1.10.4

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Le salon s’obscurcit avec les nuages de l’après-midi. La pluie frappa aux carreaux de fenêtre. Theo cligna ses paupières engourdies. Alice ne rentrerait pas. Quoiqu’à bout de patience, il souhaitât mieux sa mort que de la voir revenir, une telle éventualité lui causerait plus de tort que de la garder en vie. Aussi las fut-il, il n’avait pas d’autre choix que d’aller la chercher. Theo leva son séant. La tête lui tournait. Il prit un parapluie et sortit. Sous la bruine monotone, il sillonna les rues du quartier, plus mort que vif, mais surtout complètement ivre, avec la vue embrumée et un regard d’halluciné. Il alla se renseigner au Midnight Flowers. Au comptoir, il trouva Carmen en compagnie de Rezia et de son bambin. Lorsqu’il leur apprit qu’il avait perdu Alice, la patronne explosa de colère, le colleta et lui flanqua une taloche qui mortifia au plus haut point son orgueil de jeune homme.

« Bon à rien ! Et saoul comme un cochon par-dessus le marché ! C’est du propre ça ! invectiva Carmen.

— Espèce de grosse vache ! lui rétorqua Theo. Vous êtes complètement folle d’alpaguer les gens comme ça !

— Holà ! Holà ! intervint Rezia, dans un esprit pacifiste. Vous n’allez quand même pas vous battre ! Enfin, Carmen, ça ne se fait plus à ton âge. Et toi, tu ne vas quand même pas frapper une vieille dame ! Et pour votre information à tous les deux, moi je l’ai vue, la petiote ! Il y a juste une demi-heure de ça !

— De quel côté ? demanda instamment Theo.

— Minute papillon ! Je dois aller acheter du lait pour le mioche. Tu n’aurais pas une pièce ? »

Theo sortit son porte-monnaie pour se souvenir qu’Alice l’avait détroussé de toute liquidité. Carmen aperçut, d’un bref coup d’œil, le vide de sa bourse et partit d’un grand rire moqueur.

« Oh, la garce ! pesta-t-il.

— Tu es sérieux, là ? Tu n’as vraiment pas un rond ? s’enquit Rezia.

— C’est la petiote qui lui a chipé tout son argent ! gloussa la patronne.

— Merde alors ! C’est qu’elle apprend vite…

— Allez, voilà pour ton compte, déclara la bonne vieille tenancière, en lançant à Rezia un demi-shilling. Maintenant, raconte !

— Heureusement que mamma est généreuse ! ricana la prostituée en empochant sa monnaie. Je l’ai vue sur un banc de la cour Saint Anne, mais il ne pleuvait pas encore, alors elle a dû se mettre à l’abri dans les environs. »

Theo sortit sans demander son reste, oubliant de fait les politesses, et remonta Wardour Street jusqu’aux jardins de l’église sous une pluie battante. Il traversa le parc désert et ses bancs trempés, puis il passa les grilles pour rejoindre une porte dérobée, laissée ouverte au public. Theo abandonna son parapluie à égoutter sous le porche et pénétra dans le lieu saint. Un jour pieux perçait des baies latérales et bénissait avec humilité l’intérieur boisé. Theo avança dans la pénombre mystique de la nef, entre les rangées de bancs, sur le tapis clair qui courait jusqu’au chœur. La voûte du plafond appuyée de part et d’autre sur des colonnes ioniques s’échappait vers l’estrade où trônait l’auguste autel dans son décor de chêne sculpté. Au-dessus, brillait d’une sainte luminosité l’arcade d’un vitrail coloré qu’encadraient, pénétrés de componction, les prophètes bibliques Aaron et Moïse. Un silence péremptoire imposait en son sein la vénération. D’instinct, le jeune homme se signa, presque honteux dans son cœur de s’introduire dans l’intimité de Dieu en profane ivre et pécheur. Il crut d’abord l’église abandonnée au Seigneur dans une complète solitude, mais il aperçut, tapie dans l’ombre d’un contrejour, une silhouette sombre qui dépassait d’une rangée de bancs collatéraux, en-dessous des tribunes.

Theo sut qu’il l’avait retrouvée sans même distinguer un détail qui put confirmer son identité. Il coupa à travers les sièges pour la rejoindre, mais ce faisant, comme il titubait légèrement, il heurta le mobilier. Le choc résonna haut et fort au milieu du silence et alerta de son approche la jeune lady qui se reposait, les bras autour de la tête sur la tablette à bréviaires du banc de devant. Elle se redressa et se braqua aussitôt vers lui. À peine l’eut-elle reconnu, qu’elle fouilla de ses mains nerveuses son sac à main et en sortit un revolver.

« N’approche pas ou je tire ! lui somma-t-elle en visant, le bras tendu dans sa direction.

— Seigneur ! Dégainer une arme dans une église ! N’as-tu pas honte ? s’indigna Theo. Range-le. Sais-tu qu’il est illégal de se promener avec un revolver ? Où est-ce que tu l’as trouvé ? »

Alice grelottait. La pluie avait noirci le haut de sa robe et collé entre eux ses cheveux blonds qui tombaient en mèches lourdes sur ses épaules. En séchant, l’eau avait gelé ses extrémités, et le froid qui la mordait à l’os rigidifiait ses doigts affolés entre lesquels l’arme à feu tremblait.

« Illégal ou pas, je m’en fiche, et tu ferais bien de faire de même ! Si tu approches, je tire, menaça-t-elle avec ce qui lui restait d’ardeur.

— Pas dans une église quand même ! Pff… Eh bien tant pis ! Tire-moi dessus si tu en as envie ! »

Un sourire crâne aux lèvres, Theo avança entre les rangées de bancs, d’un pas lent et dansant, presque joueur. Son regard narguait au mépris du danger le canon au métal luisant qui le scrutait dans l’obscurité. Alice paniquait, ses tremblements redoublaient, elle aurait très bien pu tirer par excès de nervosité, mais trop saoul à cet instant, il bravait sa sœur comme il bravait la mort et fanfaronnait devant son sort.

« Liam ! Recule ! priait-elle plus qu’elle n’ordonnait.

— Eh bien, vas-y ! Qu’est-ce que tu attends ? Tue-moi tant que tu le peux, Alice… Mais dépêche-toi ! »

Incapable de faire feu, elle le laissa approcher. Comme son esprit fléchissait, son bras perdait ses forces et ployait sous le poids du revolver. Le canon flottant, elle recula au lieu de le faire reculer et se retrouva acculée contre le mur. Dès que l’arme face à lui, fut à portée, Theo saisit le poignet menaçant de sa sœur et l’écarta sur le côté. Le danger frontal détourné, il n’avait plus qu’à lui tordre lentement le bras, pour la forcer à lâcher le revolver. Malgré la douleur de ses articulations écartelées, Alice résista, la main serrée sur l’arme qu’elle refusait de lui abandonner, et osa le regarder les yeux dans les yeux, tout en endurant avec fierté la souffrance physique qu’il lui infligeait. Alors, quand elle ne la supporta plus et qu’elle sentit ses doigts se dénouer autour de la crosse, la jeune lady, pleine de hargne, lui cracha un « bâtard » au visage, une de ces insultes dont elle avait le secret pour l’énerver. Dans sa bouche à elle, ce mot se chargeait d’un venin particulier. Theo riposta aussitôt, la saisit par la gorge et la plaqua contre le mur.

Frère et sœur se toisaient l’un l’autre, avec dans le regard ce même fiel qui y luisait déjà six ans plus tôt. Rien n’avait changé : toujours autant de violence et d’animosité embrasaient leurs sempiternelles querelles. Alice se cabrait dans tous les sens pour se dégager et griffait de ses ongles les bras de son frère dans l’espoir de le faire lâcher. En réponse, Theo la cogna un grand coup contre le mur, l’y pressa de tout son corps et serra encore plus ses mains pour l’étrangler. Elle gémit de douleur et leva sur lui des yeux brûlants. Les lèvres haletantes, les joues brouillées de sang, les pupilles dilatées, tout de ce visage qu’elle avait au moment où elle suffoquait entre ses doigts se matérialisa à nouveau devant lui. Theo sentit poindre le désir. Sa poigne se desserra et son pouce caressa la gorge frissonnante d’Alice. Elle inhala aussitôt, libre de respirer, une bouffée d’air empoisonnée par les vapeurs capiteuses qu’il exhalait. Leurs souffles si proches se confondaient, et pantelants d’ardeurs, et enivrés, ils s’aspiraient. Leurs bouches en symétrie parfaite s’ouvraient et se fermaient sans se toucher, mimant à quelques millimètres près le baiser tant soupiré.

Le résonnement de voix dans la nef les ramenèrent brusquement à la raison. Le prêtre et un séminariste, sortant du presbytère, étaient entrés par une porte près de l’abside et s’entretenaient sur l’administration de la paroisse. Theo et Alice, comme pris en flagrant délit, s’accroupirent sur-le-champ entre les bancs d’église.

« Tiens ? C’est étrange, remarqua le jeune acolyte en soutane. J’étais sûr d’avoir entendu des éclats de voix, il y a un instant à peine…

— Eh bien, qui qu’ils soient, ils sont partis. Il n’y a personne ici. »

Dans leur cachette exiguë, recroquevillés sur eux-mêmes, le frère et la sœur restèrent silencieux un moment à écouter les ecclésiastiques discuter.

« Il faut sortir d’ici, chuchota Theo. Mais avant, nous devons récupérer le revolver.

— Il est tombé sur le banc de devant…

— Eh bien, vas-le chercher, puisque c’est toi qui l’as amené ici. Et après, on sort de là comme si de rien n’était. »

Les deux clercs, fort occupés à converser, ne regardaient pas de leur côté, Theo donna le signal à sa sœur qui s’exécuta prestement ; puis, comme des voleurs, ils s’éclipsèrent en tapinois. Le séminariste les aperçut au moment de sortir et les interpella, mais Theo attrapa Alice par le poignet et accéléra le pas. Ils franchirent la porte, traversèrent le jardin à grandes enjambées et ne s’arrêtèrent dans la rue que lorsqu’ils furent hors de portée. Theo soupira de soulagement tout en ouvrant le parapluie. Alice s’y réfugia. Sous la brise pluvieuse, en plein air, son corps avait oublié cette chaleur physique qui, un instant plus tôt, l’avait réchauffée. Elle frissonnait. Par courtoisie, son frère lui offrit sa veste, et ils rentrèrent tous deux un peu gênés. Theo songea pour la première fois, qu’il avait aux yeux de tous, des Dieux de toutes les confessions, des croyants comme des infidèles, commis l’un des plus atroces péchés : l’inceste, un secret qu’il ne pouvait confier à personne, mais dont il partageait avec elle la complicité. C’était étrange. En bafouant ce sang qui les liait, ils s’étaient rapprochés plus que ne l’avait jamais fait la fraternité. Comme maudits, ils resteraient unis par le crime. Son éducation maternelle avait ancré en lui une invincible logique morale, et cette fatalité qu’il s’imaginait le projetait déjà sur les chemins de ce destin redouté.

« Une chance que nous ayons couché ensemble ! déclara soudain Alice en s’extrayant de ses pensées.

— Qu’est-ce que tu racontes ? s’ébaubit son frère, à mille lieues de partager sa réflexion.

— Tu aurais pu me tuer dans l’église si ça n’avait pas été le cas.

— C’est possible, en effet…, répondit-il avec un haussement d’épaules. Mais, j’espère que tu comprends aussi que c’est également la raison pour laquelle je ne pourrai pas te garder chez moi très longtemps… »

Tandis qu’elle s’efforçait de saisir le sens de ces paroles, Alice fronça les sourcils. Ce raisonnement échappait à sa propre dialectique : elle considérait seulement la morale comme une puissance rhétorique et non comme le fondement d’une conduite. Enfin, après toute cette affaire, son frère semblait avoir renoncé à prévenir leur père et il avait accepté de l’héberger quelque temps. Le danger premier était écarté, au moins pour le moment. C’était le plus important.

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