1.13.2

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« Les femmes sont tranquillement à la cuisine, lui dit soudain Jo qui venait d’apparaître par la porte du jardin. Ne veux-tu pas rentrer ? Tu dois être en train de cuire au soleil.

— Je profite tant que je peux, lui répondit Theo, puisque mes vacances à la mer sont sérieusement compromises cette année.

— Et pourquoi donc ? Prends-la avec toi si elle n’est pas rentrée. Tu connais Diana, elle s’en est déjà fait une amie. Alors, elle ne te pardonnera pas si vous ne venez pas tous les deux cet été.

— Diana est incroyable ! Je n’ai pas son tact… »

Jo vint s’asseoir sur le banc près de lui. Il apportait deux Bass Pale Ale, en décapsula une et la lui tendit, puis il ouvrit la seconde et en but une petite gorgée avant de déclarer :

« Elle ne te rend pas la tâche facile, toujours sur la défensive, distante… et fière en plus ! Mary trouve qu’elle ressemble parfois à certains gamins qu’elle rencontre dans son association pour l’éducation des enfants de Poplar.

— Poplar ? s’abasourdit Theo. C’est dans l’East End ! Ces gamins sont pauvres ! Alors qu’Alice vit dans le luxe !

— Et bien, la comparaison est peut-être exagérée, mais je ne pense pas que Mary ait tort. Elle m’a dit que lady Alice ressemblait à un animal blessé, comme beaucoup de ces enfants déshérités. Quand quelqu’un essaie de l’approcher, elle se méfie, prête à mordre et à griffer… Mais si, comme Diana, tu l’amadoues et tu lui montres que tu ne veux pas lui faire de mal, alors elle devient docile comme un agneau. Il n’y a qu’à voir comme elle est calme avec Mary et Diana dans la cuisine.

— Son problème est avec moi, se désola le jeune homme. Je le sais bien. Si je rentre, elle risque de s’énerver à nouveau.

— Sûrement. Son but est d’attirer ton attention, donc il n’est pas improbable de croire qu’elle pourrait recommencer.

— Attirer l’attention ? répéta-t-il d’un air pensif. Oui, tu as probablement raison. Elle a toujours été comme ça. Dès que j’avais quelque chose, elle voulait cette chose pour elle, dès que je faisais quelque chose, elle voulait faire de même, il fallait absolument qu’elle ait plus que moi. Ses caprices étaient invivables. Je ne sais combien de fois, à cause d’elle, j’ai été puni. Avec nos parents, elle se montrait beaucoup plus docile. On aurait dit une autre fille. Notre père ne l’a jamais frappée. Elle était toujours traitée comme une petite princesse, jamais comme la petite peste qu’elle était. Alors, je me vengeais dès que l’occasion se présentait. Mais malgré cela, elle me collait. J’avais beau la repousser, lui faire des niches et même la frapper, elle revenait. Quand j’y repense, je me dis que c’est peut-être ce qu’elle voulait, que quelqu’un lui montre, d’une manière ou d’une autre, de l’intérêt. La maison avait beau être immense, il n’y avait pas grand monde en fait : notre père même pas six mois dans l’année, sa mère toujours dédiée aux œuvres de charité et aux mondanités, ensuite les domestiques qui n’osaient rien lui dire, puis moi… J’étais supposé être son grand frère, j’étais supposé m’en occuper, mais c’était au-dessus de mes forces… Je n’étais qu’un enfant, moi aussi, et je venais de perdre ma mère. Je n’arrivais pas à accepter tout ça, cette grande famille, cette majestueuse demeure, ces nobles privilèges, et derrière, l’horrible réalité ! La vie là-bas était complètement absurde ! Et elle, elle faisait partie intégrante de ça…

— Vous ne vous haïssiez pas vraiment, ta sœur et toi, n’est-ce pas ? conclut Jo en buvant un coup dans sa bouteille.

— Peut-être pas.

— Qu’as-tu l’intention de faire à son sujet ?

— Je n’en sais rien… », soupira le jeune homme, et il déglutit une grande lampée de bière. « Je n’arrive pas à me décider. Au fond, j’ai fait exactement la même chose qu’elle au même âge…

— Tu as négocié cette situation avec ton père, souligna le professeur. Elle a fugué. Ce n’est pas “exactement la même chose”. Elle pourrait déclencher un scandale, chose que tu n’as pas faite.

— J’avais des arguments qu’Alice n’a pas, rétorqua Theo. Et plus que tout, je t’avais toi.

— Tu oublies qu’elle est toujours l’héritière légitime. Le duc pourrait prendre toute cette affaire comme une rupture de votre accord. Et tu n’as plus les mêmes arguments qu’autrefois.

— Je sais bien cela mais… en quittant la famille, j’ai laissé Alice seule face à nos parents, avec le devoir d’assumer entièrement la succession… Je ne suis pas légitime comme elle, mais malgré cela, j’étais considéré comme un héritier officiel, et tout le monde me traitait comme un jeune lord, avec les honneurs et le respect dévolus. J’avais ma place dans la famille, même si je n’en voulais pas…

— Te sentirais-tu coupable finalement ? demanda Jo avec un petit sourire.

— Sûrement un peu, avoua le jeune homme.

— À cause de cette histoire de fiançailles ?

— Entre autres. Je suis parti en me persuadant que tout irait bien pour elle, qu’elle ferait une parfaite lady, qu’elle se débrouillerait très bien à la tête de la famille… Et maintenant, quand je la vois, je ne suis plus aussi sûr de cela. Je sais que pour ma propre sécurité, il vaudrait mieux que je la renvoie tout de suite à Cliffwalk House, mais je n’arrive pas à m’y résoudre. Je ne peux pas… ne pas comprendre…

— Elle a sûrement pensé que tu penserais cela. C’est une fille intelligente et maligne…

— Oh, ça, oui ! Elle est vraiment démoniaque ! s’exclama Theo avec une vive consternation puis il finit d’une traite, à force de petites gorgées successives, sa bouteille.

— Hum… Je n’irai pas jusque-là… »

Le jeune homme se plaignit encore quelques minutes de ce que sa sœur lui avait fait endurer, entre l’argent volé et son art du coup de pied. Puis, une fois que Jo eut fini sa bière, ils rentrèrent tous deux et montèrent à l’étage, au bureau du professeur, consulter d’anciens journaux, mais à peine se plongèrent-ils dans leurs recherches qu’un cri perça au rez-de-chaussée, et ils redescendirent aussitôt voir ce qu’il se passait. Quand ils parvinrent au salon, Diana revenait du jardin. Elle les informa :

« La porte était mal refermée. Les chiots sont venus nous faire coucou à la cuisine. Alice a eu peur.

— D’un chiot ? » s’étonna Jo.

Diana haussa les épaules et ils se rendirent à la cuisine où la jeune lady se trépignait de nervosité sur sa chaise. Mrs Horowicz penchée vers elle cherchait à la rassurer, mais elle s’obstinait à amoindrir l’émoi qui l’avait saisie et la troublait encore.

« Je suis désolée, je n’aurai pas dû crier. J’ai été surprise… Je ne suis pas très à l’aise avec les animaux. Ce n’est pas que je ne les aime pas, mais… ils me rendent un peu nerveuse… »

Et elle partit d’un rire aux sonorités étranges. Son visage grimaçait, un sourire tiré aussi caricatural qu’un masque de comédie. Theo crut entendre avec effroi qu’elle pleurait. La neige se mit à tomber.

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