1.1.2
Theo détestait l’orage. Il priait le ciel de s’arrêter, mais tout ce qu’un enfant pouvait faire, c’était attendre et espérer. Il en était toujours là, bien qu’une décennie se soit écoulée. Les mêmes sentiments revenaient le hanter. Derrière le rideau de pluie, il se revoyait à l’âge de dix ans, quand, encore sous le choc de la mort prématurée de sa mère, son père qu’il n’avait jamais rencontré le fit venir chez lui, très loin de Londres, à Cliffwalk House. Bien sûr, il aurait préféré rester avec ses grands-parents, dans leur appartement de Soho où il était né, mais son grand-père souffrait alors de diabète, et sa grand-mère devait gérer seule la chapellerie depuis le décès de sa mère. Alors, il pleura beaucoup, mais il se résigna bien vite. Son père était riche, son père était noble, il pourrait lui offrir une existence bien meilleure. Aucune raison ne pouvait justifier un refus. Il prit le train, sans autre accompagnateur que le personnel de la compagnie, et on l’abandonna à la gare de Cliffwalk-On-Sea.
Le train repartit bien vite, et il resta sur le quai, sous la pluie battante, à traîner de ses maigres bras une valise plus lourde que lui. Il était lent. En quelques mètres, les trombes d’eau l’avaient déjà trempé jusqu’aux os, et il pataugeait dans ses chaussures engorgées. Désemparé, il regarda autour de lui. Pas âmes qui vivent. Personne ne l’aiderait. Son père devait venir le chercher, mais il ne semblait pas encore arrivé. L’enfant ne savait pas. Le tonnerre gronda. Il voulut s’enfuir, mais le poids de sa valise le ralentissait. Il manqua de trébucher. Il avait peur, beaucoup trop peur pour se mettre à pleurnicher, et cette terreur galvanisait ses muscles, lui procurant la force de soulever son bagage. Il alla, comme un grand, se réfugier sous le hall de gare. Une fois son stress passé, il resta dans l'attente, la solitude et le froid. Rien n’empêchait plus son angoisse de le submerger. Il était seul et abandonné dans un lieu inconnu. Personne n’était venu le chercher. Personne n’était là pour lui.
Recroquevillé sur lui-même, l’enfant sanglota, il se lâcha et cria toutes les larmes de son corps. Sa voix résonna dans la salle haute et déserte, tandis que le martèlement assourdissant des trombes sur le toit noyait son terrible appel. Il épuisa ses dernières ressources à pleurer et tomba en léthargie. Son corps s’engourdit et son esprit sombra dans une sorte de coma, mais avec les yeux grands ouverts, écarquillés et inexpressifs qui fixaient aveuglément le vide devant lui. Il demeura comme ça un long moment. Theo, lui-même, ne se rappelait pas du temps qui s’était écoulé jusqu’au moment où une ombre avait troublé sa vue. Une simple silhouette, replète et gauche s’agita devant lui. Un homme, d’un âge avancé, vêtu d’un costume noir et d’un képi qui masquait une abondante chevelure grise, accourait à sa rencontre, la main levée pour attirer son attention. Arrivé près de lui, l’inconnu demanda, tout essoufflé :
« Bonjour… Veuillez me pardonner, je suis Mr Mutton, chauffeur attitré de Sa Grâce le Duc de Twynham. Je venu chercher lord William, le jeune fils de Sa Grâce, qui devait arriver à la gare aujourd’hui. Serait-ce bien vous, mon enfant ? »
L’enfant ne comprit pas. Personne ne l’avait jamais appelé ainsi. Il paniqua, rejeta tout en bloc et s’effondra en larmes. L’homme s’efforça de le consoler et lui promit de l’aider s’il lui racontait calmement son histoire. Il obtint ainsi la confirmation qu’il s’agissait bien du jeune garçon qu’il était venu chercher.
« Dieu soit loué, je vous ai retrouvé, mon lord, soupira-t-il. Votre père est parti régler des affaires urgentes en Écosse. Il avait laissé des instructions vous concernant à la Duchesse, votre mère, mais elle ne m’en avait pas tenu informé. Enfin, grâce à Dieu, il ne vous est rien arrivé. Venez, rentrons vite au manoir. Vous pourrez vous changer et vous reposer. »
Mr Mutton le fit monter dans un véhicule rouge bordeaux, une Rolls-Royce Silver Ghost, l’un des premiers modèles munis d’un toit salvateur contre la pluie. C’était la première fois que l’enfant voyageait en voiture, mais au lieu de se réjouir de cette opportunité, il souffrit pendant tout le trajet du mal des transports. C’était comme si son corps rejetait cet exil forcé, dans une maison froide, où il n’était pas désiré, au milieu d’étrangers, voués à devenir sa nouvelle famille. Son père, parti pour l’Écosse, l’avait déjà oublié. Il restait avec cette femme qu’il devait appeler mère, mais qui n’en avait pas le cœur. La pluie s’était arrêtée, mais la morosité ne disparut jamais. Elle avait pénétré sa chair et imprégné son âme.
L’averse cessa, le tonnerre baissa d’un ton. Quelques éclairs hachuraient encore le ciel par endroits, mais le déluge était passé. Theo enfourna sa bicyclette et reprit la route. Pédaler le réchauffait. Son cœur semblait reprendre vie dans sa poitrine. Il ne pensait qu’à rentrer chez lui, dans cet appartement, le seul endroit qu’il considérait comme sa véritable maison. Il lui avait fallu six ans avant d’y revenir. Le bâtiment en brique noircie était toujours aussi sale que dans son souvenir, mais ce n’était que façade, car beaucoup de choses avaient changé depuis. Pour subvenir à ses besoins et payer les soins de son mari, sa grand-mère céda en 1926 une partie de l’immeuble aux Menard, des amis de la famille. Elle était morte depuis, son grand-père aussi.
C’était Théo, à présent, qui partageait avec eux les lieux. Il conservait les combles et le troisième palier où il avait vécu avec sa mère, puis, au décès de celle-ci, ses grands-parents s’y étaient installés. Les Menard occupaient les deux premiers étages et le rez-de-chaussée dont ils avaient converti la chapellerie familiale en gargote française, nommée le Bistrot Parisien. Ils vivaient à neuf : l’aïeul, le père, la mère, les deux filles aînées, leurs trois frères cadets et la benjamine. Theo avait appris à les connaître depuis qu’il avait emménagé et soupait régulièrement à leur table. Les filles, Louise et Cecile, à peine plus jeunes que lui, l’appréciait et il profitait de leur compagnie pour discuter avec elles en français, une langue qu’il avait apprise de ses grands-parents et à laquelle il était attaché. Jean-Louis Menard, le grand-père, était, comme le sien, un des insurgés de la commune de Paris qui s’exilèrent en Angleterre. Le jeune homme portait d’ailleurs, avec beaucoup de fierté, le même nom et prénom que son ancêtre, Théophile Hattier.
Theo poussa la porte d’entrée jouxte au restaurant et pénétra dans le maigre et sombre couloir au bout duquel se tapissait l’escalier. Il monta, son vélo sous le bras l’encombrait au tournant de chaque palier. Il le déposa au seuil de son appartement et après avoir tourné la clé, il se dirigea vers la salle de bain. Il se dévêtit, étendit son linge humide et se sécha à l’aide d’une serviette devant le lavabo. Tandis qu’il rinçait son visage sous l’eau du robinet, un grondement sourd tonitrua de l’autre côté du mur :
« Sale garnement ! Viens ici tout de suite ! »
Surpris, le jeune homme releva brusquement la tête. Dans le miroir au-dessus du lavabo, il se retrouva face au regard glaçant de son père, une paire d’yeux d’un bleu pénétrant qui se fichaient dans les siens. Tous son corps s’horripila dans un frisson d’effroi. L'eau ruisselait abondamment sur son visage et glissait le long de ses traits anguleux. Ils suivaient les mêmes lignes sèches et découpées que celles de son père, mais l’homme en face de lui était brun et non pas blond. Theo se reconnut dans la glace et soupira. Sa crainte soudaine s’évapora, il perdit son assiette et s’appuya, les bras tendus sur le rebord de la cuvette, pour éviter de choir. La voix de l’autre côté du mur se remit à tempêter.
C’était celle de son voisin, un mauvais bougre qui s’emportait souvent, tantôt contre sa femme, tantôt contre son fils. Les cris de l’un, les pleurs de l’autre perçaient jusqu’à lui et rendaient presque palpable cette scène de violence domestique qu’il connaissait si bien. Mutilé de guerre, à ce qu’il paraît, mais ce n’était pas une excuse que Theo pouvait accepter. Ça faisait des années qu’il les entendait sans jamais s’y habituer. Toujours ces cris le surprenaient et le ramenaient à sa propre histoire. Tout son être se rebellait contre cette voix puissante et cruelle qu’il abhorrait. De rage, il frappa d’un coup de poing le mur de la salle de bain, s’écorcha les phalanges, mais comme à chaque fois, sa voix resta muette, coincée au fond de sa gorge et incapable d’émettre la moindre objection. L’enfant en lui était bien trop effrayé pour oser s’insurger, haut et fort, contre la paternelle autorité.
Theo passa rapidement sa robe de chambre et s’enfuit aux combles. De là-haut, il n’entendait rien et pouvait se calmer. Il en avait fait d’ailleurs ses quartiers, dans un confort rudimentaire, avec juste le mobilier nécessaire : un lit, une table de travail, et une grande commode. Au contraire du reste de la maison proprette et ordonnée, il régnait dans cette mansarde un léger parfum de garçonnière. Les draps mal faits sentaient le renfermé et la sueur ; des montagnes de livres et cahiers s’entassaient les uns sur les autres autour de son bureau à même le plancher ; des piles de chemises, de chaussettes, de caleçons recouvraient le dessus de sa commode ; et un bric-à-brac de vieilles affaires débordait d’une ancienne cantine militaire rouillée, si pleine à craquer que son couvercle restait toujours entrebâillé.
Il dormait là, toutes les nuits, au lieu d’utiliser, à l’étage du bas, la grande chambre à coucher qu’il n’osait pas déranger. Elle était restée comme ses grands-parents l’avaient laissée, avec son odeur persistante de pot-pourri, ses chinoiseries, ses napperons brodés, et tout son vieux mobilier du siècle passé. Les placards étaient remplis de leurs affaires, la coiffeuse contenait encore les bijoux et les coiffures de sa mère et de sa grand-mère, le riche édredon damassé recouvrait toujours le lit sur lequel, enfant, il aimait tant sauter et pour lequel on l’avait souvent grondé. Tout dans cette pièce évoquait leur présence rémanente. La porte restait verrouillée, mais de temps à autre, Theo l’ouvrait et, accoté au chambranle, il contemplait les fantômes de sa famille y ressusciter.
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