Chapitre 13

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Depuis ma crise, je n’étais jamais seule. Que ce soit Jeanne ou le Dr Elton, l’une d’elles était toujours à côté de mon lit. Elles essayaient chaque jour de me faire parler, en vain. Je ne cessais de fixer le mur blanc de ma chambre. Les jours passaient et je me laissais encore mourir. Je ne voulais plus manger, j’étais bloquée dans cette nouvelle réalité. J’étais folle, je n’avais plus aucun contrôle. Ma vie allait se finir ici, je ne reverrais plus jamais ma femme ou mes enfants. Je ne voulais pas les revoir, je ne voulais pas leur faire de la peine par mon état pitoyable. J’étais pitoyable. Je ne voyais que le mur, ce mur blanc sans vie, comme moi. Je n’arrivais même pas à rejoindre ma plage, où j’aurais pu retrouver Kaitlyn. Même ça, j’en étais incapable.


— Je ne sais plus quoi faire, Maddy, entendis-je derrière moi.

— Ne change rien, Jeanne. Elena prend conscience de sa maladie, de ce qui la déclencher, qui en est à l’origine. C’est difficile à vivre pour elle, comme pour nous en tant que médecin, mais c’est un passage obligatoire. Elle doit en passer par là. Son état actuel est tout à fait normal.

— Je suis perdue. Son cas est extrême. Même quand j’ai étudié avec toi, tu n’avais pas de patient aussi…

— Chaotique ? N’oublie pas qu’elle a eu une vie chaotique. Je ne suis même pas sûr que j’aurais survécu, si j’avais été à sa place.

— Mais elle a une famille qui l’attend ! Des enfants.

— En ce moment, ils ne comptent malheureusement plus. Qu’importe l’amour qu’elle leur porte, sa maladie, son esprit en désordre a pris le dessus.

— Que puis-je faire de plus alors ?

— Tu dois seulement attendre qu’elle dépasse cette crise par elle-même.

— Faire venir sa femme ne l’aiderait pas ?

— Non, ce serait même pire. En la faisant venir, tu risquerais de créer plus de confusion dans sa tête qu’il n’y en a déjà.

— Alors je vais attendre.


La discussion entre mes deux médecins s’arrêta là et le silence envahit la pièce. Le Dr Elton avait raison, je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Je savais que mes enfants, ma femme, attendaient que j’aille mieux, mais, même pour eux, je n’y arrivais pas. Comment leur expliquer que je n’arrivais plus à réfléchir ? Que l’envie de quitter ce monde était de devenir plus fort que l’amour inconditionnel que je leur portais. Je savais que je devais lutter, pour moi, pour eux, mais c’était devenu si difficile. Entre les souvenirs des violences de ma mère, les allées et venues d’Elle dans ma tête et les pensées réelles qui me faisait prendre conscience du problème, j’étais perdue.


— Elena, intervint Jeanne. Je sais que je devrais attendre, mais je n’y arrive pas. Je veux t’aider. Tu veux bien essayer un exercice avec moi ? Ferme les yeux et respire calmement. Qu’est-ce que tu vois ?

— Que mon enfer ne se terminera jamais, lui répondis-je. Qu’elle sera toujours une épée de Damoclès au-dessus de ma tête.

— Avant Océane ou même Emma. Est-ce qu’il y avait une personne à qui tu faisais confiance ?

— Je n’avais personne. J’étais seule. J’ai toujours été seule.

— Qu’est-ce que tu aurais aimé ?

— À part avoir une mère ?

— Bon okay, ma question était bête. Quel est ton premier beau souvenir ? Peu importe avec qui ?

— C’est Emma. Le jour où elle a réussi à m’amadouer. Je ne voulais pas m’attacher, j’avais peur d’aimer pour ensuite être encore rejeté. Mais ta sœur… elle a réussi là où personne n’avait réussi.

— C’est vrai qu’Emma a eu un rôle important dans ton adolescence et dans ta construction.


J’ouvris finalement les yeux. J’étais toujours attachée, mais je me sentais plus apaisée. Jeanne était assise sur une chaise, un peu à l’écart de moi, un carnet dans la main.


— Tu prends des notes ?

— Je prends en note tout ce que tu fais ou dit. C’est pour ton dossier.

— Je suis à ce point une épave ?

— Si tu l’as remarqué toi-même, c’est que tu n’es autant au fond du trou que je le croyais.


Elle rigola et mon cœur se réchauffa. J’allais connaitre des hauts et des bas, liés à ma maladie que je ne pouvais contrôler. Mais je devais, surtout, tout faire pour remonter la pente. Je devais lutter contre moi-même. Mettre un point final à mon passé, à ma mère et me reconcentrer sur le présent et le futur.


— Jeanne, je crois avoir compris comment laisser ma mère derrière moi.

— Je t’écoute.

— Je dois lui pardonner. Elle aussi était malade. Malgré tous le mal qu’elle m’a fait, qu’elle a fait à tout le monde, elle n’était pas elle-même. Avant de me soigner moi-même, je dois déconstruire l’image du diable que j’ai d’elle. Essayer de la comprendre.

— C’est un très bon début. Par quoi tu voudrais commencer ?

— Dans mon bureau, le tiroir tout en bas à gauche, il y a deux lettres venant d’elle.

— J’irais les chercher et en on discutera à la prochaine séance. Tu progresses, Elena.


Comme j’allais mieux, si on pouvait dire ça comme ça, Jeanne me détacha. Je me massais légèrement mes poignets puis mes chevilles. Pour que je puisse m’occuper, elle me ramena un livre, mais aussi un plateau-repas. J’eus même l’autorisation d’écrire une lettre à Océane.

La question qui me tourmentait depuis des années, mais que j’avais tenté d’ignorer était revenue. Ma mère était-elle vraiment morte ou était-elle toujours en vie. Avait-elle trouvé un lieu capable de la soigner ou s’était-elle suicidée, sans personne auprès d’elle ?


———


Je suis enfermée dans ma chambre depuis déjà trois jours, avec seulement un repas pour jour. Quand j’entends, la serrure électromagnétique de ma chambre se déverrouille, je me glisse sous mon lit pour me cacher.


— Mademoiselle ? m’interpelle celle qui vient d’entrer, d’une voix faussement douce. Votre mère vous attend.


Je rentre ma tête dans mes épaules et plaque ma main sur ma bouche pour ne pas faire de bruit. Je ne veux pas voir ma mère, je ne veux pas sortir de cette chambre.


— Mademoiselle, sortez de votre cachette.


Sa voix trahit une certaine colère contenue. Je suis tellement habituée à cette fausse gentillesse que je la reconnais toute de suite. Je ferme les yeux et bloque ma respiration, pour me faire le plus discrète possible. Mais une main attrape ma cheville, je pousse un cri de surprise quand elle me tire pour me faire sortir. Cette fois, elle est vraiment en colère, je le vois sur son visage. Sans un mot, elle attrape mon poignet, me tire dans la salle de bain et me déshabille pendant que le bain coule.

Cette femme, je la déteste. Elle est méchante avec moi, elle n’est pas une douche et elle est toujours en colère. Mais j’ai plus peur de ma mère que d’elle, de ce que ma mère pourrait encore me faire si je désobéissais, si je la faisais attendre. Alors je ne dis rien, je réprime mes tremblements face à la dureté des mouvements de la femme qui me fait prendre mon bas, le visage grave. Je ne dis rien quand elle me force à porte une robe blanche, trop serrer, qui me comprime la poitrine. Je ne dis rien quand elle me tire les cheveux en les coiffant pour qu’aucune mèche ne s’échappe. Je ne dis rien quand elle attrape violemment mon poignet et qu’elle me traîne jusqu’à l’immense salle de ma mère. Du haut de mes six ans, dans ce château si grand que je n’ai jamais pu tout parcourir, je ne suis rien. Et je sais déjà que je ne suis qu’un poids, un boulet pour ma mère.


— Assis-toi.


Un ton dur, une voix sèche, je déglutis, garde la tête baissée et réprime mes larmes en suivant l’ordre de ma mère. Je m’assois à cette table bien trop grande pour moi, si bien que mon assiette est au niveau de mon cou. Je bloque mon regard sur mon assiette vide, sans oser respirer. Je sens les effluves de la bonne nourriture dont j’ai été privé dans ses trois derniers jours. J’ai tellement faim, mon ventre grogne bruyamment.


— Ne peux-tu donc pas la nourrir correctement ? s’exclame une voix grave, une voix d’homme.

— Je l’ai puni. Et ça ne te regarde pas, Léo.

— Arrête Julie ! Elena est autant ta fille que…

— Ce n’est pas toi qui l’élèves. Elle m’a désobéi, elle en assume les conséquences.

— Elle n’a que six ans ! s’énerve l’homme, me faisant sursauter.

— Je n’aurais pas dû te faire revenir, grogne ma mère.

— Qu’as-tu fait pour mettre ta mère en colère, jeune fille ?


Je relève doucement la tête, croise le regard de ma mère qui m’autorise à répondre d’un discret signe de tête puis je détourne le regard sur l’homme en face de moi. Il a un sourire franc, chaleureux et agréable. Il ne me regarde pas avec méchanceté, mais avec douceur et compassion. Qui est-ce ?


— Je… j’ai volé un gâteau en cuisine.

— Sérieusement Julie ? Tu la prives de nourriture pour un gâteau ?


Ma mère ne répond pas, elle se contente de grogner en croisant les bras et l’homme reprend.


— Pourquoi as-tu pris ce gâteau ?

— J’avais faim et… ça sentait bon.

— Ce n’est pas bien de voler, Elena. C’est méchant envers ceux qui ont fait le gâteau. Tu comprends ?

— Oui, mais…

— Tu aurais pu simplement demander à en avoir.

— Si j’avais demandé, je n’aurais rien eu, je lâche.

— Comment tu l’éduques pour qu’elle n’ose même pas demander un gâteau ?

— Tu sais quoi, occupe-toi d’elle, si ça te fait tant plaisir ! s’énerve ma mère et je me recroqueville. Cette enfant ne me pose que des problèmes.


Entendre ses mots crus venant de ma mère fait couler les larmes que j’avais retenues. Je baisse la tête, espérant que ma mère ne les remarque pas.


— Julie, souffle l’homme.


Il se lève, ma mère en fait autant et sa chaise dérape contre le parquet. Il la prend dans ses bras et j’entends des reniflements. Ce ne sont pas les miens alors j’ose relever la tête. Ma mère a les mains sur son visage, la tête dans le cou de l’homme.


— Je suis une mauvaise mère, je l’entends pleurer. Comment ai-je pu en arriver là ? Quand est-ce que tout a dérapé ?

— Quand tu m’as obligé à partir. À t’abandonner à toi et Elena. Quand tu as abandonné l’idée de guérir, quand j’ai abandonné ma famille et l’idée de te sauver.

— Je suis un monstre. Une mère ne devrait pas priver sa fille de nourriture sous prétexte qu’elle mange quand elle a faim.

— Au moins, tu as le mérite de le reconnaitre.

— Je ne devrais pas m’occuper d’elle, je la fais tellement souffrir. Aide-moi, mon amour. Aide-moi avant qu’il ne soit trop tard. Avant que notre fille me déteste définitivement.


L’homme se tourne vers moi, le sourire toujours bienveillant.


— Elena, et si tu allais jouer dehors ? Je dois discuter avec ta maman.

— Toute seule ? Mais…

— Tu veux que quelqu’un t’accompagne ?

— Je…

— Tu ne sais pas jouer toute seule, c’est ça ?


Je secoue négativement la tête. Je ne sais pas non plus comment aller seule dans les jardins. J’ai peur de me perdre. Il dépose un baisé sur le front de ma mère et s’approche ensuite de moi. Il attrape délicatement ma main et m’invite à lui suivre. Il interpelle une domestique, les mains chargées d’un énorme panier de linge.


— Pourriez-vous vous occuper d’elle un instant ?

— J’ai du travail, râle-t-elle.

— Une de vos collègues aurait-elle un peu de temps pour jouer avec ma fille ?

— Surement oui. Je m’en occupe, Votre Majesté.

— Merci, Madame.


L’homme me serre dans ses bras, un câlin rassurant, réconfortant, comme j’en ai toujours rêvé. Il me confie à la femme que je suis en silence. Elle me laisse à une jeune femme qui accepta de m’emmener jouer dehors.

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