1.3.2

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Cette fois-ci, lorsqu’Alice poussa la porte du Weekly Herald, elle s’ouvrit. Elle pénétra sur le tapis du hall lambrissé, éclairé d’appliques murales fleuronnées. La pièce était vide. En face, un escalier accédait aux étages tandis que sur le côté, une porte s’entrebâillait. La jeune lady qui hésitait à frapper essayait d’épier l’intérieur, quand des bruits de pas et de conversations dans les escaliers la surprirent. Deux hommes descendaient au rez-de-chaussée et discutaient de leur travail. Alice se retourna pour leur faire face.

Le premier qui parlait avec éloquence était un métis de taille un peu en dessous de la moyenne. Dans un costume dépareillé, constitué d’une veste bleu foncé et d’un pantalon beige, sa carrure athlétique transparaissait et révélait un corps jeune et entraîné, d’une grande tonicité. Il se déplaçait avec une sorte de désinvolture, d’un pas tantôt traînant, tantôt rapide où se mêlaient à la fois langueur et vivacité. Son visage aux traits droits et secs, presque romains, et sa moustache fine possédaient une indéniable noblesse, mais son teint, d’un beau brun caramel, et ses cheveux frisés trahissaient ses modestes origines de mulâtre. Pour Alice, il constituait un curieux spécimen, plein d’excentricité et d’exotisme.

Le second, en revanche, lui était plus familier. Il manquait de charme, mais se comportait avec mesure, à la manière d’un gentleman. Grand en comparaison, il avait l’air d’un géant famélique pourvu de jambes si longues qu’on l’aurait cru monté sur des échasses. La rousseur mouchetait son long visage d’éphélides. La jeune lady soupçonnait des origines écossaises, l’étant elle-même par sa famille maternelle, les Haliburton, des nobles des Lowlands. L’accent gaélique avec lequel il la salua ne vint que confirmer son hypothèse. Il s’approcha pour se présenter, mais se fit aussitôt devancer par son collègue dont le regard, en se posant sur Alice, s’était empli de ravissement.

« Bonjour mademoiselle ! Permettez-moi de me présenter ! Richard Dickinson pour vous servir ! Dites-moi quel bon vent amène une si ravissante demoiselle dans nos locaux ? »

Le jeune métis lui tendit la main d’un geste fougueux, et elle fut bien obligée de la lui serrer. Tandis qu’il appuyait sa poignée sans la quitter des yeux, il lui décocha un sourire ravageur, reluisant de toutes ses dents propres et bien rangées, auquel elle ne put s’empêcher de répondre d’un léger rougissement. Resté à une distance convenable, le grand rouquin hocha la tête dans un soupir, il s’excusa du regard pour les manières incorrigibles de son ami, puis, comme pour mettre un terme à cette comédie, il déclara :

« Vous pouvez simplement l’appeler Dickie Dick, comme tout le monde. Moi, je me nomme Douglas O’Neill.

— Carole Liddell, répondit Alice. Enchantée.

— De même. Venez. Ne restons pas dans l’entrée. Par ici, suivez-moi. Nous serons mieux au secrétariat pour discuter.

— Il y a une bouilloire électrique et du café instantané, ajouta Dickie Dick.

— Personne à part toi ne peut avaler ce jus de chaussette… », rétorqua O’Neill.

Alice suivit les deux compères dans la pièce adjacente où une jeune femme, d’à peine vingt ans, était attablée à son bureau au milieu de casiers et d’étagères. Sa volumineuse chevelure brune encadrait un visage guilleret aux pommettes rebondies. Quand les hommes entrèrent, elle fit une moue rieuse en se dodelinant sur sa chaise et adressa discrètement, derrière ses lunettes en corne, une œillade pétillante à Dickie Dick.

« Bonjour les garçons ! salua-t-elle d’une voix pimpante.

— Bonjour miss Kelly, répondit O’Neill. Avez-vous du courrier pour moi ? »

La secrétaire aperçut derrière eux Alice et bouda un peu, déçue de ne pas être la seule femme en compagnie de ces messieurs. Dickie Dick et O’Neill offrirent un siège à la jeune lady et mirent à chauffer la bouilloire. Miss Kelly tendit à O’Neill la pile de courrier qu’il était venu chercher. Il survola une à une les enveloppes. À moitié assis sur le bureau, Dickie Dick se pencha vers Alice.

« Alors, dites-moi Carole… Mais puis-je vous appeler ainsi ? s’inquiéta-t-il soudain.

— Oui, je vous en prie.

— Dites-moi Carole, reprit-il, qu’est-ce qui peut bien vous amener ici ?

— Je suis à la recherche de quelqu’un… Un parent…, expliqua-t-elle avec maladresse. Il a travaillé quelques temps ici… »

O’Neill leva des yeux interrogateurs. La bouilloire se mit à siffler. Dickie Dick qui se chargeait du service, virevolta et demanda :

« Prendrez-vous du thé ou du café ?

— Du thé, merci », lui répondit la jeune lady.

Et il servit à chacun sa boisson préférée, préparant pour lui seul une tasse de café instantané.

« Continuez, je vous prie, demanda O’Neill que la requête intriguait.

— Oh ! C’était il y a longtemps… Cinq ans pour être exacte. Je doute qu’il travaille encore ici… Mais peut-être quelqu’un le connaît-il et saurait-il ce qu’il est devenu…

— Avez-vous un nom ? »

Alice hésitait : ce nom prestigieux soulèverait des questions, mais elle n’avait pas le choix si elle désirait des réponses.

« Liam Wintersley…

— Wintersley ? Ce nom me dit quelque chose ! s’exclama Dickie Dick.

— Évidemment. C’est le nom d’une grande famille de l’aristocratie anglaise, rétorqua O’Neill d’un ton impassible. Et tu ne peux pas connaître cette personne, puisqu’elle a travaillé ici il y a cinq ans et que tu n’es toi-même là que depuis deux ans.

— Mais toi, tu travaillais déjà ici, il y a cinq ans ? s’enquit Dickie Dick.

— Je venais de commencer à la rédaction…, songea O’Neill. Savez-vous quel était son travail au journal ?

— Je ne sais pas exactement. Je crois qu’il était au secrétariat… »

O’Neill hocha la tête. Il y avait eu beaucoup de changement au secrétariat ses cinq dernières années. Impossible de se rappeler chaque visage qui y était passé. Il se mordit la lèvre. Un Wintersley… Avec un nom pareil, il en aurait souvenance. À moins que cette personne ne soit partie avant que lui n’arrive au journal. Il touilla son thé, puis releva la tête :

« Je suis navré. À ma connaissance, personne de ce nom n’a travaillé ici ces cinq dernières années.

— Je comprends. Ne soyez pas désolé. J’avais peu d’espoirs de le retrouver.

— Écoutez, il est possible que je ne l’aie pas rencontré. Je venais tout juste d’arriver au journal. Je demanderai à d’autres collègues de la même époque. Ils sauront peut-être de qui vous parlez.

— Dans ce cas, si vous le permettez, j’aimerais que vous m’accordiez une faveur. Si vous parveniez à retrouver Liam, je voudrais que vous lui transmettiez cette enveloppe, sollicita-t-elle en sortant de son sac un pli scellé. Il y a mon adresse actuelle à l’intérieur. Cela me serait d’un grand secours. Je viens d’arriver en ville et je ne connais personne. C’est mon seul parent à Londres… Je pensais lui demander de m’aider à m’installer ici.

— Bien sûr, nous comprenons votre situation, proclama Dickie Dick, d’un ton affecté. Soyez assurée que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous aider. »

O’Neill asséna un imperceptible coup de coude dans les côtes de son collègue pour modérer son zèle et rectifia ses propos un peu trop confiants :

« Nous ferons notre possible, mais nous ne vous promettons rien. Notez simplement sur l’enveloppe le nom de votre destinataire et le vôtre. »

Alice s’exécuta et leur remit sa missive.

« Je vous remercie infiniment », soupira-t-elle

La jeune lady se leva de son siège pour leur dire au revoir, mais au lieu de la saluer, Dickie Dick lui demanda à brûle-pourpoint :

« Pardonnez-moi, mademoiselle, mais peut-être seriez-vous libre ce soir ? »

Cette requête abrupte et inopinée surprit tout le monde. Chacun le regarda dans l’attente d’une explication. Il bredouilla avec embarras :

« Je me disais… Comme ce soir, nous fêtons mon anniversaire… Je me disais que vous pourriez vous joindre à nous… Oh, il y aura O’Neill, un autre collègue également, et deux autres dames. Si vous venez, nous serons hommes et femmes à parts égales. Nous avons déjà réservé une table, rajouter une personne ne devrait pas poser de problèmes. C’est au Café Anglais, un club assez chic, du côté de Leicester Square. Je sais que c’est inattendu, et peut-être avez-vous déjà quelque chose de prévu, mais je serai enchanté de vous avoir à dîner…

— Eh bien, je suppose que je ne peux pas refuser puisque c’est votre anniversaire, rit la jeune lady.

— Formidable ! Vous verrez, vous ne le regretterez pas. Harry Roy et sa bande ont été programmés pour ce soir. Leur musique est divine ! Vous connaissez ? C’est un fameux orchestre de jazz…

— N’est-elle pas un peu jeune pour aller dans un night-club ? interrogea la secrétaire, d’un ton pincé plein de jalousie.

— Je ne suis pas aussi jeune que j’en ai l’air, répondit Alice avec une pondération parfaite.

— Et quel âge avez-vous, mademoiselle ? demanda miss Kelly.

— Vingt ans. Suis-je suffisamment grande à votre goût ou dois-je encore vous demander la permission ?

— Non, ce ne sera pas nécessaire, intervint Dickie Dick. Retrouvons-nous vers six heures, devant la statue de Shakespeare, dans Leicester Square.

— Bien. Puisque l’affaire semble entendue, je suppose qu’un simple dîner ne devrait pas poser de problèmes… », concéda O’Neill.

Le rendez-vous réglé, Alice salua les deux hommes et la secrétaire, puis quitta les bureaux du Weekly Herald. L’invitation, quoique hardie, l’enthousiasmait par sa nouveauté. Elle n’avait jamais été dans un de ces luxueux clubs londoniens où l’on vient danser, boire et manger, tout en appréciant un show musical. C’était très à la mode en capitale et dans la haute société. Même le Roi s’y était déjà montré. Cependant, à seize ans et demi, la jeune lady n’avait pas encore fait ses débuts à la cour, alors dîner dans un club à Londres, c’était, avec raison, prématuré. Mais surexcitée à cette idée, Alice qui, par tricherie, se trouvait soudain propulsée dans ce monde d’adulte tant rêvé commençait à prévoir tout ce qu’il lui faudrait pour la soirée. Elle avait bien une robe de bal, sa préférée, mais peut-être manquerait-elle de maturité ? Et elle devait absolument trouver un coiffeur pour ses boucles échevelées…

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