Mehdi
Moment 8
Mehdi sortit de la gare de Cologne et s’engouffra aussitôt dans un abribus pour échapper à la pluie diluvienne qui se déversait sur la capitale rhénane. Les gens couraient parapluie ouvert, des femmes aux faces cachées par la capuche de leurs cirés verts, rouges ou bleus marchaient d’un pas rapide. Un vélo frôla l’abri de Mehdi et freina brutalement au niveau d’une boite jaune avec deux trappes sur la façade. Une main glissa une lettre puis la cycliste repartit vers une autre destination dans la ville sous l’ondée. Mehdi avait à peine eu le temps de voir le visage de la jeune fille, la blondeur de ses cheveux, des traits fins et harmonieux aux yeux émeraude tendre et des lèvres sensuelles sous un petit nez mutin. Il aurait aimé aborder cette fille, mais il ne connaissait pas un mot d’allemand ou si peu, même le texte dans l’abri lui était difficilement déchiffrable. Cependant, par quelques expressions, il avait compris le discours d’un parti politique d’extrême droite pas véritablement en faveur des migrants dans le pays. Isolé dans son rectangle de verre et d’acier, il regarda autour de lui. Contrairement aux autres nations qu’il avait traversées où l’orientalisme était omniprésent, cette cité allemande ne lui offrait aucun point de repère, aucune aide, il était seul dans la ville et ne se sentait pas le bienvenu ici. Au bout d’une heure, la pluie cessa doucement, un beau soleil chassa une météo grise et triste. Mehdi consulta son portable, aucun message, il était 15 h 30 et n’avait pas faim, ni soif, juste peur de cet endroit qui lui paraissait hostile, n’osant sortir de son antre où on ne l’avisait pas. Un enfant de dix ans environ entra dans l’abri, puis un autre, encore un suivant et ce fut bientôt tout un attroupement de gamins autour de Mehdi. Des filles, des garçons disciplinés, tous et toutes le saluèrent, celui-ci répondit tardivement, n’ayant pas compris tout de suite leurs propos. Deux adultes arrivèrent, une femme entre deux âges, l’air pincé, la coiffure tirée en arrière, stricte avec le col serré et la jupe sage sur ses bas noirs. Celle-ci arbora un rictus de dédain en remarquant le migrant sur le banc, tandis que sa suivante, plus jeune, blonde en jeans, afficha un gentil sourire à Mehdi tout en réprimandant une gamine qui s’éloignait doucement. Le ciel se mit à s’assombrir, juste le temps du passage d’un nuage de pluie puis le soleil revint. Mehdi, pensif, entrevit une possibilité avec cette fille qui lui plaisait beaucoup avec son tee-shirt à l’effigie de Bono, leader du groupe U2, il suffisait d’essayer, après tout. Il se leva doucement et sous l’œil inquisiteur de la mousmée sévère, demanda si elle parlait anglais ou français. Dans un sourire charmant, elle répondit qu’en français, elle s’en sortirait mieux.
─ Sauriez-vous alors où se trouve l’église Sainte-Marie du Capitole ?
Le regard surpris, elle se tourna vers l’adulte non loin, l’interrogea dans la langue de Goethe. Le visage sombre de la femme stricte s’éclaira soudainement et se mit à parler vite en désignant du doigt le centre-ville. La jeune fille revint vers Mehdi et commença à lui expliquer l’itinéraire. Celui-ci l’arrêta rapidement en lui faisant comprendre qu’il ne mémoriserait pas tout, puis il fouilla dans son sac, en sortit un carnet et un stylo et lui demanda de noter le chemin à prendre. Elle acquiesça et d’une écriture soignée, marqua les noms de voies en lui indiquant que « strasse, gasse, platz » voulait dire respectivement rue, ruelle et place. Elle lui redonna son calepin, un sourire inaltérable sur son beau visage. Mehdi eut envie de l’embrasser tellement il se sentait heureux, mais se retint et se contenta de la remercier vivement en lui souhaitant un bon après-midi. Un bus de ville arriva, les gosses embarquèrent suivis de près par leurs accompagnatrices. Les portes pneumatiques se refermèrent pour se rouvrir aussitôt. La jeune fille sortit du véhicule en sautant le marchepied et fonça vers Mehdi qui s’apprêtait à partir.
─ Surtout, n’allez pas vers Günter-Wandplatz, c’est dangereux pour vous là-bas, dit-elle dans un souffle avant de remonter.
Mehdi resta un moment sans réaction, puis nota brièvement ce qu’elle avait dit. Tout en gardant le carnet dans sa main, il traversa une avenue et se mit à la recherche de la Bobstrasse. Une fois trouvée et parcourue, la rue déboucha sur Bayardgasse et son rond-point où trônait une statue en pied d’un personnage qu’il ne reconnut pas. Marchant d’un pas rapide, il s’accorda tout de même une pause pour admirer le monument de la bibliothèque judaïque, construit dans un néostyle caractéristique du dix-neuvième siècle. La rue Léonard-Tietz strasse se révéla un lieu de culture au vu de l’immense inscription « Bibliothek » sur la façade d’un bâtiment résolument moderne. Suivant scrupuleusement les instructions de la jeune fille, il continua et s’arrêta devant ce qu’il n’avait pas prévu; la voie se terminait par un ouvrage qui permettait de passer sous de grands boulevards dont la circulation était parfaitement cachée par des murs en béton lépreux. À mesure de l’avancée de son périple, Mehdi avait rencontré des gens, divaguant dans les deux sens, mais ceux-ci s’étaient raréfiés rapidement. Désormais, il était pratiquement seul dans la rue, une vieille dame sortit du tunnel, marcha sur le trottoir et stoppa sur un pas de porte. Elle sortit une clé de son sac et ouvrit, un chat roux en profita pour s’enfuir, entra et ferma derrière elle. Mehdi décida qu’il n’avait plus de temps à perdre, s’engagea dans le passage et sans encombre, atteint la Sternengasse où il remarqua que la puissante société Deutsche Telekom avait totalement phagocyté le lieu. La suivante fut promptement parcourue au grand soulagement de Mehdi, car il s’était aperçu avec effarement que l’endroit accueillait un bon nombre de sex-shops. Arrivé à Marienplatz, l’imposante église Sainte-Marie du Capitole l’arrêta. À la différence de ses coreligionnaires, Mehdi avait toujours ressenti une indulgence pour les monuments de cultes chrétiens, admirant la magnificence du gothique avec cependant un faible pour l’art roman, particulièrement dans ses débuts. La personne qui lui avait donné rendez-vous en ce lieu n’aurait pas pu lui faire plus plaisir. Devant lui, s’exposait un chef-d’œuvre du roman qu’il n’avait jamais espéré voir un jour de près. Doucement, il apprécia l’aspect massif de la construction, la netteté et la précision d’une restauration récente, subtile et raffinée. Le jeune garçon s’approcha, intrigué par un trait particulier d’un soubassement d’une tour. Accroupi, il caressa une pierre noircie par le temps, puis une autre un peu plus en amont, une évidence prenait corps dans son esprit : le grain, la forme et l’appariement des moellons abondaient sa certitude. Les fondations rectilignes du bas provenaient de la période romaine, tandis que celles en élévation, plus ou moins équarries relevaient du haut moyen âge. Il se demanda quelle divinité délaissée avait cédé sa place pour un culte nouveau à l’effigie d’un martyr cloué sur une croix. Et après, qui viendrait ? Une évidence apparut : à l’égalité des humains, les dieux mourraient aussi… La façade austère et partiellement dégradée ne l’inspira guère, il retourna vers l’arrière de l’édifice. Une statue mariale l’arrêta un instant, elle semblait à la fois ancienne et moderne. Dans son état pitoyable, le doux visage paisible de la mère du Christ s’effaçait lentement, mais prêt à ressurgir dès qu’un restaurateur passionné saurait y mettre tout son art. En allant vers les jardins, Medhi contempla d’un peu plus loin la bâtisse, il apprécia le trilobisme architectural caractéristique des monuments croisés, forme unique et présente dans tout l’occident. Insidieuse et obstinée, une sensation de faim commença à envahir son esprit. Quittant la place, une voie adjacente ne lui offrit que des vitrines de chaussures et un magasin d’appareils ménagers. Dans une autre rue, il ne vit rien, puis, miracle, au bout d’une suivante, une pancarte peinte annonçait un « Döner-kebap ». Tout en s’approchant, Mehdi trouva plutôt comique d’avoir parcouru autant de kilomètres pour retrouver une cuisine identique à l’université de Damas. L’odeur de friture renforça sa pensée et hésita un instant avant d’entrer, renoncer à cette occasion, c’était se mettre à la recherche d’autre chose, mais il n’en avait plus le temps. L’homme derrière sa vitrine à la propreté douteuse ne daigna se lever et lâcher son écran que lorsque son client apparut ostensiblement devant lui. Mehdi désigna du doigt un sandwich au pain pita et une bouteille d’eau minérale. Une fois servi, il quitta l’échoppe perplexe, l’homme n’avait pas prononcé deux paroles et avait regagné aussitôt à son match de football sur sa minuscule télévision. Mehdi prit le chemin du retour tout en mangeant, son heure de rendez-vous approchait. Il avait terminé son repas quand il s’aperçut qu’il ne reconnaissait pas le quartier où il marchait. Revenir en arrière lui sembla périlleux, un clocher sonna cinq coups, ce qui signifiait dix-sept heures. Le son l’aida à se repérer, la Marienplatz se situait derrière ce quartier. Une rue perpendiculaire lui parut la solution et ce n’est qu’en arrivant sur une place qu’il sut que c’était un mauvais, très mauvais choix. Assises ou debout sous des arbres rabougris, plusieurs dizaines de paires d’yeux s’étaient tournées vers l’importun. Un crâne rasé, derrière une moto, posa son outil et se leva, un autre au visage à demi mangé par des tatouages fit un pas en avant, tandis que le reste de la bande ne bougea pas. Une fille, à l’aspect gothique, la face charbonneuse et sombre chassa la main qui fouillait son entrejambe et se mit à détailler l’intrus. Les mines patibulaires autour de lui firent vite comprendre où il se trouvait : « Günter-Wandplatz ! » Même si c’était trop tard, il se traita d’idiot et continua sa marche vers une rue. Peu lui importait où elle le mènerait, sortir d’ici au plus vite de cet endroit puant les égouts et la mort. Un jeune gars en habit militaire lui posa une question qui ne fût bien sûr pas comprise, Mehdi s’arrêta et demanda son chemin en anglais. « Sankt Maria in kapitol ? », répondit la veste kaki qui sembla réfléchir, puis leva son bras vers une rue distante d’une vingtaine de mètres environ. Mehdi remercia et reprit son parcours vers la voie désignée en pressant le pas, il sentit un mouvement de foule derrière lui ce qui fit accélérer sa marche. La rue l’accueillit au pas de course, une pente douce augmenta son rythme, il se crut sauvé quand un individu armé d’un bâton court émergea d’un fatras de cartons. Ce dernier tenta de voler son sac et n’en eut pas le temps, car Mehdi lui envoya un solide coup de pied dans le ventre qui propulsa l’agresseur dans un fracas de poubelles renversées. Une rumeur enfla dans la rue, Mehdi comprit qu’il ne devrait son salut que par un sérieux sprint et l’espérance que ses poursuivants ne fussent pas armés. Il fonça comme une balle, descendit la rue et ne prit garde au véhicule qui montait vers lui qu’au moment où il vit l’inscription « Polizei » sur le capot, une ruelle sur sa gauche le sauva. Il continua sa course effrénée jusqu’au moment où il eut le sentiment qu’il était seul. À bout de souffle, cinq coups de cloche lui indiquèrent que sa rue débouchait exactement en face de l’entrée de l’édifice, rien n’était perdu. Déboulant inconsidérément sur Marienplatz, il regarda autour de lui, personne ! était-ce trop tard ou bien trop tôt, il ne savait plus, le sang cognait contre ses tempes, un point de côté lui cisaillait le ventre. Il prit la direction d’un parc public, dans l’espoir de s’y cacher. Soudain, une berline sortit d’une rue et vint s’arrêter près de lui.
─ Montez ! fit le conducteur, par la vitre baissée.
Mehdi hésita une seconde.
─ Montez, vite, ils arrivent !
Il contourna la Mercedes, monta en refermant la portière. Il était temps, une voiture de police émergeait de la rue où il se trouvait une minute auparavant. La puissante berline allemande quitta Marienplatz pour prendre une voie sinueuse qui déboucha sur un boulevard près du Rhin. Fonçant plus que ne roulant, ils traversèrent le fleuve et continuèrent vers la banlieue résidentielle de Cologne. De temps à autre, Mehdi jetait un œil dans son rétroviseur puis son regard revenait sur la route.
─ Ne t’inquiète pas, nous sommes loin maintenant, les petits zonards qui te couraient après étaient plus bêtes que méchants, mais reste prudent à l’avenir. Au fait, je m’appelle Hans Klaus Bauer.
Mehdi serra la main tendue et remercia pour le geste salvateur.
─ Comment avez-vous su que j’étais poursuivi ?
La Mercedes prit une sortie de périphérique et entra dans une bretelle d’accès de voie rapide.
─ Comment j’ai su ? C’est simple : depuis trois jours, je passais ici à la même heure et ce soir, je suis arrivé plus tôt, je t’ai aperçu près de l’église, mais tu as disparu aussitôt. À force de tourner autour du pâté de maisons et les alentours, je t’ai vu descendre une rue en courant et ces types derrière toi. Quand tu as fui devant la voiture de police, je savais que tu allais te retrouver vers l’église, là où j’aurai dû te récupérer normalement, un tour du quartier m’a suffi et voilà. On va aller chez moi où tu pourras te reposer un peu avant de repartir. As-tu faim ou soif, veux-tu quelque chose de particulier ?
Mehdi répondit que non, juste une envie de se détendre, s’allonger et dormir pour ne plus penser à rien. La voie rapide ne dura pas. Une bretelle et un imposant virage en courbe prononcée et ce fut l’univers paisible d’un faubourg huppé, aux voitures haut de gamme bien rangées sur le trottoir avec des habitations ordonnées, propres. La Mercedes s’arrêta sur le parking d’un supermarché Aldi, Hans sortit de la voiture. « Je vais effectuer quelques emplettes, reste ici, tu ne risques rien, OK ? »
─ OK, pas de problème.
Mehdi regarda Hans s’éloigner et remarqua sa légère claudication de la jambe gauche, il resta perplexe. « Un accident peut-être… »
Une sirène de police le sortit de sa somnolence. Le coffre arrière se referma et Hans monta dans la voiture.
─ Alors, bien dormi ? Moi qui croyais que tu allais trouver le temps long, j’ai perdu.
Le jeune garçon regarda disparaître le véhicule sur la bretelle d’entrée de la voie rapide vers Bonn.
─ Oui, oui, ça va, fit-il, maussade. Son Smartphone se manifesta, c’était Yannis qui demandait où il était. Mehdi répondit qu’il se trouvait à Cologne et que tout allait pour le mieux. Ils repartirent aussitôt et abordèrent le quartier résidentiel de Rath-Heumar.
****
Douché, habillé de propre, Medhi alla s’installer sur un canapé accueillant près d’une chatte tabby noir et gris qui miaula d’insatisfaction dès qu’elle sentit que l’on pénétrait sur son territoire moelleux. La main dans le poil doux du félin, celui-ci se mit à ronronner bruyamment et daigna se déplacer pour se caler contre la cuisse du jeune homme. Hans revint dans le séjour, en peignoir de bain, une serviette sur la tête, il s’arrêta, surpris.
─ Hé bien ça alors, d’ordinaire, elle ne s'approche jamais, tu as un feeling avec les chats.
─ C’est possible, fit Mehdi, l’esprit ailleurs.
─ Bon, ce n’est pas le tout, une invitée vient ce soir et je ne suis pas encore habillé.
Sur cette évidence, il disparut vers la salle de bain. Mehdi répondit à un SMS, puis éteignit son portable. Une main sur le félin qui s’était mis sur le dos pour se faire caresser le ventre, il s’intéressa à son environnement. Sur la table basse blanche trônait un unique objet curieux, une sorte de bouteille ronde et plate avec un trou au milieu. Mehdi pensa à un vase, mais l’embouchure semblait trop petite pour y insérer un bouquet, une rose irait idéalement, à moins que l’œuvre restât aussi parfaitement inutile. Plus loin, encastrée dans un mur, une cheminée à l’entourage en inox attendait le retour des frimas pour reprendre son office. Une peau de vache s’étalait de tout son long sur le parquet brillant, un fauteuil Stark en cuir posé dessus. Vers le fond de la pièce, une table avec un plateau en verre très épais attendait que des convives viennent s’asseoir sur les chaises d’inspiration Bauhaus noires et aluminiums avec leur élégant piétement en bois précieux. Tout le lieu, la maison, le quartier respiraient l’aisance, l’argent, le luxe. Il ignorait totalement les activités de celui qui l’accueillait, mais c’était quelqu’un qui avait indéniablement beaucoup de goût. Hans revint, impeccable dans un pantalon anthracite très chic, une chemise blanche au col clergyman sous un pull chiné griffé d’un crocodile célèbre. Mehdi admira et félicita l’ensemble. Le flatté, rougissant, alla se réfugier dans l’office sous prétexte de préparation du menu de la soirée. Ils parlèrent peu, mais Mehdi sut rapidement que Hans vivait seul et que l’invitée du moment était une jeune femme. Une senteur de cuisine ne tarda pas à émoustiller les narines du garçon, plusieurs fois, il avait demandé s’il pouvait aider à quelque chose. En vieux réflexe de célibataire, le maître des lieux avait décliné poliment, seul dans la vie, seul dans l’office, unique maître à bord. Mehdi découvrit un magazine Time où un reportage sur les migrants en Turquie attira son œil. L’odorat affuté du félin l’avait fait quitter le canapé pour aller explorer la cuisine, Mehdi s’installa confortablement. Il fut déçu par la description de la frontière turco-syrienne, celle-ci ne correspondait pas vraiment à la réalité du terrain, il douta que le journaliste ait mis les pieds un jour en Turquie. Il venait de reposer le magazine quand, malgré le bruit ambiant, il perçut le chuintement d’une clé dans la serrure de la porte, le pêne se manœuvra, le battant s’ouvrit et se referma en silence. Dans le couloir, une jeune femme apparue devant Mehdi médusé. Le charme de l’arrivante le laissa sans voix. Jamais il n’avait vu une Asiatique aussi harmonieuse au corps moulé dans une robe fourreau rouge sang surmonté d’un visage triangulaire aux pommettes saillantes avec des yeux clairs presque blancs. Elle remit en ordre sa longue chevelure noire tombante jusqu’au creux de ses reins et s’approcha.
─ Bonsoir, je suis Johanna.
Mehdi, à peine sorti de son hébétude, se leva et serra doucement la minuscule main tendue.
─ Moi, c’est Mehdi, je viens d’arriver.
La jolie brune se mit à sourire, ce qui rajouta une banderille dans le cœur du jeune homme.
─ Mmmh, que nous concocté de bon, le chef ?
Facétieux, Hans lui montra les noix de Saint-Jacques frémissantes dans la poêle et lui fit goûter la purée de panais pour s’assurer que l’assaisonnement.
─ C’est parfait, fit la beauté en rouge.
Le ton mis, la façon de se mouvoir dans la maison, la connaissance des endroits où se trouvaient les choses confirmèrent à Mehdi que cette fille se trouvait en territoire conquis. Une pensée lui vint. « Si elle possède une clé de la maison, quel est son statut ? »
Ils passèrent à table.
****
Après le repas, ils allèrent s’installer dans le coin détente au canapé gris perle. Mehdi sentait qu’il allait passer sur le grill sans tarder, pendant le dîner ils avaient parlé de tout sauf de lui, c’était donc le moment. Son intuition ne le trompa pas. Il dut exposer son parcours depuis sa patrie natale, la raison de sa présence et son désir que tout ceci se termine bien. Hans prit la parole après avoir fini sa tasse de café.
─ Mehdi, après-demain, tu pars avec Johanna pour la France, elle seule connait ta destination. Arrivé là-bas, elle te donnera tes dernières instructions pour rencontrer tes contacts français, après, ta mission sera terminée. Je ne peux que te conseiller d’essayer de t’installer en France, reprendre des études, tu parles un français très correct, tu as toutes tes chances de réussir.
Mehdi approuva, mais sans conviction.
─ Oui, pourquoi pas, mais toute ma famille se trouve en Syrie, la guerre s’arrêtera bien un jour. Bashar el-Assad ne sera pas éternel, un autre gouvernement viendra et je pourrais peut-être rentrer chez moi, vous ne croyez pas ?
Klaus n’osa pas contrecarrer les espoirs du jeune homme, le conflit pouvait durer longtemps, très longtemps, diminuant les éventualités de retour prochain vers la mère patrie.
─ Si, je pense que cela sera possible, seul l’avenir le dira.
Johanna, silencieuse depuis leur installation, prit la parole.
─ En effet, Hans à raison. Un reflux massif des migrants syriens vers leur pays sera conditionné par l’évincement de l’homme fort actuel, par la mise en place d’une gouvernance issue des urnes et de la disparition définitive de l’État islamique. L’alliance des gouvernements européens et du Moyen-Orient contre Daech peut sauter à tout moment, les Russes perturbent le jeu en voulant entrer dans le conflit. Poutine soutient franchement Bashar contre Daech, mais l’opposition rebelle syrienne, qui lutte aussi contre l’EI, verrait d’un mauvais œil que les chasseurs russes viennent opérer sur le terrain. Il serait dommageable que les Russes puissent se tromper de cibles et frapper la faction militaire contre Bashar. Seule une union sacrée, a l’identique de celle créée pendant la seconde guerre mondiale contre le nazisme, pourra venir à bout de Daech. Le cas Bashar el Assad se réglera plus tard, presque de lui-même, il est probable que sa position devienne intenable une fois que la rébellion armée en aura fini avec l’État islamique. Soit il acceptera des concessions ou il disparaîtra.
Mehdi, impressionné par l’analyse de la jeune femme, resta songeur. Sur beaucoup de points, elle avait raison, mais ce qui l’importait à présent, c’était de terminer le travail commencé. Il bâilla puis s’excusa.
─ Je suis épuisé, si vous le permettez, je vais me coucher.
Hans approuva la décision et lui souhaita une bonne nuit, Johanna fit de même, avec cependant un énigmatique sourire. Une fois le garçon parti, elle se rapprocha de son compagnon de canapé et l’enlaça en déposant un baiser sur ses lèvres. « Je le trouve bien intrépide ce garçon pour la mission que l’Organisation lui a confiée. Il a pris des risques et s’en est sorti haut la main. » Hans laissa sa main parcourir amoureusement l’épaisse chevelure de Johanna. « Oui, sa jeunesse était la condition sine qua non imposée par le général El Houassine, de plus, c’est le fils d’Ahmad Malek Al-Riahikh, le mufti de la province de Khuzestân. » Johanna fronça les sourcils, ce qui créa de rides sur son front. « Al-Riahikh, le dissident recherché par Daech ? » Tout en chatouillant amoureusement la nuque de la jeune femme, il entreprit de descendre la fermeture éclair de la robe rouge sang indécemment moulante. « Hé ! » fit-elle en débattant mollement, « Nous ne sommes pas seuls ce soir, mon chéri, si tu veux, on va se coucher nous aussi. » À regret, il enleva sa main et caressa le doux galbe d’un sein. « Très activement recherché, ma belle. Un de nos correspondants à Tunis nous à affirmé qu’un djihadiste tunisien avait entendu parler d’Ahmad Malek Al-Riahikh et que les muftis étaient persuadés qu’il avait quitté le pays. » Johanna se leva et alla porter le plateau et ses tasses dans la cuisine. « Il sait tout cela, le jeune ? » Hans se hissa doucement, manoeuvra un tiroir, prit le Lüger au fond et alla à pas de loup jusqu’à la porte, puis à une fenêtre sur la rue. « Tu as entendu quelque chose ? » Il affirma en silence, attendit un peu et revint poser l’arme dans sa cachette. « Oui, un bruit bizarre, comme une porte que l’on ouvre, j’ai ressenti un courant d’air. » Plus amusée qu’inquiète sur la situation, Johanna retirât ses escarpins noirs, chaussa des pantoufles roses, mit ses mains sur les hanches et lança à son homme en face d’elle : « Tu viens chéri ? » Hans afficha une moue désabusée. « Tu ne changeras jamais. Au fait, il ne sait rien, mais un jour, la vérité lui sera révélée. Plus tard sera le mieux. »
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