1.2.3

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Alice renonça à sortir de ce quartier malfamé. Elle déambula au milieu des fêtards éméchés et de leurs compagnes d’un soir, qui sortaient dans un état second, des fumeries et des clubs environnants. Ses orteils, comprimés dans ses chaussures à talons, la lancinaient. Son lourd bagage, à force de tirer sur ses bras, menaçait de lui rompre les biceps. À chaque pas qu’elle faisait, elle sentait de plus en plus ses jambes flancher. La force d’avancer lui manquait. Devant elle, deux péripatéticiennes racolaient. L’une d’elles aborda un homme avec un sourire enjôleur. Elle se mit à glousser, et rejetant sa tête en arrière, elle déploya son décolleté. Alice l’observa s’éloigner au bras de son client pour entrer dans un établissement à proximité. Songeant que ces femmes de petite vertu devaient bien connaître le voisinage, elle s’approcha de l’amie abandonnée, une brunette maigre et dégingandée, dont le maquillage abusif enluminait un teint déjà terni et froissé.

« Bonsoir, salua Alice, d’une voix hésitante.

— Mamma Mia ! Mais qu’est-ce que tu fais ici, mon petit chou ? s’enquit aussitôt la femme, sur un air strident et chantant, aux accents étrangers.

— Je suis perdue en vérité. Connaîtriez-vous un hôtel près d’ici ? Je ne suis pas du coin et je n’ai pas beaucoup d’argent. Je cherche une chambre bon marché pour la nuit.

— Porca Miseria ! soupira la prostituée. Comment une jolie petite demoiselle comme toi a pu atterrir ici ? Où sont tes parents ?

— Malheureusement, ils ne sont plus de ce monde, mentit la jeune lady avec une mine affectée.

— Écoute, trésor, il y a un hôtel juste là, le Midnight Flowers. Tu le vois ? Ce n’est pas vraiment ton genre, mais la patronne te donnera une chambre pour pas cher. Dis-lui que tu viens de la part de Rezia, sinon avec ton visage d’ange, elle te plumera. »

Alice poussa un soupir doucereux et, les mains sur le cœur, elle s’exclama :

« Dieu soit loué ! Je ne sais vraiment pas comment vous remercier…

— Et bien… Tu vois… »

La prostituée lorgnait le bracelet en argent qu’elle portait et, par quelques habiles coups d’œil, elle lui fit comprendre clairement ce qu’elle désirait. La jeune lady ne s’attendait pas à un tel opportunisme, contraire aux règles de courtoisie auxquelles elle était habituée, mais tout ce formalisme n’était que vanité dans un monde qui n’avait guère le luxe de s’y adonner. Alice avait négligé de telles réalités et elle avait été dupée par la prostituée. Mais dans l’urgence où elle se trouvait, elle avait bien trop besoin d’un toit, d’un lit, d’un endroit où se reposer pour perdre du temps à chicaner. Elle lui abandonna son bracelet avec une fausse obligeance et s’empressa d’aller louer une chambre.

Une armoire à glace, fort poilu avec une moustache épaisse à la hongroise, gardait la porte à carreaux protégée par un rideau rose décoloré des regards importuns. L’hôtesse à la chevelure rouille permanentée peignait ses ongles derrière son comptoir. C’était une grosse dame que l’âge empâtait, mais qui refusait de paraître aussi vieille qu’elle ne l’était. Pour ce faire, elle usait de coloration et de maquillage pour camoufler une peau crevassée et des cheveux blancs. Elle leva à peine un sourcil quand Alice se présenta et, sans se soucier de sa cliente, elle poursuivit méticuleusement son ouvrage, doigt après doigt. Harassée de fatigue, la jeune lady s’impatientait et, à bout de nerfs, elle brûlait d’envie de ressortir le revolver et le lui pointer sous le nez.

« J’aime bien le corail, mais le framboise est beaucoup plus gourmand ! s’exclama soudainement l’hôtesse à l’accent cockney. Vous ne trouvez pas ? »

Déconcertée, Alice ne sut que répondre et elle se contenta d’acquiescer à ses propos avec une maladroite hésitation.

« Alors, je vais devoir tout recommencer, malheureusement…, soupira la patronne. Mais vous m’aiderez, ma jolie, n’est-ce pas ?

— Demain, avec plaisir, mais pour ce soir, si vous le permettez, je souhaite juste une chambre pour pouvoir me coucher… »

Pour la première fois, l’hôtesse leva la tête et regarda proprement sa cliente. Elle l’observa avec une moue pincée, puis questionna :

« C’est Rezia qui vous envoie, c’est ça ?

— Oui.

— Vous comptez loger longtemps ici ?

— Pour tout vous avouer, je ne sais pas encore.

— Alors, laisse-moi te prévenir, ici, les gens vont et viennent, plus on a de clients dans une soirée, plus ça fait nos affaires. Tu comprends ça ? Alors, je veux bien te faire la nuit complète, mais pas longtemps. Après, tu ferais mieux de trouver un coin plus tranquille pour une fille dans ton genre.

— Ça me convient. Je n’ai pas l’intention de rester. Je dois retrouver mon frère dans quelques jours. Je m’en irai après. Vous avez ma parole.

— Ça te fera quatre shillings et 11 pences, ma jolie. Moi, c’est Carmen McBride.

— Alice… Alice Liddell. »

Alice bafouilla. Par réflexe, elle avait révélé son prénom d’emblée, mais songeant aussitôt qu’il valait mieux gardait secrète son identité, elle avait ensuite donné le premier nom de famille qui lui vint naturellement en tête. Celui d’une autre Alice, celui d’Alice Liddell. La patronne fronça les sourcils, mais ne fit pas de commentaires. Elle prit la clé de la chambre 33 tandis qu’Alice lui réglait la somme à payer. La jeune lady poussa un soupir de soulagement et monta au dernier étage. Il lui tardait de pouvoir s’allonger et de se reposer.

Poussant l’interrupteur, elle découvrit à la lumière d’une ampoule nue, une petite chambre miteuse, aux recoins noirs de crasse, qui avait pour tout mobilier un lit, un porte-manteau, une table, une lampe et une chaise. Aux murs, le papier peint arraché révélait la peinture glauque originelle. Des rideaux mauves voilaient une fenêtre à guillotine qui donnait sur l’arrière-cour. Dans un renfoncement, en face du lit, une porte dérobée permettait d’accéder à un petit cabinet de toilette. Alice déposa ses affaires par terre et, sans prendre la peine de se changer, elle se jeta sur le lit. Guère confortable : elle sentait les ressorts du matelas mal rembourré, mais ce n’était pas insurmontable et, avec la fatigue qui l’assommait, elle ne ferait pas de difficulté. Au fond, il y avait même un lavabo et des latrines privées. C’était un luxe inespéré. Après tout, elle l’avait fait. Elle avait survécu à cette première journée et elle continuerait. Le futur demeurait incertain, mais au moins, elle pouvait enfin y songer. Une nouvelle vie s’offrait à elle, avec ses peines et ses joies, et si un jour, le malheur devait l’accabler, cette nuit, quoi qu’il en soit, elle se permettrait de rêver.

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