reposent sur de grands draps de bain. Au-dessus de l’eau s’agitent des goélands qui virevoltent en poussant de temps à autre des cris stridents. J’aperçois mon homme debout, à l’extrémité de ce bras de pierre qui avance sur la mer. Les mains dans les poches de son trench-coat beige, il fixe l’horizon. Sa tête est enfoncée dans un chapeau cabossé de feutre gris. Je me hâte de le rejoindre. De dos, sa carrure est étroite. Il n’est ni grand ni costaud. Je crains de me tromper de personne.
« Inspecteur Copper ? » interpellé-je.
Il se retourne et acquiesce. C’est bien lui. Son visage rond et petit se cache derrière d’épaisses lunettes. Il ne porte pas de barbe. Avec son menton fuyant, cela lui donne un air juvénile malgré ses quarante-cinq ans.
« Je suis Ms Ann Lovell. C’est moi qui vous ai contacté.
— Enchanté Ms Lovell. Inspecteur Mickaël Copper, se présente-t-il.
Nous nous serrons la main et, d’un accord tacite, nous quittons la jetée pour nous promener le long du rivage. Il reste morne et silencieux. Je sens ses réticences à aborder le sujet. Je me décide à parler la première.
— Je vous suis reconnaissante de vous être déplacé. Ça n’a pas dû être facile de prendre des congés quand on fait partie de Scotland Yard.
— Pas vraiment. C’était mon projet, bien avant vos sollicitations. Après tout, c’est ma ville natale, répond-t-il avec une pointe de nostalgie.
— C’est vrai. Vous avez vécu ici et vous les avez connus personnellement. C’est pour cette raison que je tenais tant à vous rencontrer.
— Je ne sais pas si je pourrais vous aider… Beaucoup de choses ont déjà été dites.
— Mais toutes ne sont pas vraies. Je crois que vous connaissez mieux que personne la vérité.
— Vraiment ? Pourtant, je ne suis pas sûr de vouloir la connaître en entier, vous savez ?
— Qu’est-ce qu’un inspecteur de police pourrait craindre à ce point de la vérité ?
— Qui sait ? »
Un sourire point sur le coin de ses lèvres, le premier, depuis notre rencontre, mais il n’y a pas d’arrogance dedans, seulement un sentiment d’amertume et de mélancolie. Je reste perplexe devant une telle réaction. À travers mes investigations sur ce scandale, j’ai rassemblé toutes les informations que je pouvais dénicher, les coupures de presses, les témoignages et même les rapports d’enquêtes. Je les ai triés, j’ai démêlé le vrai du faux. Je suis assez confiante des conclusions auxquelles je suis arrivée. Je ne me laisserai pas décontenancer. Je repars à la charge.
« Comme je vous l’ai dit au téléphone. Je suis particulièrement intéressée par l’affaire Wintersley. C’est une histoire passionnante, j’espère que vous me pardonnerez cette avidité cynique pour les scandales qui va de pair avec ma profession. Je sais que vous êtes intimement concerné et…
— Certes…, admet-il avec impatience.
— Je voudrais en faire un livre. C’est un excellent sujet.
— Je comprends… Qu’attendez-vous exactement de moi ? »
Nous remontons les rampes du sentier en direction de la maison. Il marche à grandes enjambées. Je peine à le suivre.
— J’espérais que vous pourriez jeter un coup d’œil à mon manuscrit et que vous pourriez m’aider à mieux cerner… »
Il s’arrête si brusquement que je manque de le heurter dans mon élan. Sans se retourner, il me demande d’une voix sourde :
« Vous voulez vraiment publier un livre sur cette histoire en dépit de toute moralité ?
— Je préférerais votre soutien pour éviter les contresens. Mais je le ferai quoi qu’il arrive, pour que le monde sache ce qu’il en est.
— Dans un esprit de justice ? demande-t-il avec désapprobation. Que faites-vous des personnes impliquées ? Beaucoup sont en vie, vous savez ? Vous allez révéler leur vie au monde entier.
— Je prendrai les mesures nécessaires pour ne pas leur nuire. Soyez-en assuré. »
Nous reprenons la montée du talus, sortons du taillis de chênes et parvenons aux jardins. Sur la pelouse, les enchères ont commencé. Le commissaire-priseur adjuge un paysage d’Henri Bright pour trois cents livres. Toutes les chaises sont occupées. Autour d'elles, le reste de l’assistance n’ayant pu s’asseoir demeure debout. Nous nous arrêtons en retrait derrière l’estrade des ventes. Le regard scrutateur de l’inspecteur Copper balaie l’assemblée. J’espère toujours une réponse à ma requête, mais elle se fait attendre. D’impatience, je demande, mais à voix basse, de peur de le déranger dans son observation solitaire qui semble particulièrement le captiver :
« M’aiderez-vous ? »
Mais il ignore ma question. Sans quitter des yeux la scène, il se rapproche et murmure à son tour :
« Vous voyez le gentleman assis au premier rang ? Le quatrième siège en partant de la gauche. Il a une moustache blanche, épaisse, et un derby noir.
— Oui, celui en costume gris avec sa canne. On le remarque aisément. Il a une belle prestance. Vous le connaissez ?
— Lord Kingstone.
— Sir Regis Ford Kingstone ?
— Il a obtenu une pairie il y a cinq ans. Il a fait fortune pendant la guerre, grâce à son entreprise de radioélectricité, qu’il a fondée avec le Duc de Twynham. À la mort de celui-ci, il s’est retrouvé seul à sa tête. Il a ensuite été désigné président des industries métallurgiques en Écosse et à présent, il est baron et c’est l’acheteur principal dans la vente de Cliffwalk House. On raconte aussi qu’il voudrait se lancer dans l’immobilier…
— N’est-ce pas dans ce cas précis que l’on dit : « le roi est mort, vive le roi ! » ?
— Je suppose. C’est la roue de la fortune. L’ascension, puis la chute. Les Wintersley se sont élevés au sommet de la société. Ils en sont tombés d’autant plus haut. Maintenant, c’est l’heure de Lord Kingstone. »
Il hausse les épaules mais je comprends que Kingstone, très en vue dans le monde ces dernières années, ne brûle pas d’envie qu’on déterre cette histoire et surtout, qu’on en révèle les subtilités. Peut-on le lui reprocher ? Opportuniste et manipulateur, certes, mais il a du talent en affaire, on ne peut pas le lui enlever.
« Je vous aiderai, déclare-t-il au moment où je m’y attends le moins. Jusqu’à ce que vous soyez en mesure de prendre la décision de publier ou non.
Il se remet aussitôt à marcher. Je n’ai pas le temps de m’interroger. Il faut saisir l’occasion au vol.
— J’ai apporté mon attaché-case, avec tous mes documents. Nous pouvons aller dans un salon de thé pour en discuter.
— La maison de mes parents se trouve tout près d’ici. Ma mère y vit encore. Je pense que nous serons plus tranquilles pour parler. »
Nous quittons Cliffwalk House. Ma mallette sous le bras, je brûle d’envie de tout déballer. Nous arrivons chez lui, un petit cottage habillé de tuiles de bois. Un grand pin garde l’entrée, tout près d’un chemin pavé qui mène à la porte. Je rencontre sa sœur Helen, une vieille fille maigre aux longs cheveux gris, ébouriffés. Mrs Copper, sénile et fatiguée, se repose dans sa chambre. Inutile de l’importuner. Helen m’accueille dans un séjour étroit, si chargé en mobilier massif et en bibelots que je peine à me frayer un passage jusqu’au canapé, craignant de faire tomber, d’un geste maladroit, le vase derrière la porte ou la fragile danseuse émaillée au bord du secrétaire. Buffets, consoles, étagères, chaises se succèdent le long des murs rose délavé. Des aquarelles sont placardées en hauteur dès que l’espace le permet. Sur chaque table, sont disposés des napperons, des porcelaines et des bouquets de fleurs en plastique. Le salon est au centre, le fauteuil collé contre la table basse. J’ai du mal à y placer les jambes. La pièce est mal éclairée. Un voile de dentelle couvre l’unique fenêtre. Helen nous apporte du thé sur un plateau argenté. Je ne tiens plus en place. J’ouvre mon attaché-case et je sors mes papiers. Les choses sérieuses vont commencer.
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