1.12.3
Une fois les ventres rassasiés tout leur soûl, l’ambiance qui avait animé le repas retomba. La digestion qui pesait sur les estomacs alourdissait leurs esprits. Chacun vaqua à des occupations relaxantes. Jo entreprit de nettoyer sa pipe, Mrs Horowicz se plongea dans ses travaux d’aiguille, Diana récupéra son carnet de croquis pour le montrer à Theo qui de son côté, se mit à titiller les cordes du banjo. Tout ce petit monde, mû par un accord secret qui échappa à Alice, se retrouva amassé sur les coussins du Chesterfield, ou à ses pieds, sur le tapis persan, adossé à la bourre du canapé. Un courant d’air soufflait sur leurs têtes depuis l’entrebâillement des fenêtres. Le copieux repas qu’Alice venait d’avaler lui causait des maux gastriques.
« Installez-vous avec nous, ma lady ! lui lança Diana. Voulez-vous regarder avec nous mes horribles croquis ?
— Ça m’étonnerait qu’elle comprenne quoi que ce soit à tes gribouillis…, railla Theo. C’est à peine si on reconnaît la femme dans ton dessin…
— C’est parce que tu manques d’imagination ! Elle est là pourtant !
— Et le truc au milieu qu’est-ce que c’est ? Un asticot qui rampe sur son ventre ?
— Non, c’est… Un asticot ! Oh, n’importe quoi ! s’exclama-t-elle en frappant la tête de Theo avec son carnet. Venez regarder, ma lady ! »
Theo ricana. Alice s’installa sur le canapé, à la place qu’on lui indiquait, avec Diana et Theo assis au sol, à ses pieds. Elle découvrit le fameux croquis que la jeune femme lui tendait, le front plissé, attendant expressément son examen :
« Regardez, vous voyez bien la femme ? Et maintenant, ici, il ne s’agit pas d’un asticot, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle en pointant son doigt en plein milieu de la feuille.
Le dessin au graphite représentait une femme-arbre dont le corps emprisonné dans de l’écorce s’étirait de la mer au ciel : sa tête perdue dans la nue se transformait en canopée céleste tandis que ses jambes plongeaient sous la surface de l’eau et ressortaient en racines-échasses. Entre ces tentacules ligneux flottaient des navires de guerre qui se lançaient à l’abordage du ventre de bois massif où un nœud boursouflé, similaire à la cicatrice d’une branche coupée, s’ouvrait comme explosé en son creux vers le paysage en arrière-plan. De cette échappée qui fuyait vers l’horizon, sortait quelque chose d’indistinct qui coulait sur le corps végétal. Atterrée devant cette œuvre d’une imagination fantasque, la jeune lady qui brillait par son esprit artistique fit une tête de poisson et répondit :
« Non, c’est juste un trou dans la femme qui dégouline… »
Theo se tordit de rire. Jo toussa après avoir avalé de surprise une bouffée de fumée. Diana s’ébaubit. Son visage se pétrifia puis, sans changer cette expression hagarde qu’il avait prise, il vira du blanc au rouge, puis du jaune au vert.
« Non, enfin, oui, c’est… », tenta-t-elle d’expliquer.
Mais l’hilarité retentissante de Theo, qui se roulait sur le tapis juste à côté, la déconcertait.
« Elle a osé ! Je ne peux pas y croire ! Elle a osé ! répétait-il en se tenant les côtes.
— Mais arrête de rire comme un idiot ! s’exclama Diana en lui assénant encore des coups de carnet. C’est juste la mer, la mer qui ruisselle, l’écoulement des eaux, le cycle de la vie ! Ça n’a rien à voir avec… »
Mrs Horowicz ne tint plus. La tête penchée sur son ouvrage, elle tressautait de rire sur le canapé, mais dans un indulgent silence.
« Vous êtes vraiment tous les mêmes ! se consterna Diana.
— Pardon, lui dit Theo, la larme à l’œil, en se redressant. Mais personne à part toi ici n’a un sens aigu de l’art contemporain… J’aime beaucoup tes tableaux, mais je te prie de m’excuser si je n’y comprends rien.
— Si seulement tu pouvais arrêter de te moquer !
— Mais je ne me moque pas ! J’adore ce que tu peins… »
Et ils se donnèrent l’un, l’autre des coups d’épaule à chaque réplique qu’ils s’assénaient pour finir, dans un sourire, à bavarder sur la mise en couleur de cette fameuse esquisse. Alice se médusa. Au lieu de s’égayer devant cette scène grotesque, incapable de rire avec insouciance comme Diana ou son frère, elle s’en était horrifiée. Leurs éclats enjoués qui perçaient ses tympans dardaient son cœur. Étrangère à leur bonheur, ils lui révélaient par la brutalité du contraste, cette douleur, comme un boulet dans sa poitrine qu’elle s’évertuait à ignorer, mais qui ne disparaissait jamais. La souffrance la suffoquait, il lui sembla qu’elle allait s’effondrer et pleurer, mais dans un élan de rageuse fierté, elle se jura de ne pas laisser leur maudite allégresse l’ébranler. Son sang se viciait, le fiel s’y épanchait et l’engluait, puis ses veines se gelèrent et la vie en elle cessa de circuler. Alice sombra dans un coma anesthésique. Autour d’elle, le monde continuait de tourner, mais elle ne le ressentait plus qu’avec une froide insensibilité. Theo jouait du banjo, Diana et sa mère l’accompagnaient au chant.
« Chantez avec nous, ma lady ! Vous devez bien connaître Early One Morning.
— Je ne sais pas chanter, mais je vous en prie, ne vous souciez pas de moi. Continuez, répondit-elle d’une voix monocorde.
— Tu n’as pas à être si arrogante quand on te pose une question gentiment, lui signifia Theo.
— Ce n’est pas grave ! Je suis sûre que lady Alice n’a pas dit cela méchamment, objecta aussitôt Diana qui craignait au timbre de leur voix, qu’une dispute éclatât encore une fois.
— Je le sais bien…, soupira-t-il. Mais même si elle n’a pas envie de chanter, elle pourrait au moins sourire un peu…
— Tu ne peux pas forcer quelqu’un à sourire à ta convenance. J’ai un jeu de domino dans ma chambre. Peut-être préfèreriez-vous y jouer, ma lady ?
— Non merci.
— Laisse tomber, Diana, s’exaspéra son frère. Tu perds ton temps. »
Ces derniers mots résonnèrent dans la tête d’Alice. Perdre son temps, c’était précisément ce qu’elle faisait depuis qu’elle était entrée dans cette maison. Rester là, au milieu de ces gens, lui parut soudain comme la pire absurdité au monde. Aussitôt, l’air de la pièce devint irrespirable. Il lui fallait partir, absolument.
« Je m’en vais, déclara-t-elle en se levant.
— Où ça ? demanda Theo d’un ton sec.
— Je rentre. Je suis fatiguée.
— Sûrement pas ! contesta-t-il d’emblée. Assieds-toi. Si tu t’en vas maintenant, je te vire de chez moi.
— Eh bien, c’est parfait comme ça.
— Lady Alice, je vous en prie, vous n’allez pas partir ainsi…
— Diana, s’il te plait… »
Jo signifia d’un regard à sa fille qu’elle ne devait pas s’interposer entre le frère et la sœur à qui il incombait de régler seuls leur différend.
« Je vous prie de bien vouloir excuser ce départ prématuré, déclara avec une juste politesse la jeune lady face à ses hôtes. Je vous remercie de m’avoir reçue. S’il vous plait, ne vous donnez pas la peine de me raccompagner, je connais la sortie. Mesdames, messieurs, je vous souhaite un agréable après-midi.
— Alice, rassieds-toi, s’il te plait, demanda Theo d’un air pincé. Tu m’embarrasses vraiment, tu sais ?
— Ah oui ? Alors, sois heureux ! Je t’enlève une épine du pied. Je m’en vais. Tu n’auras plus à me supporter. »
Alice quitta le salon sous le regard noir de son frère qui n’en croyait toujours pas ses yeux. Il s’élança d’un bond furieux à sa poursuite et la rattrapa dans le vestibule où elle récupérait son sac. Passant devant la porte d’entrée, il lui barra la sortie. Malgré toute l’intensité de sa colère, la honte qu’il éprouvait devant la conduite scandaleuse de sa sœur modéra ses propres éclats. Il la semonça à voix basse, mais avec le vif accent que contenait sa fureur.
« Mais pour qui te prends-tu ? Tu n’es pas une petite princesse, ici ! Crois-tu que ce soit une façon de te comporter chez les gens ? Va te rasseoir sur le canapé ! Je te préviens, je vais vraiment me fâcher !
— Tu me ramènes chez des gens que tu considères comme ta propre famille, parce que ta véritable famille tu n’en veux pas, et tu voudrais que je m’asseye sur ce canapé sans rien dire et que je supporte ça ? Désolée, mais je ne peux vraiment pas endurer cette mascarade plus longtemps. Tout le monde, ici, me donne la nausée ! »
Theo s’effara devant la franchise éhontée de sa sœur. Avec un tel timbre, tout le monde l’avait sans nul doute entendue. Désemparé, il l’attrapa par le bras et la secoua d’un geste machinal qui espérait encore la raisonner.
« Tu dépasses les bornes…
— Ne me touche pas ! hurla Alice avec une rare férocité. Je ne suis pas une sœur pour toi, et tu crois que tu peux m’attraper le bras comme ça ?
— Qu’est-ce que tu racontes ? s’abasourdit Theo. Tu es ma sœur !
— Non, je ne le suis pas. Diana est une sœur pour toi. Pas moi. Parce qu’une fille que tu considères comme une vraie sœur, tu la respecterais beaucoup trop pour… »
Il avait entendu ses mots avec effroi, et avec effroi, il les avait devinés. Sa main était partie, la gifle instantanée. Alice tituba sur le côté, avant de s’écrouler à genoux, la paume couvrant sa joue meurtrie et la tête encore sonnée par le choc. Brûlante sur sa peau, la douleur irradiait à chaque battement de cœur qui pulsait dans sa mâchoire. La jeune lady pantelait, hagarde, sans bouger, assise à même le sol puis, quand elle comprit avec horreur ce qu’il s’était passé, elle se braqua vers son frère et lui cracha au visage un « Bâtard ! » écumant de haine. Résolument posté devant la porte d’entrée, Theo avala sa salive, regarda sa sœur avec autorité et pointa le doigt en direction du salon :
« Tu étais prévenue. Maintenant, retourne t’asseoir sur ce canapé. »
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