1.4.3
En vain. Comme à chaque fois, le père le fit mander dans son bureau qui se trouvait dans une partie réservée de la bibliothèque. Le jeune garçon franchit les lourds rideaux de tenture médiévale qui le cloîtraient et pénétra dans son intimité. Des étagères de livres, rangées derrière des vitrages losangés, couvraient les pans muraux et montaient du parquet au plafond lambrissé. Devant la cheminée rustique de bois vernis se trouvait un salon en cuir rouge inspiré des clubs londoniens, destiné à la lecture et au thé que son père prenait souvent seul, reclus dans le secret de cette pièce où nul n’osait le déranger. Dans le contrejour d’une immense fenêtre, attablé à son grand bureau d’acajou, il l’attendait, assis droit comme un militaire, les bras croisés. Il lui fit signe de s’avancer et de prendre place en face de lui. L’enfant connaissait ce rituel à la lettre : il saisit une chaise posée contre un mur, la plaça de l’autre côté du bureau et s’y assit. Le regard baissé, il attendait l’implacable sentence paternelle. Plein de fierté, le jeune garçon ne pleurait pas, mais il luttait, prêt à éclater en sanglot dès qu’il y serait confronté. Pourtant, ses vaines larmes ne l’empêcheraient pas de tomber. Le père l’appela par son nom complet, l’enfant y répondit, et le procès commença.
« Peux-tu m’expliquer ce comportement à table ? interrogea le père.
— Je voulais comprendre ce dont vous parliez…, bredouilla l’enfant.
— Crois-tu que ce soit une discussion pour un enfant ?
— Non…
— Non, c’est une conversation d’adultes. Es-tu adulte, mon garçon ?
— Non…
— En effet. Tu es un enfant ! Tu ne dois pas intervenir. Sais-tu comment se nomme un comportement comme le tien ?
— Non… »
L’enfant secoua convulsivement la tête. La tension montait et contractait les nerfs de son corps. Des frissonnements presque imperceptibles le parcouraient. La réponse allait tomber, plus acérée qu’une guillotine sur sa tête de condamné.
« Cela s’appelle de l’impertinence. »
Le père marqua une pause. Il laissait fermenter l’angoisse et la peur dans l’esprit de son fils.
« Crois-tu qu’il faille punir l’impertinence ? »
L’enfant hoqueta de surprise. En quelques secondes, il prit la mesure de la question, mais demeura incapable de juger la meilleure attitude à adopter pour sa plaidoirie. Il observa, hagard, son père dans l’espoir de trouver dans son regard de quoi l’éclairer, mais il fut confronté à des yeux impatients qui lui ordonnaient de répondre sans tarder. Il bafouilla d’un ton implorant :
« Non ! »
C’était un non qui se défendait contre toute punition, plus qu’il ne tranchait la question de l’impertinence, mais le père ne l’entendit guère de cette oreille.
« Donc, selon toi, l’impertinence ne doit pas être punie, s’indigna-t-il d’un ton sarcastique. C’est donc un bon comportement. Doit-on l’encourager ?
— Non, non ! protesta l’enfant.
— Donc faut-il le punir ? »
Tête basse, l’enfant resta muet. Il sentait bien que quoi qu’il dise, rien ne changerait. Désemparé, les mains crispées de chaque côté, sur les bords de la chaise, il tentait de juguler les sanglots qui l’étranglaient.
« Tu voulais avoir une conversation de grandes personnes ? En voilà l’occasion, décréta le père d’un ton impérieux. Alors pourquoi ne réponds-tu pas ? Est-ce que ma question est compliquée ? Y-a-t-il quelque chose que tu ne comprends pas ? »
La pointe acérée de ces paroles transperça les oreilles brûlantes de l’enfant. Les sanglots jaillirent soudain dans un douloureux gémissement.
« Tu pleures ? s’offusqua le père. Tu te comportes comme un enfant, et tu voudrais prendre part à une discussion d’adultes ? Tu pensais pouvoir donner ton avis sur la grève ? Que disais-tu déjà ? Si les grévistes meurent de faim, donnez-leur du pain ? T’es-tu seulement entendu ? Tu ne sais rien, tu es un enfant. Tu crois que les choses sont si simples ? Si un garnement fait un caprice pour un bonbon, doit-on lui donner ce bonbon pour autant ? Est-ce cela la justice selon toi ? Réponds-moi !
— Non, non ! fondit en larmes le jeune garçon.
— Si mes ouvriers refusent de travailler pour avoir une augmentation, dois-je leur donner cette augmentation ?
— Non !
— Et dans ton cas, si tu pleures, comme tu le fais, pour ne pas être puni, crois-tu que ce soit une raison de ne pas te punir pour autant ?
— Non…
— Alors, cesse tes jérémiades et regarde-moi ! »
Intraitable, le père attendait que son fils se taise et rehausse la tête. Immobile dans l’encadrement de la fenêtre, sa silhouette altière se dessinait sur le rectangle de lumière. Le contrejour illuminait sa chevelure d’une couronne d’or et obscurcissait le relief de son visage anguleux, mais dans l’ombre profonde, encaissée de ses orbites, perçait l’éclat glacial de ses iris bleus. Hypnotisé par ce regard, l’enfant ravala sa salive et se médusa.
« Maintenant, dis-moi, l’impertinence est-elle un bon comportement ? reprit le père.
— Non…
— Dans ce cas, l’impertinence doit-elle être réprimée ?
— Oui », admit l’enfant.
Son esprit terrassé capitulait dans la bataille. Tombé sous le joug paternel, il ne songeait plus à fuir et encore moins à se battre contre son sort. Résigné, il se contentait de répondre d’une voix sans âme, monocorde comme celle d’un automate.
« Dois-je donc te punir ?
— Oui.
— Je dois te punir. En effet. C'est mon devoir. Mais comprends-tu pourquoi ? »
L’enfant secoua la tête d’un air benêt.
« Car tu es mon fils ! Et mon devoir en tant que père est de te punir à chaque fois qu’il le faudra pour faire de toi un homme. Répète : Père doit me punir pour faire de moi un homme.
— Père doit me punir pour faire de moi un homme.
— Bien. Maintenant, lève-toi et retire ta chemise. »
Le jeune garçon s’exécuta. Après tant d’incertitudes et de débats, le verdict tombait, la sentence était prononcée, sa punition mille fois projetée et exécutée dans son imaginaire se réaliserait enfin. Délivré d’une longue et angoissante attente, l’enfant l’accueillait presque avec soulagement. Le père prit sur la table marbrée du meuble-bar, une badine verte que les fils Mutton avaient cueillie à sa demande dans la propriété. Dédiée aux châtiments corporels, elle était faite d’une branche de noisetier dont le bois avait été choisi avec soin pour sa souplesse et sa solidité, gage d’une fustigation de qualité. D’un coup de baguette, le père intima à son fils de s’agenouiller au milieu du salon. L’enfant se pencha et s’appuya de ses bras sur la table basse. Sur l’entre-fenêtre en face de lui, une reproduction picturale de La Création d’Adam dans la chapelle Sixtine était accrochée là, par une sorte d’ironie. Cette peinture, il aimait l’admirer. Elle représentait à ses yeux, par le biais de ces figures primordiales en harmonie symétrique qui cherchaient à se toucher du bout de l’index, la relation originelle qui aurait dû exister entre son père et lui. Mais, comme l’infime espace, pas plus gros qu’un pouce, qui séparait Dieu et Adam pour l’éternité, son rêve réunificateur n’était pas près de se réaliser. Ce qu’il s’apprêtait à goûter, ce n’était pas l’amour d’un père, mais la fureur de sa cravache.
« Répète après moi ! Tu ne dois pas être impertinent. »
Le premier coup de fouet partit aussitôt, s’abattit d’un geste ample sur son dos et cingla sa peau. Comme secoué par une brève impulsion électrique, son corps se convulsa puis s’effondra. Raidissant ses bras, il retint sa chute.
« Je ne dois pas être impertinent, répéta machinalement l’enfant.
— Tu dois respecter ton père. Répète ! »
La badine s’activa de nouveau. La douleur fendit son dos de part en part, mais il encaissa encore. Il contempla, agenouillé comme s’il priait devant un crucifix, Dieu et Adam, les bras tendus l’un vers l’autre, réunis au Paradis. Cette vision de paix et d’harmonie l’apaisa. Il cria avec ferveur :
« Je dois respecter mon père !
— Répète encore ! Tu dois respecter ton père ! s’emporta-t-il en fustigeant son fils une nouvelle fois.
— Je dois respecter mon père ! hurla au supplice le jeune garçon.
— Encore ! »
Le père perdit son sang-froid. Son regard de glace s’embrasa d’un feu inextinguible. Dans la violence du geste, il trouvait pour lui-même un apaisement qui l’euphorisait et exaltait son mouvement. Cravaché comme un animal, son fils à demi conscient répétait encore et encore : « Je dois respecter mon père » et se cambrait à chaque coup de douleur. De plus en plus d’entailles cuisaient son dos. Bientôt son calvaire devint insoutenable, la souffrance l’assomma, et il perdit connaissance. Son père, cependant, ne se calma pas. En proie à une rage folle et morbide, il continua de fouetter le corps inerte de son fils gisant sur la table basse et hurlait, l’écume aux lèvres :
« Répète ! Tu n’es rien sans moi ! »
De ce frappant épisode, Theo garda l’étrange sentiment d’avoir, à sa façon, participé à la grève générale de 1926, comme s’il eut été l’un de ces ouvriers en lutte contre le gouvernement et le patronat. Sa seule intervention dans la conversation avait constitué une véritable rébellion. Il avait manifesté ce jour-là contre la suprématie paternelle et il avait été soumis et mortifié, de la même manière que la grève fut matée et condamnée par l’autorité gouvernementale. Comme tous ces travailleurs qui se firent licenciés sans condition pour avoir osé participer au mouvement, Theo avait été châtié pour son impertinence.
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