Chapitre 2
Un solo de violoncelle préenregistré arracha Soukaïna à son oreiller. Avec un grognement, la jeune femme sauta sur ses pieds et éteignit l'alarme de son téléphone : la lumière artificielle de l'appareil sembla lui crever les yeux. L'écran indiquait sept heures vingt-huit, 3 mars 2069.
– Mince, on est dimanche ! maugréa-t-elle avec une moue dépitée.
Maintenant qu'elle était réveillée, elle ne parviendrait pas à se rendormir, c'était une certitude. Autant préparer le petit déjeuner et sortir faire quelques courses. La jeune femme alluma sa lampe de chevet, répandant un faible halo confortable. Le miroir en face de son lit lui renvoya l'image d'une gamine échevelée, les yeux à peine ouverts : elle se tapota les joues et s'étira en bâillant bruyamment.
Il n'y avait pas de volets ni même de fenêtre à ouvrir, mais le plafonnier était conçu pour reproduire la lumière selon l'heure et les rayons du soleil. Lorsque la jeune femme l'alluma, elle mit quelques secondes à s'habituer à la luminosité, puis choisit un jean et un débardeur beige qu'elle enfila rapidement. Se coiffer la fatiguait d'avance : elle opta pour un chignon. Elle récupéra son gilet préféré, qui gisait comme d'habitude sur le dossier de sa chaise, et s'en couvrit avant d'ouvrir la porte et se diriger vers la cuisine.
Quelques lampes s'allumèrent à son passage. Soukaïna ouvrit le frigo et en sortit une bouteille d'eau minérale : entre l'eau du robinet et celle-ci, elle ne savait pas vraiment laquelle était la moins contaminée... En chantonnant, elle y fit tomber un comprimé purificateur. Elle vida trois verres d'eau à la suite et mangea l'une des parts restantes du gâteau à la pomme.
Son téléphone vibra dans sa poche arrière : "tamoxifène pharmacie" flottait sur l'écran. Souka fronça les sourcils et ouvrit la porte du placard dans lequel elle rangeait la plupart des médicaments. Elle s'empara de la dernière boîte de tamoxifène et vérifia son contenu : en effet, elle était presque vide. Sa mère devait en prendre deux comprimés par jour, il fallait donc qu'elle en rachète rapidement. La jeune femme termina un quatrième verre d'eau, se munit d'un tote-bag, enfila son masque et sortit.
Lorsqu'elle poussa la grande porte de l'immeuble, le brouillard jaune se dissipait déjà progressivement : seuls les sommets des gratte-ciels pataugeaient encore dans un nuage pollué. Le bruit de la ville la frappa de plein fouet : une camionnette de police rouge faisait des rondes dans le quartier en traînant derrière elle une sirène particulièrement désagréable, esquivant les véhicules patauds qui klaxonnaient avec insistance. Une famille pressait le pas sur le trottoir d'en face : les cliquetis de leurs bouteilles suffirent à agacer Soukaïna. Le bruit monotone de la sienne lui suffisait amplement.
L'aire de jeux qui jouxtait l'immeuble semblait bien vide, depuis quelque temps. Il fallait dire que l'indice de pollution de l'air avait atteint des records ces dernières semaines. A moins d'en avoir réellement la nécessité, plus personne ne sortait à l’air libre. La pharmacie était à cinq minutes à pied de l'appartement de Soukaïna, une chance inespérée. Après avoir marché d'un bon pas sur le macadam neuf à l'odeur de pétrole, elle traversa la route en courant sans même attendre que le feu ne passe au vert.
La pharmacie était un grand bâtiment en tôle, illuminé par des néons colorés. Des dizaines de panneaux publicitaires clignotaient frénétiquement en vantant les vertus de tel ou tel type de bouteille d’oxygène, ou de certains cocktails vitaminés plutôt inquiétants. La jeune femme dut franchir trois sas de sécurité avant de pouvoir ôter son masque. L’air à l’intérieur était sec, mais respirable. Comme dans un supermarché, des dizaines de rayons s’étalaient à perte de vue et des pancartes dirigeaient les clients vers différentes zones. Malgré l’heure matinale, la pharmacie était déjà très fréquentée.
Soukaïna soupira profondément : déjà qu’on ne pouvait pas respirer dehors, il fallait encore qu’elle se sente oppressée à l’intérieur.
- Génial, murmura-t-elle en s’ajoutant à la queue qui s’allongeait derrière un guichet.
En attendant son tour, la jeune femme sortit son portefeuille de son sac et en tira sa carte citoyenne et sa carte bancaire. Lorsque la vieille femme devant elle quitta les lieux, croulant sous trois sacs de médicaments, elle se retrouva face à un pharmacien dont la tête arrivait à peine à hauteur du guichet. Une étiquette estampillée « Gabriel » était épinglée à sa chemise.
- Madame, que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il d’une voix ennuyée.
- Ce serait pour trois boîtes de tamoxifène et deux bouteilles d’oxygène Eden, s’il-vous-plaît.
Le pharmacien hocha doucement la tête et tapa lentement quelques lettres sur son clavier d’ordinateur. La commande de Souka arriva en quelques secondes dans un chariot autonome.
- Ce sera tout ? marmonna-t-il en emballant tout dans un grand sac en papier.
- Oui, merci.
- Cent-cinquante-trois euros, s’il vous plaît.
« Wow, j’ai l’impression que plus je viens, plus le prix augmente », pensa la jeune femme en haussant les sourcils.
Elle tendit sa carte citoyenne. Pendant que le pharmacien enlevait les antivols des bouteilles et déduisait ses points de citoyenneté, elle effectua le paiement d’une main un peu tremblante, espérant de tout son cœur que sa carte allait passer. Les yeux rivés sur l’écran du lecteur de carte, elle s’enfonçait les ongles dans la peau en se mordillant l’intérieur des joues. Il fallait que ça passe. Absolument. C’était une question de…
« Paiement refusé » s’afficha à l’écran.
- Non, non, non… souffla-t-elle.
- Bon, ça avance devant ?! s’écria un homme au bout de la queue.
- Vous devriez laisser une bouteille d’oxygène, madame, suggéra une femme tirée à quatre épingles qui attendait au guichet à la droite de Souka.
La jeune femme acquiesça et lança un regard presque suppliant au pharmacien. D’un geste machinal, ce dernier se contenta de retirer une bouteille du sac et de lui rendre sa carte citoyenne.
- Quatre-vingt-quinze euros, s’il vous plaît, lâcha-t-il d’un ton impassible.
La peur au ventre, Souka réitéra sa tentative.
« Paiement accepté ».
Soulagée, la jeune femme s’empara vivement du sac et se pressa vers les portes coulissantes du premier sas de sécurité. Tout en enfilant son masque, elle commençait à prendre conscience de la galère dans laquelle elle était.
- Merde ! Gabriel mon cul, oui ! s’exclama-t-elle. Il aurait pu laisser passer sérieux, ce n’est pas comme si je pouvais me passer d’oxygène…
Elle marchait lentement sur le trottoir noirci, les sourcils froncés et le poing serré sur l’anse de son sac. En comptant la bouteille d’oxygène qu’elle portait actuellement à la ceinture et celle qu’elle venait d’acheter, sa mère et elle n’en avaient plus que trois. Pour faire simple, il leur suffirait d’une journée dehors pour se retrouver complètement à sec.
- La CORU en fournit pour les travailleurs en extérieur, mais ils les comptabilisent précisément… Ils ne m’en donneront pas une de plus, marmonna Souka en poussant la lourde porte de son immeuble.
La jeune femme descendit les escaliers qui menaient au sous-sol et déverrouilla la porte numéro 10 avec la paume de sa main. Avec dépit, elle jeta son tote-bag sur le canapé, ôta son masque et posa les boîtes de médicaments sur la table de la cuisine. Maintenant, il fallait qu’elle trouve un moyen d’annoncer cette galère à Néen’.
- Il va falloir que je réussisse à faire les courses pour moins de cinquante euros, tout en m’assurant que les provisions tiennent jusqu’à ce que je reçoive ma paye, murmura-t-elle.
En se balançant sur une petite chaise orange, elle avisa le porte-manteau en forme de grenouille accroché à la porte. Ses yeux descendirent sur sa bouteille d’oxygène posée à côté de ses chaussures.
- C’est tout bonnement impossible.
- Qu’est-ce qui est impossible, ma Souka ? s’exclama la voix chaleureuse et un peu enrouée de sa mère.
Soukaïna esquissa un sourire triste en la regardant sortir de sa chambre. Aujourd’hui, elle avait opté pour un pantalon vert pomme et un cardigan bleu. Ses cheveux, ramenés en chignon, laissaient descendre quelques boucles sur son visage rond à peine ridé. Elle portait sa parure préférée : des boucles d’oreilles et un collier en forme de papillon.
- Bonjour, Néen’, fit Soukaïna en se précipitant dans ses bras.
- Eh bien, qu’est-ce qu’il se passe aujourd’hui ? s’exclama sa mère en lui tapotant le dos.
- Il faut que je te parle d’un truc, expliqua Soukaïna en sentant un sanglot monter dans sa gorge. Je viens de rentrer de la pharmacie et…
- Stop, stop ! Pas de mauvaise nouvelle sans gâteau à la pomme !
Le doigt en l’air, Néen’ trottina vers la cuisine et en ressortit aussitôt avec le reste de gâteau dans une main, deux assiettes dans l’autre, et un couteau entre les dents. Souka étouffa un petit rire :
- Tu as l’air d’une pirate !
Sa mère posa le tout sur la table en effectuant un tour sur elle-même. Avec détermination, elle coupa deux parts, tira une chaise, s’y assit et croisa les jambes.
- La pirate t’écoute. Tu verras, ça passera mieux avec ma délicieuse pâtisserie, assura-t-elle avec un clin d’œil.
***
Soukaïna était allongée sur le dos, le regard fixé sur une poussière qui s’accrochait au plafond. La discussion avec sa mère avait été calme et posée, mais elle ne pouvait s’empêcher de sentir un vent de panique s’emparer d’elle : Néen’ était trop optimiste. Si elle voulait sa paye, il fallait qu’elle aille travailler. Et pour aller travailler, il lui fallait une bouteille d’oxygène. Or, la sienne était quasiment vide et les deux autres ne feraient pas long feu non plus. La CORU fournissait des bouteilles uniquement sur site : pour rentrer chez eux, les travailleurs devaient compter sur leurs propres ressources.
- Peut-être… que je pourrais en « emprunter » quelques-unes sans me faire voir ? murmura la jeune femme.
Après une courte réflexion, elle secoua la tête. La réserve de bouteilles d’oxygène de la CORU ne se trouvait pas sur place : c’était une dépendance dont personne ne connaissait la localisation.
- Je suis dans la merde, c’est pas possible… sanglota-t-elle en enfouissant son visage dans ses mains.
Elle détestait demander de l’aide, mais dans cette situation elle n’avait pas vraiment le choix. Demain, elle appellerait Nouko. C’était le seul collègue sur qui elle pouvait à peu près compter : il l’assistait tous les mardis soirs, après avoir terminé l’emballage anti-radioactif des déchets. Peut-être qu’il aurait la gentillesse de la dépanner d’une ou deux bouteilles, histoire de tenir jusqu’à la fin du mois.
Oui, il passerait sûrement outre le prix exorbitant de quelques bouffées de vie. Il lui ferait confiance pour le remboursement qu’elle paierait plus tard, quand tout irait mieux. Peut-être.
Avec un rictus triste, Soukaïna éteignit la lumière et se glissa sous sa couverture à l’odeur de fleur d’oranger. Tout allait s’arranger. Tout s’était toujours arrangé.
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