Dans le noir
Tristan s’est endormi sans problème : l’absence de sieste a fini par se faire sentir. J’ai donc pu m’installer dans le grand salon bibliothèque pour étudier à mon aise. J’ai posé mon ordinateur portable sur la large table basse en chêne massif, et je suis en tailleur dans un magnifique fauteuil en cuir que je ne saurais dater. J’aime cette pièce, même si elle me met toujours un peu mal à l’aise : elle est immense, parfaitement carrée, lambrissée du sol au plafond dans une teinte acajou qui accentue les reflets rougeoyants de l’imposante cheminée. Il y a trois petits bureaux disséminés dans la pièce, d’une façon que je juge aléatoire. Bien qu’ils ne semblent contenir aucun document, je n’ose jamais m’installer dessus. Ils ont un côté très solennels qui ne correspond pas à ma personnalité avec leurs pieds dorés qui s’enroulent sur eux-mêmes et le cuir vert bouteille de leurs sous-mains. Et, pour finir, il y a cinq autres fauteuils toujours en cuir, un canapé double assorti et une cheminée qui pourrait contenir un cochon. Avec le temps, j’ai appris à entretenir le feu à l’intérieur et j’en apprécie autant la lumière que la chaleur. À tel point qu’il m’arrive d’oublier d’allumer le centre de la pièce, un lustre énorme formé d’une douzaine de chandeliers électriques. Je me contente d’allumer les petites lampes sur les bureaux.
Je me perds un instant dans les flammes qui dansent à une dizaine de mètres de moi. Le craquement des bûches que je viens d’y remettre emplit la pièce d’un bruit familier alors qu’à l’extérieur le vent hurle contre la façade du manoir. Ce dernier tiendra bon, je n’ai aucun doute là-dessus : je ne sais pas depuis combien de temps existe cette bâtisse, mais elle a traversé les siècles, cela se sent. Ce n’est pas un coup de vent qui l’endommagera. Pour être honnête, ce n’est pas le vent que je crains, c’est le noir. Mais avec cette grosse cheminée, pas de risque que cela m’arrive.
Je soupire et retourne à mes bouquins, non sans consulter brièvement mon téléphone : il est bientôt vingt-deux heures et la météo indique que le coup de vent s’est transformé en tempête. Merde. Ça va être chaud pour rentrer chez moi à vélo. J’ai toute une prairie à traverser et un petit bout de forêt. Rien de bien méchant, même si je déteste faire ça la nuit, mais avec la tempête cela pourrait se révéler dangereux. Je demanderais peut-être au professeur de me ramener en voiture…
Nouveau craquement. La bûche vient de se briser. Les flammes envahissent un instant la cheminée. Cela sent bon. Le vent hurle, réussit à décrocher un volet quelque part, et c’est un staccato qui commence. Comme s’il tentait de me parler en morse. Qu’aurait donc à me dire le vent ? Je frissonne et replonge pour de bon dans mes bouquins.
C’est le moment que choisit la lumière pour s’éteindre brutalement. Je sursaute puis me recroqueville dans le fauteuil, les genoux au niveau de mon menton. Déjà la peur s’insinue dans mes veines. J’aimerais lutter, mais c’est comme ça : je suis une trouillarde ! Je tends l’oreille mais j’ai l’impression de n’entendre que les battements précipités de mon cœur. Il faut que je me calme : c’est juste une coupure de courant. J’ai bientôt dix-huit ans, je ne suis plus une gamine et je peux gérer ce genre de situation. Je n’entends aucun bruit du côté de la chambre de Tristan : au moins le petit ne s’est pas réveillé. Je n’ai donc pas à remonter le long couloir sombre pour aller le voir, c’est déjà ça.
Allez, il faut que je bouge. Je regroupe rapidement toutes mes affaires et ose enfin jeter un coup d’œil derrière moi. Il n’y a personne, évidemment. Je discerne les contours de la pièce, rien ne bouge. Je déglutis et tente de respirer plus calmement. Ça va aller… J’attrape mes livres, mon ordinateur et mon sac à dos contre moi et je me lève en tentant d’être la plus naturelle possible. Rien à faire : dès que je suis dans le noir, j’ai toujours l’impression que l’on m’observe et se profile alors l’idée saugrenue que si je fais semblant de ne pas avoir peur il ne m’arrivera rien.
Je m’avance vers la cheminée, pose mes affaires juste devant, puis attrape l’un des fauteuils pour le ramener dans le cercle de lumière. Il pèse une tonne mais je réussis à le mettre dans une position qui me rassure : face à la porte du couloir. Je me rassois, pas très sereine alors que j’entends la tempête gagner encore en puissance à l’extérieur. En tendant bien l’oreille, j’aperçois maintenant le rugissement des vagues contre la falaise, à quelques kilomètres d’ici.
– Papa ?
Je sursaute. Tristan. Merde. La porte du couloir est ouverte mais je ne parviens pas à le voir. Je ne me sens pas capable d’affronter les ténèbres qui mènent à sa chambre.
– Papa ?
Le ton est plus inquiet, il faut que je fasse quelque chose.
– Non, c’est Valentine ! Ne t’inquiète pas, les lumières ont sauté à cause de la tempête mais ce n’est pas grave.
– Val ?
– Oui, fais-je un peu plus fort. C’est moi, rendors-toi, mon grand.
– Val ! Tu viens ?
Merde. Ma gorge se serre. Je scrute le couloir, le souffle déjà court d’imaginer sa traversée. Des images folles traversent mon crâne : des chiens affamés m’attendent dans le jardin, prêts à sauter à travers les fenêtres du corridor, ou bien un zombie se planque derrière la porte, c’est sûr… Je ferme les yeux pour tenter de me calmer.
– Attends, lancé-je à Tristan. Je vais voir ce que je peux faire pour remettre la lumière.
Je prends mon téléphone. 20% de batterie. Va pas falloir trop l’utiliser au cas où… Au cas où quoi ? Au cas où des dobermans furieux bondiraient dans la pièce devant un zombie décharné ? Je prends une large respiration et je compose le numéro du père de Tristan. Une voix étouffée par un bruit de moteur me répond dès la première sonnerie.
– Un problème, Valentine ?
Pas de bonjour, mais avec lui cela ne m’étonne pas.
– On est en pleine tempête.
– Des dégâts ?
– Pas vraiment mais la lumière a sauté.
– Je serai là dans moins d’une heure.
– OK, mais Tristan a peur.
Il semble hésiter, ce qui ne lui ressemble pas du tout.
– C’est possible que le différentiel du tableau ait sauté. Il faut aller le réenclencher.
– Heu…
– Le disjoncteur, Valentine, dans le tableau électrique.
Oui, il est un peu condescendant, mais j’aurais du mal à lui en vouloir : ce type est un génie plusieurs fois récompensé par ses pairs.
– OK ! Où est le tableau ?
– À la cave, juste aux pieds des escaliers.
C’est à mon tour de marquer une hésitation. Non, ça ne va pas être possible…
– Valentine ?
– Oui…
– Je sais que le manoir est vieux, mais c’est une maison comme une autre, ne paniquez pas.
Comment peut-il savoir ?
– Oui, professeur…
Je me sens légèrement rassurée par les propos très rationnels qu’il m’adresse. Il a raison : c’est une maison, une grosse et vieille maison, mais une maison habitée, décorée, et qui ne tombe pas en ruine.
– Vous descendez les marches, vous réenclenchez le bouton qui sera baissé, et vous remontez. C’est bon pour vous, Valentine ?
Je carre les épaules pour dégager ma gorge et donner un peu d’assurance à ma voix.
– Oui, professeur. Excusez-moi de vous avoir dérangé.
– Rappelez-moi quand ce sera fait.
– Bien, monsieur.
Il raccroche. Pas de formule de politesse. Je suis habituée. Je regarde mon téléphone s’éteindre. 10%. Quelle merde. Je me tourne vers le couloir où une silhouette se dessine en avant des ténèbres. Mon cœur semble remonter dans ma gorge et je crie en bondissant du fauteuil pour m’éloigner. Quelle conne ! Ce n’est que Tristan qui m’a rejointe. Il s’avance dans l’immense pièce jusqu’à pénétrer dans le cercle de lumière de la cheminée. Il ne pleure pas, ne semble pas effrayé par ma propre peur. Mais son regard est grave et m’arrête dans mon envie de le réconforter. Il finit par me parler et mon sang se glace dans mes veines.
– Il ne faut pas que tu descendes à la cave, Valentine.
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