1.14.4
Jamais William Theophile Wintersley ne songea à abattre le chien, sans songer qu’il se tuait en même temps. Alors, il resta avec la boule de poil roulée sur les genoux et le revolver posé à côté, à attendre ensemble la mort naturelle ou prématurée. Le repas s’acheva. Le vent encore plus glacial faisait virevolter les flocons qui avaient déjà moucheté de blanc la pelouse et trempé ses vêtements. Immobile contre la barrière, incapable d’agir ou de penser, le garçon sombrait lentement dans un sommeil de mort. Un bruit raviva cependant sa conscience à demi évanouie. C’était le celui de la porte d’entrée. Il tourna à grand-peine la tête pour voir apparaître devant le contrejour éblouissant des lumières du manoir, une silhouette sombre nimbée d’un halo enflammé. Une petite fille s’avançait, flottante dans l’air nocturne au milieu des follets de neige qui dansaient. L’aquilon échevelait ses cheveux embrasés et s’engouffrait dans sa robe de chambre dont l’ourlet ondoyait. Alice décrocha la lampe-tempête, se pencha vers son frère et balaya son visage à la lumière. Aveuglé, il fronça les sourcils et cligna des paupières. Sa sœur, déjà en tenue pour aller se coucher, portait seulement sur sa blouse un épais manteau de laine tricotée. De ses yeux bleus cristallins, elle l’auscultait, presque comme un médecin l’aurait fait, afin de déterminer son degré de lucidité. Le garçon trop faible demeurait sans bouger. La petite lady récupéra l’arme près de sa jambe, puis elle lui dit d’un ton plus froid que la neige qui tombait :
« Je prends mes responsabilités. »
Le garçon tenta de l’arrêter, mais les forces lui manquaient, et il ne put que pousser un plaintif grommellement. Alice se redressa de toute sa hauteur. La fillette raccrocha la lampe tempête à la barrière et sortit de sa poche une serviette de table blanche dans laquelle elle avait conservé un morceau de poulet du souper. Elle le fit sentir au chiot qui s’égaya aussitôt, puis elle alla déposer la nourriture à moins de dix pieds et détacha la boule de poil devenue folle qui s’agitait au bout de la corde et pleurnichait. Le petit animal libéré fonça la tête la première vers la manne tant désirée. Alice, huit ans, braqua, visa, tira. La détonation emplit l’air. Elle lâcha le revolver pour se couvrir les oreilles et s’accroupit, les yeux exorbités, la bouche grande ouverte. Des plaintes se fondirent dans le bruit. Devant elle, le blanc de la serviette se teinta lentement, de son centre vers ses extrémités, d’une tache rouge grandissante. Et ce fut un silence retentissant. La fillette s’enfuit en courant, avec sur le visage, l’expression hurlante et muette d’un tableau poussant son Cri. Le garçon resta seul dehors devant la dépouille du chiot dont le flanc béant épanchait le sang. Elle avait tué le chien, mais c’était comme si elle l’eut tué, lui.
Liam, laissé pour mort, croyait déjà sa dernière heure venue. Il se sentait partir, quand Mr Mutton, bon père de famille à la mine d’ordinaire débonnaire, accourut vers lui d’un air affolé. Muni d’un couteau, il trancha la corde d’un geste vif et ramena aussi vite qu’il put, le garçon à l’intérieur du manoir. Le jeune lord, transi, était au bord de l’évanouissement. Le choc thermique, quand il pénétra dans la touffeur de la cuisine de granny Mutton, fut si grand qu’il l’étourdit et lui fit perdre connaissance pour de bon. Les larmes aux yeux, Mrs Mutton s’empressa de l’emmitoufler dans des couvertures près des fourneaux. Toute la domesticité, rassemblée autour du jeune maître, s’inquiétait de son sort et priait Dieu de le secourir. Le Duc, pendant ce temps, lisait au salon.
À la suite de ce drame, Liam attrapa une sévère pneumonie, mais son corps, encore jeune et vigoureux, guérit à l’issue de plusieurs nuits d’effroi durant lesquelles la gouvernante et les femmes de chambre se relayèrent à son chevet. Lorsqu’il fut enfin rétabli, il se heurta au mépris grandissant de sa famille. Pour le Duc, il avait irrémédiablement failli. Quant à sa belle-mère, il l’entendit nombre de fois railler la faiblesse du fils bâtard et vanter la force de sa fille légitime. Sans le dire haut et fort, il était évident qu’elle était fière que ce soit Alice qui tira et non lui. Peut-être même l’avait-elle exhortée à le faire ? Le garçon ne sut jamais ce qui avait motivé sa sœur. Avait-elle cherché à le sauver ou à tirer la couverture sur elle ? Ou avait-elle voulu, ainsi qu’elle le lui avait signifié, assumer des responsabilités qu’elle s’imaginait ? Toujours est-il que le garçon de douze ans lui reprocha longtemps son geste sans chercher à le comprendre. Pour lui, elle avait tué l’animal qu’au péril de sa vie il avait tenté de protéger, et c’était un crime qu’il ne pouvait pardonner.
À présent, son frère avait relativisé cette histoire, et il avait cessé de lui en vouloir. Bien qu’il n’ait jamais vraiment deviné les raisons de ce geste, il songeait qu’Alice avait agi seulement après avoir jugé que c’était la seule chose à faire. Quelque part au fond de lui, il lui en était reconnaissant, même si, encore aujourd’hui, son geste l’effarait : elle n’avait que huit ans à l’époque, et pourtant, elle avait tué d’un coup de revolver un animal innocent. Enfant déjà, Alice était profondément perturbée, son esprit corrompu, son cœur insensibilisé. Après cela, elle n’avait plus été capable d’entendre un chien aboyer sans entendre le bruit effroyable d’une détonation lui crever les tympans. En tirant cette nuit-là, sa sœur avait tiré une balle dans son âme d’enfant. Theo en était conscient.
Annotations
Versions