Chapitre 5
Jeudi 28 novembre 2019 - 10h45
36, Quai des Orfèvres - Paris (75)
Le gyrophare sur le toit de la Duster cessa de tournoyer. Le véhicule ralentit avant de s’engager dans la cour intérieur du 36, Quai des Orfèvres. Dupuis manoeuvra sans difficulté pour se garer entre deux voitures classiques de patrouilles. Une pression sur la clef pour fermer les portes et il s’avança vers l’entrée « A ».
Avant de pouvoir abaisser la poignée du battant, il entendit une voix qu’il connaissait trop bien l’interpeler au loin. Le capitaine Jamlin, son sourire mesquin aux lèvres, lui faisait un grand signe de la main. Entouré de son unité, il invita Charles à se rapprocher.
- Alors, petite sortie en amoureux à l’air de la campagne ? J’ai vu avec Marone pour vous refiler le bébé. La puanteur, c’est pas mon truc, alors que vous deux… Vous aimez les dossiers de merde.
Tous se payèrent la tête du jeune homme. Pendant que l’un imitait vulgairement un geste de pénétration, un autre embrassait sa main à plein bouche. Devant le stoïque de son collègue, Jamlin en rajouta une couche.
- Je ne te voyais pas taper dans les MILFS, mon gars.
- Un gros besoin d’expérience pour le petit, surenchérit le brun à sa droite.
- Ferme ta…
Charles n’eut pas le temps de finir qu’Ana Delfino se présenta devant les trois flics. Elle croisa ses bras et les défia un à un d’un regard assassin. Son sang latino bouillonnait dans ses veines, prêt à riposter à la moindre opportunité.
Jamlin bomba le torse et s’avança si près de la femme qu’elle put sentir son parfum bon marché.
- Contrairement à toi, Charles l’utilise et plutôt bien. Ça ne risque pas de t’arriver… Mentalité de merde, physique de playboy écervelé et surtout, gamin frustré vivant dans sa petite chambre chez sa maman. L’archétype du looser.
L’attaque surprit Jamlin. Il voulut contre-attaquer, mais il ne put émettre le moindre mot, muselé comme jamais. Ses propres coéquipiers eurent un geste de recule, choqué ou bien amusé par l’offensive de la flic. Ana tapa sur l’épaule de Charles, ils avaient d’autres chats à fouetter et le temps pressait.
Dans le hall, Dupuis adressa un signe de la main au garde de permanence. Delfino opta pour un léger sourire et un mouvement de tête. Ils entamèrent la longue montée des cent quarante-huit marches pour rallier le dernier étage de la bâtisse.
Dans le couloir, les imprimantes débitaient sans relâche les feuilles de dossiers en cours de traitement. Un regroupement d’hommes attendaient devant le bureau du binôme. Marone ne fut pas compliqué à repérer, mais les deux autres étaient masqués par la pénombre du corridor. Quand diable changerait-il ces foutus néons qui ne cessaient de clignoter ?
À l’approche, Dupuis identifia Peltron, le chef de la scientifique. S’il s’était déplacé en personne, c’est que l’heure était bien plus grave qu’ils ne l’avaient imaginé sur les lieux du crime. Le capitaine attrapa la clef au fond de sa poche et ouvrit la porte du bureau. Tous s’installèrent où il le purent pendant que Delfino activa la cafetière.
- Je me suis permis de proposer à Robert de prendre part à votre première analyse. Son expertise et son expérience ne seront pas de trop.
- Cette affaire m’apparaît mystérieuse en effet, à tout point de vue, ajouta le technicien.
- Commençons. Un bref résumé serait le bienvenu, je crois que notre collègue et son nouveau bleu ne sont pas au courant des faits, ou très sommairement.
- Bien, commissaire.
Charles prit le temps d’ôter sa veste qu’il adossa à son siège. Il avait besoin de redescendre un instant, tout s’était enchaîné bien trop vite depuis son réveil. Un mouvement de souris pour sortir l’ordinateur de sa veille et il attaqua en prenant place.
- Un groupe d’individus en balade nocturne s’est rendu dans ce qui leur sert de squat lorsqu’ils organisent leurs fêtes. En pénétrant dans la maison, ils ont été surpris par des silhouettes. Ils ont pensé à une blague, mais ils sont tombés nez à nez avec quatre cadavres. Un couple et leurs deux enfants mis en scène, telle une famille devant la télévision. Ils affirment n’avoir vu personne depuis la route principale jusqu’à l’arrivée des premiers gars sur place.
- L’appel au central était à trois heures trente, précisa Marone. J’ai fait figer la scène dès que j’ai été mis au courant. Personne n’est entré avant mon arrivée.
- J’ai parcouru le pré-rapport du légiste, aucune trace sur place ? questionna Peltron.
- Pas la moindre concernant la cause de la mort. Aucun hématome, pas de piqûres. Rien ne semblait avoir été ingéré. Nous pouvons aussi oublier tout type de violence. En somme, c’est le chou blanc pour débuter.
- Pas très commun…
Delfino s’éclipsa un court instant. Dupuis en profita pour compléter ses propos préliminaires avec la description des lieux et de l’environnement. Il préféra ne pas partager son intuition pour le moment afin de rester le plus objectif possible et ne pas induire les autres en erreur. Pourtant, il était certain que cette similitude n’était pas le fruit du hasard.
La flic revint après cinq minutes, plusieurs pochettes dans les mains. Elle les distribua une à une avant de se plonger dans les feuilles sur son bureau. Un silence religieux s’installa. Seul le bruit du papier se manifesta avec parcimonie.
Marone avait le mauvais tique de grommeler lorsqu’il réfléchissait. Dupuis n’avait jamais réussi à s’y faire, impossible pour lui de se concentrer et d’être efficace. Son cou et son dos le tiraient. Le manque de sommeil commençait à se manifester et l’accumulation l’obligeait à se reposer sur ses nerfs pourtant fragiles.
- Je ne vois pas grand chose d’exploitable, finit pas lancer le commissaire.
- Entièrement d’accord. Nous vous avons amené quelques clichés pris sur place ce matin. Les premières analyses ont été lancé dès que possible.
Charles s’empara d’une partie des photographies déposées par le stagiaire de Peltron et tendit le reste à sa collègue. Il fit tournoyer la petite carte mémoire entreposée dans une protection. Il entre ses doigts et releva la tête pour s’adresser aux deux gradés.
- Je mise plutôt sur les autopsies pour trouver une piste. Même la version naturelle de Dame la Mort laisse une signature quelque part sur sa victime. À partir de là, il sera plus facile de chercher un détail, un indice ou bien un lien avec un élément extérieur.
- Mais vos résultats seront une sources d’information précieuse, sourit Delfino.
Le chef de la brigade scientifique parut plus réceptif aux paroles de la lieutenant. Le manque de remerciement et de diplomatie du flic semblait l’avoir froissé. La femme avait rattrapé le coup de justesse.
- Je n’en doute pas.
- Nous allons vous laisser travailler. Robert, je vous propose de continuer notre entretien dans mon bureau autour d’un délicieux café du Brésil. C’est l’occasion de vous montrer un petit bijou de ma collection de cigares.
Le silence regagna la pièce une fois la porte capitonnée close. Dupuis s’enfonça dans son siège les doigts sur les tempes.
Ana se leva pour punaiser plusieurs clichés sur un grand tableau en liège. Elle plaça au centre la maison où les corps avaient été découverts. Un mégot de cigarette avait été prélevé dans l’environnement extérieur, à l’arrière de la maison.
Une photo zoomait sur la présence d’un chemin dessiné par les passages répétés de véhicules. Les techniciens espéraient pouvoir identifier plusieurs marques de pneus à l’aide des traits particuliers à chaque modèle. L’un avait parié sur la présence d’au moins trois voitures et un camion.
La flic s’empara d’un bloc de post-it pour y inscrire ses observations. Elle jeta un coup d’oeil vers Charles. Il n’avait pas bougé d’un centimètre. Lui laisser s’occuper seul de la paperasse administrative la veille n’avait pas été la meilleure des choses. Il avait insisté pour qu’elle rentre au plus tôt et elle n’avait pas pu refuser la proposition.
Après trois quarts d’heure de réflexion, elle décida de débriefer avec Dupuis sur ses premières intuitions.
- J’ai fini de préparer le tableau, tu es opérationnel ?
- Je t’écoute, vas-y.
- L’environnement intérieur est clean. Pas d’empreintes digitales, pas de cheveux, aucune trace d’ADN. C’est une maison abandonnée servant de squat pour les jeunes du coin, un endroit isolé et que l’auteur a sélectionné pour cette raison.
- Un pro ?
- Très probablement, avec des moyens peu conventionnel pour opérer.
Charles se servit un café. Il plongea un demi sucre et touilla le liquide avec une cuillère en plastique qu’il dégotta dans son tiroir. La première gorgée le réchauffa, celle d’après lui donna un coup de fouet.
- Si nous n’avons rien d’exploitable entre les murs pour le moment, l’extérieur de la baraque a fourni quelques éléments. L’auteur pourrait être un fumeur. Des clopes qu’il roule lui-même. Peut-être que le filtre nous livrera ses secrets.
- À part les traces de pneus, on a d’autres choses à se mettre sous la dent ?
La grimace d’Ana coupa court à ses espoirs.
- J’ai peu d’espoir que l’on puisse en tirer quelque chose d’exploitable. Ces gars sont des fantômes… Je n’ai jamais eu affaire à la moindre scène de crime sans indice en dix ans de carrière. Et pourtant, j’en ai fait un bon paquet et pas les plus sympathiques !
- Moi non plus… Par contre, je sais qui s’est déjà frotté à de telles chimères.
Dupuis se leva et quitta le bureau. Delfino lui emboita le pas avant qu’il ne disparaisse dans les marches. Sans savoir où il l’emmenait, la flic comprit que son coéquipier avait eu un éclair de génie. Elle apprenait à comprendre ses réactions au fur et à mesure qu’il bossait ensemble sur les dossiers.
L’homme dévala de plus en plus vite les marches, slaloma entre les personnes et se faufila au premier sous-sol sans dire un mot. De l’autre côté de la massive porte se trouvaient les archives. Tout comme plusieurs unités et la BRI, elles n’avaient pas encore été transférées dans les nouveaux locaux du palais de justice, porte de Clichy.
Des dizaines de boîtes contenant de petits dossiers comme les plus célèbres s’empilaient sur des étagères réparties sur plusieurs centaines de mètres. Dupuis se dirigea vers la section des affaires classées sans enquête.
- Tu m’expliques ? demanda Ana toujours dans l’expectative.
- Quand nous avons quitté Boissy-Saint-Léger, je t’ai parlé d’un vieux dossier, de mon sentiment sur les similitudes. J’ai envoyé un message à un vieux de la maison. Sa mémoire s’est instinctivement rappelé du dossier et il m’a filé le numéro de procédure.
Enfin une piste pour démarrer l’enquête, du moins, Delfino l’espérait. Elle se frotta les mains, le sourire aux lèvres et s’approcha d’une étagère alors que Dupuis parcourrait déjà les étiquettes des boîtes.
- Tu comptes me donner le numéro ou bien je te laisse te démerder ?
- Ah oui, pardon… numéro 2004-1438-PJC75. La procédure s’est étalée sur cinq ans, il faudra regardé dans les archives de 2009. Peut-être y’a-t-il plusieurs cartons m’a préciser le vieux.
Les archives défilèrent sous les yeux des deux flics sans trouver le saint graal. La pause déjeuner à treize heures leur fit un bien incommensurable. Quitter le monde du crime un court instant offrait une bouffé d’air. Sur les quais de la Seine, Ana et Charles se parlaient souvent de leur vie. Un point de lumière dans l’océan qui les submergeait et les tirait chaque jour un peu plus profondément dans les entrailles du mal.
Après un rapide point avec les collègues, ils repartirent dans la mémoire de la police judiciaire parisienne. Dupuis fouilla à trois reprises l’ensemble des archives de janvier 2004 à décembre 2009. Aucune boite ne correspondait.
Le capitaine jura pas tous les noms bibliques qui lui vinrent en tête. Où était donc ce maudit dossier ? Sa seule piste pour se sortir d’un crime qui s’annonçait comme parfait.
Au loin, la fine silhouette du lieutenant Delfino se découpa dans la lueur de l’ampoule au dessus de la porte de sortie. Elle tenait dans ses mains un petit carton, deux fois moins volumineux que ses congénères. Elle le posa sur la table devant les yeux médusés de Charles.
- Mais…
- Un dossier comme celui-là n’est jamais classé pour un vrai et bon flic, peu importe ce que dit le proc’. Seule l’arrestation du responsable compte. Il était dans la section des cold case.
Cette femme était un génie, jamais il n’aurait pensé à s’y rendre. Il tapota l’épaule de sa coéquipière pour la féliciter. Sans plus attendre, Dupuis posa ses doigts sur les rebords du couvercle qu'il souleva. Son coeur battit un peu plus fort, excité par ce qu’il allait découvrir. Sa déception fut tel un coup de poing en plein estomac.
Au fond de la boite, un morceau de papier avec une adresse griffonnée à moitié effacée.
Annotations