Mehdi

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Moment 5

Dans la petite ville grecque, il lui fallut beaucoup de palabres pour convaincre l’individu devant lui qu’il était bien celui qui devait venir ce jour pour demander de l’aide. Finalement, l’incrédule sortit de sa poche son minuscule portable. Après une courte conversation, il ouvrit la porte et dans un mauvais anglais, lui permit de rentrer. Une heure plus tard, confortablement assis dans un fauteuil en osier un verre de jus de mandarine à la main, il débuta le récit de son périple. Il fut interrompu par l’arrivée d’une élégante sans âge qui se pencha et glissa quelques mots à l’oreille du maître des lieux. Celui-ci scruta le visage devant lui, doutant de ce qu’il avait entendu.

─ Je suppose qu’ils m’attendent, n’est-ce pas ?

L’inconnue afficha un mouvement de tête affirmatif. L’homme se leva d’un bond, s’excusa pour ce contretemps, informa son hôte qu’il pourrait demeurer ici autant qu’il lui faudrait pour se reposer avant de repartir. Il termina en disant qu’ils se verraient demain matin. L’homme parti, l’arrivante prit sa place dans le fauteuil et demanda s’il parlait français. Mehdi entama la conversation et devant le large sourire de son interlocutrice, il continua en déroulant l’histoire de son voyage. La femme aux cheveux clairs resta silencieuse un long moment, ramena sa coiffure derrière elle dans un geste élégant, presque provocant. Le jeune homme s’étonna de la carrure et de la musculature de celle qui se trouvait en face de lui. Il pensa qu’elle pouvait être catcheuse ou boxeuse, dangereuse donc, mais aussi terriblement troublante.

─ Si j’ai bien compris, vous devez retrouver quelqu’un en France dont vous ignorez tout, pas même qui il est exactement. C’est cela ?

─ Oui, c’est cela

─ Où çà en France ?

Le garçon devint tout d’un coup méfiant.

─ Je ne sais pas encore, je pense que mon prochain contact, en Allemagne, me le dira.

─ Très bien, Yannis vous expliquera comment nous pouvons vous aider, mais vous devez être éreinté, voulez-vous prendre un bain, vous reposer un peu ?

Mehdi se leva péniblement de son fauteuil, les reins douloureux, les jambes partiellement ankylosées.

─ Un peu de repos, en effet, vous avez raison, heu…, veuillez m’excuser, je ne vous ai pas demandé votre prénom.

La tête sur le côté, elle s’amusa en souriant de l’embarras du garçon.

─ Moi, c’est Magdeleine, mais Magda suffira.

─ Vous ne croyez pas que votre mari va trouver cela choquant que je vous appelle ainsi ?

La femme posa ses mains sur ses hanches rondes en roulant des yeux étonnés.

─ Yannis n’est pas mon mari, c’est mon frère !

Medhi resta coi sur sa méprise.

─ Ha ?

Le lendemain matin, Mehdi écoutait les bruits de la cité et les sirènes de police derrière le haut mur quand le maître de la maison entra sur la terrasse de la piscine en marbre blanc immaculé. Une chemise à la main, il vint s’asseoir près de la méridienne du jeune homme. En complet veston noir, Yannis mettait un point d’honneur à rester élégant en toutes circonstances pour sa fonction de commissaire de police qu’il exerçait en ville. Du dossier, Yannis sortit divers papiers officiels tamponnés et une enveloppe grise renflée.

─ Mon garçon, après cette maison, tu seras seul, n’attends aucune aide des gens autour de toi. Tu vas aller à la gare de Gevgelija. Sois patient et ne te fais pas remarquer, les migrants sont toujours dirigés vers l’arrière après que les autres passagers soient montés. Fais attention, la gendarmerie macédonienne est sur les nerfs depuis quelque temps. Le train te laissera à Tabanovce, c’est le dernier village avant la frontière serbe. En théorie, tu devrais passer en Serbie sans soucis jusqu’à Presevo où il y a un camp avec un lieu d’accueil pour les réfugiés. Là-bas, tu demanderas à voir Zela Malisovic, c’est la responsable du centre, avec ce papier bleu, tu obtiendras ton billet de bus pour aller à Subotica. Pour franchir la zone douanière vers la Hongrie, le point de passage à l’est de la ville s’appelle Backivinogradi. Ne perds pas de temps, j’ai entendu parler que le gouvernement hongrois était en train de construire un mur pour empêcher toute intrusion de migrants vers le pays.

Yannis sortit un document barré de rouge dont le bas était presque entièrement tamponné.

─ Voilà un laissez-passer pour franchir la frontière hongroise. Pour les gardes, tu seras un étudiant en médecine qui doit rejoindre Cologne dans le cadre d’un programme d’échanges universitaires nord-sud. Ça ira ? Tu te souviendras ?

─ Oui, je pense.

─ Dans cette enveloppe, il y a de l’argent, ce sont des euros, s’il te reste des dollars, sers-t’en jusqu’en Hongrie, après, oublie-les.

Ils se levèrent tous les deux, tandis que Mehdi rangeait les liasses et les papiers dans sa besace râpée, Yannis fila voir dans la rue si tout était calme.

─ C’est bon, dit-il au retour, en faisant un signe vers une fenêtre de la maison. Magda sortit peu après, en longue tunique blanche et sandales romaines aux pieds. Elle s’approcha, caressa la joue du jeune homme avant d’y déposer un baiser empreint de sensualité.

─ Fais attention à toi, ce monde s’enfonce dans le chaos, Yannis m’a expliqué que tu étais notre chance pour que cela n’arrive pas, ne là gaspille pas.

Un court instant, le regard de Mehdi s’attacha au lent mouvement du corps qui s’éloignait en se balançant dans la tunique immaculée. Les mains des deux hommes se serrèrent. Par-dessus l’épaule de Yannis, il vit le clin d’œil de Magda avec un geste doux qui ressemblait plus à un au revoir qu’à un adieu.

****

Les choses se passèrent à peu près comme Yannis les avait prédites. L’anarchie qui régnait dans la gare de Gevgelija le laissa sans voix. Partout, ce n’était qu’un concert de langues du monde arabe, africain et des pays lointains comme l’Afghanistan ou le Pakistan. Mehdi tenta de se renseigner sur le prochain convoi. Le fonctionnaire semblait éreinté, nerveux, derrière sa vitre sale. Il cracha plus qu’il ne répondit que dans une heure il y aurait peut-être un train. Mehdi alla s’asseoir par terre, s’efforça de passer inaperçu, mais ne voulait pas dormir, d’autres autour de lui en profiteraient pour le dépouiller. De son point de vue au ras du sol, un aspect l’intrigua. Les autochtones masculins portaient des souliers noir parfois brillant de cirage tout frais, les femmes, toutes sortes de chaussures, tandis que les migrants arboraient tous aux pieds des paires de tennis de marque, souvent neuves et blanches. Mehdi tenta de repérer les logos, trois bandes pour certaines, une virgule peinte et un nom dessous pour d’autres. Autre chose que Mehdi ne pouvait pas voir, mais qu’il entendait parfaitement, c’était les conversations aux smartphones, la majorité des migrants en possédait un. Il se demanda soudainement comment pouvaient-ils les recharger. En se levant doucement, il sortit de la gare et osa quelques pas dans une rue adjacente. Aussitôt, il comprit. D’une fenêtre, de nombreux fils blancs de rallonges électriques pendaient et se regroupaient sur une table posée au sol. Sur une chaise, un homme surveillait l’écheveau et les chargeurs branchés à des smartphones plus ou moins grands selon la marque. Mehdi s’approcha et demanda comment cela se passait. Le gardien répondit que c’était un euro la recharge, qu’il pouvait avoir confiance, on ne lui volerait pas son appareil. Le garçon retourna à la gare, dubitatif sur la rapidité qu’avaient les gens à s’adapter aux situations les plus diverses. Une demi-heure d’inactivité passa, longue et ennuyeuse à souhait, quand soudain l’ambiance dans le hall se modifia doucement d’abord, puis la marée humaine se condensa lentement vers le quai. La gendarmerie macédonienne regroupée forma un mur coupant littéralement le lieu en deux parties distinctes. Mehdi comprit instantanément la manœuvre des policiers, se leva prestement, traversa la foule de plus en plus dense et alla s’asseoir près d’une jeune femme avec un enfant. Des yeux clairs interrogèrent Mehdi sur ses intentions, il répondit doucement en arabe. « Je ne vous ferais aucun mal, vous et votre gosse. Tenez, prenez ceci. » Il glissa dans une main à l’extrême finesse trois billets verts, celle-ci, tel un coquillage, se referma aussitôt. « Que voulez-vous de moi, monsieur ? » « Moi, c’est Mehdi ». Elle déclara s’appeler Shamia et était Irakienne, en fuite contre sa belle-famille. Medhi lui expliqua que la police devait recevoir des ordres, car il avait remarqué que celle-ci se rassemblait autour des familles avec enfants en bas âge. « Il faut que je monte dans ce train, Shamia, » continua-t-il, « c’est très important pour moi. » La jeune femme surveilla son bambin un moment, puis revint à Mehdi. « D’accord, mais que dois-je faire ? » Medhi vit que la tournure des événements lui donnait raison. « Rien, soyez ma compagne pendant quelques minutes, ils croiront que nous sommes un couple, OK ? » La jeune femme, à la fois surprise et intriguée, se mit à sourire et déposa un petit baiser sur la joue du jeune homme. « Ça fera plus vrai comme cela, non ? » Mehdi approuva, leurs mains se serrèrent mutuellement. Le train vieillot et poussif arriva en gare quelques minutes plus tard. La présence policière, qui s’était accrue dans le hall, sembla réguler l’énervement général. Des haut-parleurs, que Mehdi n’avait pas remarqués, s’égosillèrent en clamant que les familles étaient prioritaires à l’embarquement. Mehdi, Shamia et l’enfant montèrent dans un compartiment et s’installèrent sur une banquette inconfortable, peu leur importait, quitter ce lieu était déjà un miracle. Le couple improvisé devisa un moment, puis Shamia s’endormit, la tête sur l’épaule de son compagnon d’un seul jour.

****

Mehdi descendit à Tabanovce. Le train continuait vers Belgrade où les fréquents contrôles par la police serbe passaient pour être particulièrement brutaux, surtout pour les migrants suspects. En sortant de la gare, une femme âgée lui tendit un papier, c’était un itinéraire pour quitter la ville. Il remercia la vieille et lui donna un peu de monnaie locale, celle-ci prit l’argent et passa à un autre migrant. Le tract indiquait la direction et également un trajet de trois kilomètres pour rejoindre une aire de l’agence des Nations unies pour les réfugiés. Mehdi regarda le ciel plombé et chargé. Inquiet, il s’engagea sur la route d’un pas alerte. Le camp annoncé se trouvait bien vers la frontière serbe, mais la distance se révélait fausse, il parcourut presque neuf kilomètres avant de voir la pancarte bleu roi estampillé UNHCR. Les Nations unies avaient implanté à la hâte une structure d’abris pour les réfugiés devant l’ampleur du phénomène. Une demi-douzaine de bâtiments blancs préfabriqués et accolés les uns aux autres représentait la partie accueil et administrative du lieu. Un peu plus loin, les mêmes ouverts sur trois faces abritaient des tables et des chaises dépareillées, quatre hommes assis jouaient aux cartes. Plus loin encore, des toiles de tente, alignées aléatoirement, bouchaient le paysage et cachaient partiellement un grillage collé aux poteaux plantés de travers. Mehdi ressentit confusément une improvisation et un danger dans cet endroit, il apprécia sa chance insolente depuis son départ et celle-ci l’avait peut-être quitté. Résigné et n’ayant pas de solution de rechange, il se dirigea vers l’accueil. Assise sur un coin de bureau, une femme brune en jeans, remuait son café avec une certaine application; tout en parlant avec une jolie fille blonde très mince, bien mise, en jupe longue et chemisier à fleurs au col sagement fermé. L’arrivée soudaine de Mehdi fit partir la beauté ce qui déplut à la gironde assise sur la table. Elle retourna sur sa chaise et s’enquit vertement de ce qu’il voulait. Mehdi demanda celle qu’il devait voir.

─ Mais monsieur, on ne dérange pas la responsable comme cela, pourquoi elle ?

Il sortit le fameux papier bleu et le posa sur le bureau. La femme s’en empara, aussitôt, un air mauvais s’afficha sur son visage.

─ C’est un document officiel, comment l’avez-vous eu ? Qui vous envoie ici ?

Mehdi comprit qu’il avait commis une bévue en donnant son précieux sésame à cette mégère.

─ Ce papier m’a été remis à Idomeni, c’est là d’où je viens.

─ C’est vous qui le dites, qui était cette personne ?

Le garçon trouvait que l’affaire se présentait mal, cet interrogatoire lui paraissait exagéré, suspect, il lui fallait d’urgence un moyen d’entrer en contact avec la directrice du site.

─ Écoutez madame, je ne peux rien vous dire, faites venir votre responsable, c’est elle que je dois voir.

Le sourire de la femme glaça le sang de Mehdi.

─ Mais bien sûr jeune homme, c’est plutôt la police que je vais appeler, tout ça n’est pas normal, et…

Elle posa sa main sur un téléphone portable, celle de Medhi écrasa l’appareil sur le bureau. De sa main libre, il agrippa le teeshirt blanc pour approcher le visage de la dodue à quelques centimètres du sien. La grimace hideuse et ses yeux globuleux roulants de droite à gauche trahissaient une panique grandissante.

─ Arrêtez ! Vous me faites mal ! Couina-t-elle

─ Alors, vous allez appeler Zela Malisovic tout de suite, compris ? hurla Mehdi.

Au bord de la syncope, la femme acquiesça de la tête. Une porte s’ouvrit brutalement.

─ Mais que se passe-t-il ici ? Hé vous ! Lâchez là !

Medhi fit comme l’arrivante lui commandait et lança un regard féroce à celle derrière la table qui se frottait la main de douleur. Il récupéra prestement son document bleu et demanda si elle était Zela Malisovic.

─ Oui, c’est moi, que voulez-vous ?

Il donna son papier, la femme le parcourut rapidement.

─ Entrez dans mon bureau, j’arrive tout de suite.

L’élégante alla vers l’employée d’accueil, lui parla un instant et revint dans la pièce. Assise sur son fauteuil, elle passa les mains sur son visage, l’air terriblement gêné.

─ Je suis désolé de ce qui s’est produit, mais nous avons reçu des alertes du Haut Commissariat aux Réfugiés. De faux migrants, peut-être partis de Raqqa, se seraient infiltrés parmi les autres, avec sûrement une mission à effectuer quelque part en Europe, mais laquelle ? Je n’en sais rien, je doute que cela soit humanitaire. C’est la raison de notre méfiance ces temps-ci et puis Yannis m’avait informé que votre arrivée était prévue pour demain. Il devait vous donner les coordonnées de mon portable, c’était plus simple.

Calé sur sa chaise, Mehdi se remettait doucement de ses émotions. Le petit discours de la femme devant lui ne l’avait pas vraiment convaincu, mais pour l’instant, il était passé à deux doigts de la catastrophe. L’histoire qu’il aurait racontée à la milice serbe, même véridique, n’aurait pas suffi et la suite, hasardeuse au possible.

─ Oui, tout aurait été plus simple en effet, peut-être trop…

Il s’interrompit, une sirène de police retentit et disparut aussi vite que venue.

─ Trop simple ? Je ne comprends pas.

─ Je crois que ce serait un peu long à expliquer, Yannis m’a dit que vous aviez un billet pour le bus qui mène à Subotica.

Zela ouvrit un tiroir, en sortit un pistolet noir qu’elle posa sur son bureau, puis une boite en fer blanc d’où elle prit un carnet gris. Délicatement, elle détacha un ticket et le tendit à Mehdi, tétanisé, n’osant plus un geste.

─ Quelque chose ne va pas ?

Il tenta de se détendre, en vain.

─ C’est l’arme, là.

La jeune femme se mit à rire.

─ Ça ? Fit-elle en empoignant le Beretta, je ne sais même pas m’en servir, de toute façon, je ne possède pas les munitions. Quand je suis arrivée, il se trouvait déjà ici, il provient surement d’une fouille parmi les migrants de passage.

Posément, elle replaça la boite dans le tiroir, ainsi que l’arme, futile et inutilisable. Mehdi prit le billet et se leva.

─ Merci beaucoup pour votre aide, je dois partir au plus vite, d’après Yannis la frontière hongroise va se refermer.

Zela confirma les dires du fonctionnaire de police en ajoutant qu’ils laisseront toujours passer des gens, mais au ralenti, avec tous les problèmes que cela allait engendrer.

Mehdi quitta rapidement le camp, il n’aimait pas cet endroit inquiétant. Le lieu d’embarquement n’était qu’une simple place poussiéreuse avec des candidats au départ rassemblés et quatre policiers en uniforme gris parmi eux. Mehdi s’approcha, on lui demanda son billet et fut dirigé vers la file d’attente. Comme dans la gare de Gevgelija, beaucoup de pays étaient représentés, ceux du Maghreb, avec leurs accents gutturaux, les Pakistanais, peu bavards, quelques Afghans, discrets. Un bus blanc sale arriva, les policiers présents permirent un embarquement relativement calme. Malheureusement, Mehdi et quelques personnes restèrent sur la place, un car suivant était à attendre. Le bus d’après fut encore plus crasseux et très vieux. Mehdi monta, remit son billet au chauffeur et alla s’asseoir vers le centre du véhicule. D’autres candidats à la migration suivirent, hommes en jeans et baskets, femmes en long hijab, enfants en frusques usées, tachées et déchirées. Le car, plein en un quart d’heure, referma ses portes puis les rouvrit soudainement, un policier monta et fit arrêter le moteur. Mehdi sentit une sueur froide fluer dans le dos, le flic semblait chercher quelque chose ou quelqu’un. Il passa près du jeune homme, alla au fond, fit demi-tour et se posta à côté de Mehdi. Quelques secondes s’écoulèrent, la tension monta d’un cran quand le policier sortit une liste de sa poche et appela trois noms. Mehdi souffla intérieurement, ce n’était pas pour lui. Des mains se levèrent, le policier fila vers eux. Leurs papiers, scrupuleusement examinés par l’homme en uniforme, retournèrent vers leurs porteurs. Visiblement satisfait, il descendit. Le chauffeur appuya sur un bouton, le vieux diesel se mit en marche dans un bruit dantesque en crachant une épaisse fumée noire. L’antique bus sortit de la place poussiéreuse, emprunta la route de Presovo, puis ce fut l’autoroute, direction Belgrade et le nord du pays. Tout en regardant le paysage défiler, Medhi consulta son portable : 10 h 30 du matin. Ils n’arriveraient pas à Subotica avant 19 h.

****

Dans un virage un peu sec, la tête de Mehdi alla se plaquer sur la vitre froide du bus, ce qui le fit sortir de son sommeil en sursaut. Il regarda autour de lui, beaucoup dormaient. Par la fenêtre, ils traversaient une zone industrielle abandonnée. Des carcasses d’engins de chantiers jaunes, verts ou bleus, alignés dans un terrain vague, attendaient la fin qui viendrait sous la forme d’un chalumeau découpeur ou happées vers une broyeuse implacable. Des usines vétustes aux cheminées noircies s’étalaient à perte de vue, une certaine activité semblait exister, mais la plupart des hangars effondrés en partie laissaient apercevoir leurs entrailles d’acier et de béton entremêlés. Puis ce fut des écheveaux de fil de fer barbelé enjambés par des miradors vitrés haut perchés. Des camions en livrée camouflage, parfaitement rangés en épi, des hommes en armes qui patrouillaient. « Un camp militaire » pensa Mehdi. Il resta un moment admiratif devant l’ordre et la propreté du lieu, contraste saisissant avec ce qu’il avait vu auparavant. Un message sur son portable s’annonça par une discrète vibration. Il l’ouvrit, c’était Yannis. « Ne t’éloigne pas de l’endroit où tu descends, un ami va venir te chercher » surprit, il se rangea à ce conseil, une aide dans cette ville inconnue ne se refusait pas. Après les abords peu engageants de la cité, le véhicule bondé termina sa course non loin du centre, près d’une gare routière. Sitôt ses passagers descendus, le bus repartit dans un bruit de mécanique fatiguée et grinçante. De l’autre côté de la voie, un parc municipal s’étendait jusqu’aux pieds d’immeubles à quatre étages à l’architecture d’inspiration soviétique et des façades lépreuses grêlées d’impacts de balles. Des tentes, du linge pendu et séchant entre deux arbres donnait une idée de l’utilisation du lieu ordinairement fait pour les promenades dominicales et les cours du lycée tout proche. Un groupe d’hommes sortit du parc, traversa la route et vint à la rencontre des passagers du bus. Des mains se serrèrent, quelques accolades pour ceux qui se connaissaient, le gros de la troupe commençait à se dissoudre quand Mehdi remarqua un type appuyé sur une berline, fumant une cigarette. D’un tour de regard, il comprit que ce type attendait pour lui, ramassa son sac et alla vers la voiture. Sans un mot, l’homme prit le bagage, le déposa dans le coffre et monta dans le véhicule, Mehdi entra du côté passager. Ils sortirent rapidement de la ville, la campagne verdoyante, omniprésente et touffue barrait la vue, mais à travers, apparaissaient de belles résidences avec des jardins impeccablement entretenus.

─ Je m’appelle Ahmed, je suis ton guide pour la frontière vers la Hongrie. Là, je t’emmène dans un lieu en sécurité, personne ne te posera de question gênante et tu pourras te relaxer tranquillement. Je reviendrais te chercher après-demain, je t’expliquerai comme ça va se passer à ce moment-là, tu as compris ?

Mehdi osa un oui timide, un peu inquiet pour la suite. L’endroit où ils accédèrent était en fait une ancienne cimenterie désaffectée peuplée par des migrants en attente d’entrer en Hongrie, puis en Allemagne. Une équipe de bénévoles offraient quelques menus services aux arrivants fatigués et affamés. Sur une table, des vêtements de toutes tailles pour tous les sexes, à côté un plateau couvert de nourriture faite maison et surveillé par une vieille moukère occupée à couper une énorme miche à la mie grise. Mehdi s’approcha doucement, la femme cessa son ouvrage, tendit deux tranches de pain large comme des assiettes et lui désigna du pâté, du fromage blanc et d’autres victuailles que Mehdi ne connaissait pas. Son approvisionnement fait, il alla s’installer à une table bancale affublée d’un banc en bois. Tout en mangeant, il chercha du regard son passeur qu’il localisa en pleine discussion avec un homme doté d’une stature immense, au visage doux au-dessus d’un col de clergyman. « Un prêtre » songea Mehdi. Ahmed revint, chuchota quelque chose à l’oreille du garçon, celui-ci puisa dans l’enveloppe remise par Yannis, deux mille euros changèrent de mains. Le passeur indiqua son retour pour le surlendemain à 10 h pour l’emmener au poste-frontière. Mehdi terminait son repas quand l’homme à la haute stature se posa près de lui et tendit sa paume.

─ Je m’appelle Moïse Vaneck et je dirige ce centre d’accueil. Bienvenu chez nous, Ahmed m’a dit que tu venais de Syrie, c’est bien cela ?

Mehdi avala son verre d’eau et hocha, affirmatif.

─ Bien. Regarde là-bas, la femme derrière la table avec les vêtements ? Quand tu auras terminé, vas la voir, elle se nomme Vlana, c’est elle qui te donnera le nécessaire pour te laver, une couverture et te mèneras à l’endroit où tu dormiras. Ça ira ?

─ Oui, monsieur, fait le garçon, intimidé.

L’homme d’Église se mit à sourire.

─ Appelle-moi Moïse, ce sera plus simple.

Le prêtre repartit vers un groupe d’arrivants, le travail ne manquait pas. Mehdi rangea un peu son sac, termina un morceau de fromage avec un minuscule bout de pain et se dirigea vers cette fameuse Vlana.

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