1.9.2
Avide de chair mais avare de cœur ? L’amertume refroidit Alice et lui permit de rassembler ses esprits. Elle se répétait qu’elle devait agir diligemment. Pour récupérer cette lettre au Weekly Herald, il fallait trouver le moment opportun où il ne serait pas présent. Dieu seul savait quand l’occasion se présenterait. Sans compter que durant ce laps de temps, son frère pouvait tout découvrir. L’impératif était de se mettre à l’abri. Elle devait quitter les lieux dans les plus brefs délais pour qu’il ne sache pas où la retrouver. Mais pour aller où ? Les sous lui manquaient. Theo jura soudain et interrompit sa réflexion. Il venait de se blesser la plante du pied en marchant, par mégarde, au milieu de la pagaille de vêtements, sur un éclat de verre. Il faut dire que c’était un beau fatras au sol, même pour Alice, et pourtant elle ne se donnait pas souvent la peine de ranger. Durant leurs ébats, ses produits de beauté s’étaient renversés de la table et la plupart de ses robes, étendues sur la chaise et sur le pied de lit, avaient glissé de leur penderie improvisée. Tout ce méli-mélo avait été augmenté par leurs tenues de la veille dont Theo désespérait, d’ailleurs, d’en retrouver les pièces. Il sautilla jusqu’au rebord du sommier où il s’assit pour regarder l’entaille rouge qui suintait. Alice jubilait. Sa souffrance lui faisait l’effet de la plus douce compassion. Elle alla ramasser les bouts de verre.
« Fais attention. C’est juste là, à côté de la chaise », lui indiqua-t-il.
Alice éclata de rire. Un rire nerveux. Le verre provenait de son miroir à main, brisé.
« Il semble que la malchance s’acharne. »
Theo ne comprit pas le trait. Il grogna seulement, contrarié par son insensibilité, tandis qu’elle se contemplait dans le miroir, béate comme Narcisse devant son reflet. Dans cette glace étoilée, face à sa propre image morcelée, Alice prémédita de voler son frère avant de le laisser s’en aller. Entre nous, c’était une petite vengeance bien méritée. À cause de lui, elle se trouvait dans l’obligation de quitter cette chambre bon marché avec seulement peu de liquidité. Elle s’était pourtant montrée prodigue avec lui la nuit dernière, alors il pouvait bien être un peu charitable, surtout s’il voulait se dédouaner de toute sentimentalité. Ce mufle ne lui avait même pas offert le petit déjeuner ! Rezia, elle au moins, se faisait payer, et pour tout d’ailleurs. La jeune lady avait dû lui régler le coiffeur pour la remercier de l’y avoir emmenée. En matière de débrouillardise, elle avait encore bien du chemin à parcourir. Il était temps de prendre exemple sur ses ainées.
« Tu peux user à ta guise du cabinet, lui dit-elle en se souriant à elle-même dans un bris de verre. Tu y trouveras une serviette accrochée. Je te prie de bien vouloir l’utiliser. »
Dès qu’il eut franchi la porte, Alice se rua sur son manteau étendu sur le lit qui attendait le moment de partir. Ses mains prestes dénichèrent sans peine le porte-monnaie en cuir : une livre en billet et quelques piécettes, une misère en somme, mais la jeune lady n’en laissa pas un farthing et dissimula le tout sous l’oreiller.
Quand il ressortit du cabinet de toilette vêtu de sa tenue de soirée au beau milieu de la matinée, Theo trouva la jeune lady toujours dans ce fragment de mousseline translucide qui cachait à peine son corps pour mieux le suggérer. Allongée telle une déesse grecque dans une pose alanguie, sur un lit olympien qui jaillissait au-dessus des flots chaotiques de nippes en fouillis, elle se contemplait dans la glace étoilée et tortillait une de ses boucles blondes autour de son doigt. Elle était dans son monde, et il n’existait pas. Theo s’avança pour reprendre son Chesterfield étalé sur le matelas que les jambes d’Alice écrasaient. Avec une gêne extrême, il osa la déranger :
« Pardonnez-moi, mademoiselle. Puis-je, s’il vous plaît, récupérer mon manteau sous vos pieds ? »
Elle tourna, d’un mouvement lent et suffisant, son cou altier et lui lança du regard un de ses éclairs jupitériens.
« Oh seigneur… Quel formalisme ! Nous sommes donc déjà redevenus des étrangers ! Ce fut rapide ! Je suppose que tu es toujours aussi pressé de m’oublier…
— Je ne cherche pas à vous oublier…
— Tu le voudras tôt ou tard. »
Alice glissa son pied sous ledit manteau, agrippa son repli entre deux orteils et le souleva. Avec une morgue superbe, elle le lui présenta du bout de sa jambe relevée. Un pan de mousseline diaphane glissa sur ses hanches, et son négligé s’entrouvrit négligemment sur le panorama pittoresque de son entrecuisse. Theo s’égara devant ce ravin bordé de vallées blondes dont la profondeur lui causait des vertiges… Alice s’exaspéra et agita d’impatience le vêtement au bout de ses orteils.
« Prends ton Chesterfield au lieu de lorgner ma chatte. Tu me donnes la nausée.
— Sommes-nous obligés de nous séparer ainsi ? soupira Theo, en récupérant son pardessus.
— Il n’y a pas de bonne manière de se séparer, déclara Alice. Je pourrais tout aussi bien crier et pleurer, mais je ne suis pas comme ça. Alors si tu pouvais m’être aimable une dernière fois, et partir sans tarder pour m’épargner les affres de ta présence, je t’en saurai gré, vraiment ! »
Theo tourna les talons et respecta son vœu, mais à peine la porte refermée, il regretta… Quoi ? Il ne le savait pas, mais enfin, c’était cruel de se séparer comme ça. Le jeune homme quitta le Midnight Flowers d’un pas fugitif, la tête enfoncée dans son chapeau, sans se retourner vers la patronne qui n’y prêta pas guère attention, habituée aux clients dans son genre, pas très fiers d’eux-mêmes et qui rasaient les murs en sortant. Son smoking attirait les regards au beau milieu de la matinée, il se sentait honteux, et sale aussi, après tant d’obscénités. Il voulut se doucher pour se débarrasser de la crasse qui lui collait à la peau, mais il n’en eut guère le temps et après une toilette sommaire, il fila en bicyclette au travail se rafraîchir les idées.
Tandis qu’il descendait vers Aldwych, suivant de manière machinale la route jusqu’au journal, son esprit se perdait dans les méandres méditatifs de sa vie sentimentale. Sa relation avec Baby, depuis longtemps, perdurait grâce à la totale liberté dont ils jouissaient. Ce qui l’avait détruite à ses débuts était aujourd’hui ce qui la maintenait. Nulle raison ne l’incitait à cesser cette habitude plaisante et sans contraintes qu’il avait prise de la fréquenter. L’Américaine, avec l’expertise des années, savait le caresser là où il fallait, et elle le guidait dans leurs ébats avec une dextérité mûrie. Trop parfois. Sa direction ne lui laissait que peu de place pour s’exprimer : elle maîtrisait et décidait de tout. Mais au moins, avec elle, il ne risquait pas de s’écarter d’une sexualité normale, de tomber dans l’excès, de se livrer à des jeux déréglés, de la tuer par mégarde en pleine jouissance débridée… Le visage d’Alice en train d’étouffer se redessina devant ses yeux, au milieu des remous tumultueux d’une nuit de délire. Dans un écart distrait sur la voie de droite, Theo manqua d’embrasser un taxi. Avec elle, il s’était bien plus extériorisé qu’avec Baby, et il n’en était pas fier. Ce qui lui plaisait chez cette fille, c’était précisément ce qui l’effrayait le plus aussi.
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