1.6.3

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Dès le dîner achevé, Dickie Dick, plein d’enthousiasme, la conduisit le premier sur la piste de danse. Elle qui songeait à valser comme une princesse, jusqu’à ce que ses souliers soient usés, dut capituler devant l’énergie du jeune métis dont elle n’arrivait même pas à suivre les pas. Il lui expliqua le tango, lui montra la plume en foxtrot, l’entraîna dans les rythmes effrénés du quickstep. Lent, vite, vite, lent… Il recommençait sans s’arrêter. La jeune lady sentit son corps branler et menacer de s’effondrer, mais Dickie Dick, impitoyable, par la taille, la tenait et l’empêchait de tomber. Il l’emportait. Sur les rotules, elle répétait : lent, vite, vite, lent… Et s’épuisait… Elle perdit la sensation de ses jambes et se demanda si elle flottait. La sueur baignait son front. La tête lui tournait. Il lui sembla qu’elle se débilitait. Ce fut le moment que Dickie Dick choisit pour la féliciter :

« Eh bien, voyez, mademoiselle ! Vous dansez à merveille à présent !

— Il me semble que mon corps exécute de lui-même des pas dont la logique m’échappe complétement…

— Formidable ! Vous dansez par accoutumance ! C’est si rare d’avoir ce résultat en une heure seulement !

— Oh, nous dansons depuis une heure… Incroyable… », répondit la voix tremblante d’Alice.

Et elle eut envie de pleurer.

« Vous êtes vraiment douée. Je pourrais danser avec vous la nuit entière sans me lasser ! Si j’avais pu avoir les mêmes résultats avec Emily… Mais malgré tous les cours que je lui ai donnés, elle n’a toujours pas le sens du rythme… Les pas sont parfaits, mais elle est bien trop tendue… O’Neill n’est guère plus doué. Et c’est lui qui mène la danse… C’est triste à voir… Ils sont en léger décalage par rapport au tempo… »

Dickie Dick les observait sur le bord extérieur de la piste. Malgré le nombre de danseurs, Alice suivit son regard et remarqua sans peine leurs têtes dépasser de la foule. Il y avait vraiment quelque chose de dégingandé dans leurs mouvements, à les voir sautiller sur place avec leurs corps si raides, mais même ainsi, ils semblaient parfaitement coordonnés, suivant une mystérieuse chorégraphie qu’eux seuls connaissaient.

« Sont-ils mariés depuis longtemps ? demanda Alice.

— Oh grand Dieu ! Ils ne le sont pas. O’Neill ne semble pas vouloir quitter son célibat et Emily est veuve. Si elle se remarie, il y a fort à parier qu’elle perdra le fidéicommis de son défunt mari.

— Veuve ? À son âge ?

— Oh, c’est une histoire sordide… Ils allaient divorcer. Du moins, c’est ce qu’ont prétendu la maîtresse et la famille de son mari… Emily, elle, dit qu’elle ne savait rien de tout cela… Ça a fait un scandale ! Son mari était riche comme Crésus et elle était la première bénéficiaire de sa mort… Alors, elle a été accusée de son meurtre… C’est pour cela qu’elle a quitté Paris pour revenir habiter ici… Oh, ils n’ont rien pu prouver ! Et elle a été disculpée. Bien sûr ! Je ne crois pas qu’elle ait pu le tuer, mais enfin…

— Comment est mort son époux ?

— Hum… Il serait mort noyé dans sa baignoire… mais il aurait été drogué. Emily affirme qu’il prenait de l’opium pour dormir… Un simple accident, en somme, mais la police n’a jamais retrouvé le vendeur de drogue… Donc rien n’a pu être prouvé…

— Ça n’en est pas moins une mort saugrenue… Ce n’est pas surprenant que la famille ait cherché un bouc émissaire. Surtout quand il y a de l’argent en jeu… »

Quelques minutes plus tard, Emily et O’Neill leur firent signe depuis l’extérieur de la piste de les y rejoindre. Le géant écossais proposa un échange de partenaires. Alice en était ravie. Non qu’elle se réjouisse de danser avec O’Neill, mais elle pourrait enfin souffler. De son côté, Emily voulait avoir sa danse avec le roi de la fête et lui souhaiter dignement son anniversaire. Tous deux s’inquiétaient aussi pour Theo qui avait été abandonné seul à la table depuis un moment maintenant. Dickie Dick prit Emily par la taille et l’emmena sur la piste de danse, O’Neill, plus distant, laissa Alice s’avancer au milieu des couples avant de lui prendre la main. L’Écossais, par sa grande taille, maintenait sans peine un écart entre elle et lui qui n’avait pas eu lieu avec Dickie Dick. Habituée à cette distance formelle en société, la jeune lady se trouva tout à fait à son aise. Ils n’avaient, par ailleurs, rien à se dire l’un et l’autre et n’avaient pas envie d’inventer un sujet de conversation pour y remédier. Dans cette entente cordiale, ce fut un silence agréable et Alice apprécia enfin un foxtrot sans trop se fatiguer.

Dès qu’O’Neill l’abandonna, Dickie Dick l’invita de nouveau. Elle s’apprêtait à décliner quand elle aperçut Theo se lever de sa chaise en la regardant. Une crainte soudaine la pressa à accepter la proposition. Elle redoutait, sans savoir pourquoi, le moment où ils se confronteraient et préférait user ses orteils jusqu’à l’os à danser avec Dickie Dick. O’Neill eut la bonté de les interrompre entre deux chansons pour inviter son ami à aller chercher de la bière au bar. Alice retourna seule s’asseoir et ne trouva qu’Emily à table. La grande blonde décolorée agitait un magnifique éventail plié, décoré de plumes. Nombre de gens déployait, comme elle, de quoi s’éventer. La chaleur qui s’échappait des corps sur la piste de danse suffisait à chauffer la grande pièce et la touffeur commençait à s’appesantir au-dessus de leurs têtes. Le vent frais qui s’infiltrait par la verrière ne rafraîchissait plus assez les lieux. On buvait davantage, on transpirait surtout, on fumait aussi. L’air stagnant se chargeait et se viciait. C’en était suffocant. Alice agita une serviette en remplacement, sans grands résultats. Par une politesse machinale, les deux femmes échangeaient quelques commentaires sur l’ardeur et sur la danse, sur la soirée en générale, quand Emily, contre toutes attentes, revint à la charge :

« Dites-moi Carole, vous n’avez pas vraiment répondu à ma question tout à l’heure. Qu’êtes-vous venue faire sur Londres ?

— Mais la même chose que vous, Emily, je fuis ma province d’origine. Quoique moi, je n’aie commis aucun crime, riposta froidement Alice, en frappant dans l’ouverture laissée par son adversaire.

— Pardon… De quoi parlez-vous donc ?

— Oh, j’ai ouï dire que vous aviez quitté Paris après avoir hérité de la fortune de votre défunt mari, lequel, ma foi, est décédé dans des circonstances intrigantes…

— Qui donc vous a dit une chose pareille ?

— Dickie Dick. M’aurait-il menti ?

— Ce n’était qu’un malheureux accident ! se défendit Emily.

— Oh, oui ! Aussi regrettable que votre mari, n’est-ce-pas ? persifla Alice avec un flegme impitoyable. Un drogué ? Quel horrible personnage… Je comprendrais que vous ayez eu envie de le tuer, vous savez ?

— Vous êtes bien plus sournoise que je ne me l’étais imaginée ! Je n’ai pas à me justifier devant vous ! Tout le monde, ici, sait que je ne suis pas coupable. Mais vous ! Soyez un peu honnête ! Vous n’avez pas vingt ans !

— En quoi cela vous concerne-t-il ?

— Je suis inquiète ! Dickie, Doug, Theo, ce sont des amis qui me sont chers, vous savez ?

— Eh bien, rassurez-vous. Moi, au moins, je ne risque pas de les tuer. »

La jeune lady la toisait avec arrogance. Le froid mordant de ses yeux, pourtant si jeunes, pourtant si grands, mais si peu innocents, glaça Emily. Elle en resta interdite, sans pouvoir se défendre contre la causticité âpre et cruelle d’Alice. Bien qu’elle soit de sept ans son aînée, elle n’en avait pas l’agressivité nécessaire ni le sale caractère. Dépitée, elle baissa la tête et, incapable de retenir plus longtemps ses émotions, elle s’excusa d’un ton évasif puis quitta la table précipitamment. À ce moment-là, les hommes revenaient à leur place avec des pintes de bière. Elle les bouscula presque en s’enfuyant.

« Je vais prendre l’air… », leur lança-t-elle sans se retourner.

Ils tentèrent de la retenir, déposèrent à la hâte leurs verres et s’élancèrent à sa poursuite. Alice les observa de loin échanger quelques mots, O’Neill et Theo la suivirent, Dickie Dick revint seul s’attabler. Il voulut à nouveau danser, mais Alice prétexta que la chaleur l’étourdissait et repoussa l’affaire avec diplomatie. Il lui fit alors la conversation, sur lui, sur la Jamaïque où il était né et où il avait grandi. Fortune locale, son père était un grand propriétaire foncier d’origine britannique et un industriel de l’agroalimentaire. Il en parlait avec dans la voix un attendrissement nostalgique. La jeune lady l’écoutait et essayait tant bien que mal de dessiner dans son imaginaire les paysages qu’il lui peignait. L’idée d’un ailleurs, plus lointain que Londres, nourrissait ses rêves de liberté. Elle l’incita encore et encore à lui décrire ces lieux merveilleux comme le port de Kingston, les chutes de la rivière Dunn, ou ces chemins qui remontent le temps à travers l’arène du pays Cockpit… Les vibrations mystiques du mento résonnaient dans les oreilles de Dickie Dick et portaient son récit.

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