Un thé malicieux
Quelques minutes plus tard, pour ne pas dire quelques heures, je refais apparition au salon, en tenue de réception de soirée assez légère, et constate avec amusement, que le petit goret est rouge de colère.
Je saisis des bribes de conversation par-ci par-là, et comprends que dehors, c'est le cahos. Les roues des voitures sont bloquées dans la boue, Madame a sali sa toute nouvelle robe, les invités sont dans l'incapacité de partir, surtout qu'il commence à se faire assez tard, et qu'il serait peu prudent de prendre la route à cette heure-ci, les rumeurs faisant courir le bruit qu'un groupe de trois bandits des grands chemins rode entre la campagne et la ville.
Ce serait, en effet, plus que dommage que nos chères duchesses se retrouvent privées de leurs belles parrures sans intérêt, et que leurs maris se voient humiliés devant leur cour féminine. Que dis-je... Je n'en ai que faire, je suis en sécurité dans cette immense maison après tout.
Je souris, la tête baissée sur mes pieds, en essayant de me faire discrète pour que personne ne vienne demander mon aide. Malheureusement, la vieille tante me tombe dessus, et m'attrappe par le coude.
"Jeune fille ! En tant que fille de votre père, vous n'avez rien à faire ici, et surtout pas les bras balants ! Vous devriez être en cuisine, à vous affairer pour servir le thé et les petits gâteaux ! Je veux que dans dix minutes, tout soit prêt, le temps que je rassemble ces messieurs et dames au salon supérieur !
_ Oui, grande tante.
_ Et arrêtez de croiser vos jambes votre jupe!"
Je lève les yeux au ciel, ce qui me vaut une oeillade plus que meurtrière, et pars en cuisine.
"Qu'est-ce que vous faites ici Mam'zelle?
_ Bonsoir Suzette, la vieille peau m'a envoyée me rendre utile."
La cuisinière éclata de rire, et m'envoie une petite boîte métallique.
"Ils viennent de sortir du four, ce sont les meilleurs, et la nouvelle recette d'Albertha.
_ Vraiment?
_ Bien sur que oui ! Tu ne croyais tout de même pas que j'allais laisser ces femmes écervelées et sans intérêt gouter à mes merveilles avant toi !"
Je me tourne vers la voix de femme bourrue, et un grand sourire naît sur mon visage.
"Allez ma p'tite, cache-la dans tes jupons, attrape ce plateau, et vas servir les invités avant qu'on ne te houspille ! Tu pourras être tranquille avec ton jules dans quelques instants."
Elle me fait un clin d'oeil, et je pars souriante. Il est impossible de cacher quoi que ce soit à cette femme. Mon jules, comme elle l'appelle, c'est l'homme de cet après-midi. Notre relation n'est pas vraiment conforme aux normes de notre société, rien que par rapport à son rang, au mien, et à nos héritages totalement différents.
Moi, fille d'un homme très fortuné, je suis vouée à un destin tout tracé, garder mon bon rang et mon éducation, épouser un grand homme qui apportera richesse et pouvoir à notre famille, enfanter, m'occuper des enfants et de mon futur mari, et tout l'ennui de ce genre de vies...
Lui, fils d'un cordonnier, il est palefrenier et jardinier. Enfin... il fait plein d'autres choses, alors pour pour faire simple, je dirai qu'il est multitâches. Il s'occupe de nos jardins, de nos chevaux, de la serre, du parc, de l'organisation des travailleurs des champs de fleurs, de l'état de la maison, et de tout un tas d'autres choses.
Parfois, même souvent, je me demande comment il réussit à faire autant de choses en une journée. Et les moindres moments que nous pouvons passer ensemble, nous devons rester cachés des autres, cachés du monde.
Vous imaginez bien qu'une relation de ce type est mal vue...
Un jour, j'ai posé une question innocemment sur les relations entre des gens de différents statuts, et surtout oposés à l'extrême ; j'ai cru que la dinde allait s'étouffer avec son thé, et mon père s'est contenté de secouer la tête, pipe au bec.
"Si ta fille continue à poser des questions aussi saugrenues, je peux te garantir qu'elle n'apportera que le deshonneur sur notre famille!"
Je t'en donnerai sur un plateau d'argent, moi, du déshonneur!
Elle m'insupporte de plus en plus, et de jour en jour. Vous ne pouvez même pas imaginer à quel point.
Pour en revenir à mon jules, il se nomme Alessandro, mais tout le monde l'appelle Alexandre.
Il est d'origine italienne, alors voici un bref petit portrait; ne croyez pas que je vais vous dévoiler tous ses atouts!
Il a de longs cheveux noir ébène ondulés qui lui arrivent un peu plus bas que les épaules, il les attache souvent avec des rubans rouges ou noirs, mais j'adore les détacher contre son gré, et passer du temps à jouer dans ses boucles.
Niveau physique, j'aurais aimé ne rien dire, mais ciel, qu'il est beau. Une pure oeuvre de la nature. Je remercie ses activités sur le domaine, car dieu merci, je peux vous assurer qu'il a de la force dans les bras. Parfois, je le maudis pour cela.
De beaux yeux marron clair, des sourcils épais mais bien dessinés, une mâchoire carrée, un sourire moqueur en permanence qui lui vaut, de temps en temps, des remontrances de la part du dindon, je crois que je n'ai pas besoin de détailler d'avantage, c'est un dieu humain, il est parfait.
Malheureusement, lorsque nous pouvons nous accorder l'un à l'autre concernant le temps que l'on peut s'accorder, c'est toujours des moments très brefs, à moins que je ne réussisse à partir en ballade à cheval sans personne, alors dans ce cas là, nous nous retrouvons à la rivière; sinon le soir, nous nous retrouvons en cachette sur le balcon, ou grâce à Albertha, dans les quartiers des dames de cuisine.
Même si cela reste en général, assez compliqué, nous trouvons toujours un moyen, une parade pour nous voir.
"Puis-je vous servir une tasse de thé ?
_ Volontiers !"
Et ce sont les mêmes phrases que je répète depuis bientôt une bonne dizaine de minutes. Je commence à ressentir des douleurs au bas du dos, à force de me pencher, de me redresser, de servir, de desservir... Les femmes de cuisine sont vraiment faites d'acier !
J'ai presque fini mon tour. Il ne reste maintenant que les hommes à qui je dois servir un cigare et un verre de digestif. Dieu merci, aujourd'hui n'a pas été le grand rassemblement.
Si seulement le dindon et les femmes pouvaient me laisser respirer pour les trois prochains jours! Ce serait juste... Parfait !
Alors que je m'apprête à rejoindre la cuisine, mes trois plateaux empilés sur mes mains, les bouteilles et boîtes vides en équilibre, une voix trop criarde me somme de me rendre à elle.
"Megan, je te prie !"
Je lève les yeux au ciel et pousse un soufflement imperceptible pour tous, sauf pour l'énergumène debout près de la porte des cuisines.
"Le devoir vous appelle Mademoiselle."
Je fusille Alexandre du regard, surtout pour le qualificatif "Mademoiselle" dont j'ai horreur, surtout lorsqu'il s'échappe de ses lèvres, et pivote pour retourner sur mes pas.
"Souhaitez-vous quelque chose d'autre ?
_ Non non, tout est parfait.
_ Pourquoi m'avez-vous appelée alors ?
_ Je voulais juste dire que tes progrès sont remarquables dans le service et la tenue en public! Les tantes ont tenu à me le faire remarquer, et je le leur accorde.
_ Je vous remercie.
_ Ne me remercie pas. Tes trois prochains jours de repos ne vont pas durer. Tu devrais en profiter dès maintenant.
_ Oui, madame."
J'en profite pour récupérer sa tasse vide, et manque de la lui faire avaler sans sucre et sans cuillère, lorsqu'elle me congédie d'un simple geste de la main, comme si j'étais parfaitement à sa disposition.
Calmons-nous, Megan, calmons-nous.
Je fais un clin d'oeil à mon jules en arrivant aux cuisines, et il me tient la porte tel un gentleman pour simuler notre "rencontre".
Je sens que ces trois prochains jours vont être du tonnerre!
Un coup éclate, et la pluie tombe d'un coup, martelant le toît et les dales de l'extérieur.
Après avoir déposé tout le matériel sur le plan de travail, nous filons dans l'aile de mes appartements, non sans passer par les escaliers des domestiques.
En m'écroulant sur le lit pour la deuxième fois de la journée, je fais tinter la boîte de cookies que j'avais totalement oubliée.
"J'espère que tu as une grande faim, mon Alessandro... Je peux te garantir qu'il y a beaucoup de choix ce soir !"
En un éclair, je me retrouve sous le bel homme, sa main posée sur le haut de ma cuisse, à la fois près d'une zone plutôt sensible, à la fois près de la boîte à biscuits.
"Je commence par quoi ?"
Je le regarde avec un sourire plutôt provocateur, et réponds du tac-au-tac :
"Il faudra bien ouvrir les deux, non ?"
Mauvaise réponse !
En une moitié de sablier, ma robe finit sur le sol, ainsi que la malheureuse petite boîte qui ne fait que des aller-retours depuis sa sortie du placard.
Le bruit de la pluie est assourdissant, et, dieu merci, mes appartements se situants au dernier étage, les bruits ne peuvent monter plus haut que le ciel.
Ce serait mal vu d'entendre une jeune fille de bonne famille se faire elle-même chanter, supposée seule de surcroît, vu qu'elle n'est, en aucun cas, autorisée à entretenir de relations avec la gente masculine, et surtout pas à accueillir un homme dans ses appartements privés.
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