Monstre

4 minutes de lecture

Il est là. Recroquevillé à quelques pas de moi. Amas de chairs et de tissus surmontés d’un visage émacié dévoré par deux yeux rouges et brillants. Il ne bouge pas, se contentant de me fixer avec une intensité qui met mon âme à nue. J’ai l’impression de plonger dans un lac rubis. Les murs de la cave s’effacent derrière les facettes d’un kaléidoscope flamboyant. Je n’arrive ni à bouger, ni à penser, et je m’accroche à la réalité en tentant de comprendre ce qu’est cette chose qui me fait face. Mon cœur cogne contre ma poitrine à m’en faire mal mais pour autant le sang ne paraît pas arriver jusqu’à mes jambes. Je suis paralysée par une terreur sans nom. Comme ce qui me fait face. C’est vivant mais cela n’existe pas. C’est réel mais d’une nature indéterminée. Cette créature semble tout droit sortie de mes pires cauchemars. Il bouge légèrement et je remarque une chaîne qui entrave ses mouvements. Voilà d’où venait le bruit. Il se déploie un peu. Il a un corps humain mais décharné. Son torse aux côtes saillantes apparaît derrière ses jambes repliées contre lui. Le tissu qu’il porte est noir de crasse et a dû être une chemise, un jour. Est-ce un être humain ?

– Val ?

Tristan. Son appel me sort enfin de la terreur dans laquelle je suis plongée depuis de trop longs instants. Je parviens à reculer d’un pas et me cogne contre le mur, au pied de l’escalier.

– Valentine ?

– Ne bouge pas !

J’ai crié. Je vais remonter. Et laisser derrière moi cette créature aux yeux rouges qui me fixent toujours. Il bouge avec une lenteur suspecte : est-il réellement en difficulté ou tente-t-il de me le faire croire ? Je retiens mon souffle, incapable de savoir si c’est le moment de détaler comme un lapin. Car mes instincts les plus primitifs sont formels : cette chose est un prédateur. Et comme tous les prédateurs, il ne quitte pas sa proie des yeux. Une main trop longue terminée par des griffes crasseuses se tend vers moi.

– Mademoiselle…

Le monstre parle ! Le monstre me parle ! Je devrais hurler et fuir. Mais je n’arrive pas à décrocher mon regard du sien. Merde. Je crois qu’un peu de pitié est en train de naître derrière l'horreur que m’inspire son existence. Depuis combien de temps est-il là ? Pourquoi est-il attaché ? Que lui fait subir le professeur Hilgarde ?

Ses lèvres ont eu du mal à articuler cet appel, je m’en rends compte. Tout comme je comprends que c’est l’unique occasion pour moi de comprendre qui est ce monstre qui me fait face. Comment pourrais-je continuer de vivre en connaissant son existence ? Et sans savoir ce qu’il est vraiment ? Je prends une inspiration plus forte et fais un pas vers lui, juste assez pour ne plus ressentir l’humidité du mur à travers mes vêtements.

– Tristan ? Ne bouge pas, j’arrive !

Ma voix est plus calme, cela doit le rassurer.

– D’accord, Val.

Je n’ai pas quitté des yeux la chose qui tente de se mettre à genoux devant moi. Sa peau, sans doute claire, est tendue sur ses os et recouverte de tâches de sang séché. Pour autant, je ne vois pas de trace de plaie. Ses cheveux sombres sont plaqués contre son crâne. Il semble souffrir de malnutrition, pour ne pas dire carrément de maltraitance. Que se passe-t-il dans la cave du manoir ? Je peine à imaginer le professeur en tortionnaire.

L’homme, puisque c’est ce à quoi il ressemble au final, ne m’a pas quittée des yeux. Je le vois déglutir avec peine, prendre son élan pour sa prochaine phrase.

– De l’eau…

De son doigt griffu, il me désigne un seau à quelques mètres de nous. J’hésite. Si j’accède à sa demande, je vais quitter un endroit où il ne semble pas pouvoir m’atteindre pour m’engager le long de l’escalier. Je ne suis pas stupide, non plus…

– Faites-moi voir vos chaînes.

Ma demande nous surprend tous les deux : je le lis dans ses yeux. Il ne s’attendait pas à ce que je lui réponde, ni même peut-être à ce que je fasse preuve d’un minimum de réflexion cohérente. Cet être doit coller une peur bleue à tous ceux qu’il croise avec son regard sanguinaire : il ne doit pas y avoir beaucoup de filles de mon âge prêtes à lui adresser la parole. Quant à moi, mon assurance m’a toute aussi surprise. J’envisage donc d’accéder à sa demande ? Vraiment ?

Le bruit des chaînes est particulièrement désagréable, mélange de raclement et de cliquetis qui empli l’espace. Je frissonne. On se croirait dans un vieux film d’horreur au moment où le fantôme va apparaître. Cela me permet néanmoins de constater que les chaînes sont courtes et solidement arrimées au mur derrière lui. Impossible pour lui de m’atteindre. Je me mordille les lèvres et jette un œil vers le seau. OK. Après tout, qu’est-ce que je risque ?

Je me déplace sur le côté, sans le quitter des yeux, et il me rend la pareille. Au fond, il n’a pas l’air plus rassuré que moi par ma présence. J’attrape le seau qui est plein d’eau claire, je le dépose non loin de lui et le pousse du pied. Sa main s’y pose avec une vivacité inattendue et je recule rapidement. Je devrais remonter, maintenant.

– Val ?

Tristan m’appelle. Je dois m’occuper de lui.

– J’arrive.

L’homme a plongé les mains dans le seau, les frotte, puis il se frotte le visage et les bras. Les tâches noirâtres disparaissent, me confirmant que sa peau est très claire. Avec un plaisir évident, il plonge la tête dans le seau, frictionne sommairement son cuir chevelu, puis réapparaît, ses cheveux trop longs ruisselants sur les lambeaux de sa chemise. Un malaise m’envahit, comme si j’étais en train d’espionner quelque chose d’intime, qui ne me regarde pas. Je me détourne, il faut que j’aille voir Tristan.

– Non, ne partez pas…

La voix est faible mais douce. Je me mords les lèvres, j’hésite, mais j’entends Tristan qui piétine en haut des marches et je ne veux pas qu’il croise de nouveau la route de cet homme au regard de braise.

– Je suis désolée.

Je m’enfuis, en proie à une culpabilité inattendue.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Enricka Larive ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0