Attaque
La journée s’est déroulée sans encombre. La galette était réussie, Tristan a fait une bonne sieste et j’ai pu constater avec soulagement que la porte de la chambre de feue Mme Hilgarde avait bien un verrou. Cependant, je ne suis toujours pas rassurée à l’idée de dormir ici.
J’ai déposé mes affaires au pied du lit puis je me suis forcée à m’y asseoir pour travailler un peu cet après-midi. Mon regard ne cesse de parcourir cette pièce meublée comme si la veuve y vivait encore. Les draps sentent le frais, ce qui peut s’expliquer par ma présence prévue cette nuit, mais il y a des objets personnels sur la table de chevet. Je n’ose pas toucher à la broche dorée qui y trône ni retourner le livre pour en lire le titre. Sur la commode, face au lit, je vois des serviettes propres, mais aussi une brosse à cheveux et une trousse de maquillage qui devaient appartenir à la défunte. Je suis intimement persuadée que, derrière les lourdes portes en chênes de l’armoire, se cache toute la garde-robe de la pauvre femme. Son mari n’a touché à rien. Non, c’est pire que ça : il a parfaitement entretenu cette pièce comme s’il attendait le retour de celle qu’il aimait. Cela me fait froid dans le dos.
Autre chose me dérange dans ce manoir : à chaque fois que je passe devant la porte de la cave, une irrépressible envie d’y descendre me saisit. Je veux aller voir si l’immense pièce est vide, si les chaînes sont toujours accrochées au mur et, au fond de moi, j’ai peur d’y retrouver mon vampire. C’est stupide. Comment pourrait-il y être de nouveau enchaîné ? Il est libre et, s’il sait où je suis, doit ruminer de sombres pensées.
Je me secoue mentalement, refusant d’évoquer la créature de la nuit qui veille peut-être sur moi. Cette idée, qui à l’heure actuelle est presque rassurante étant donné que je me retrouve de nouveau dans ce manoir maudit, est en fait très dérangeante. Va-t-il réapparaître dans ma vie à chacune de mes difficultés ? Et s’il avait envie d’être bien plus présent, pressent, insistant ? Comment le repousser s’il se mettait à me suivre plus ouvertement ? Car ma décision est prise : je ne peux plus me permettre de succomber à ses charmes et à ses baisers. Cet homme est bien trop dangereux pour que je le laisse entrer dans ma vie. Et même si ce choix met mon cœur en lambeaux depuis des jours, je sais que c’est la seule chose à faire. D’ailleurs, Clémentine m’approuve et m’aide à passer le cap. On est sortie tous les soirs de la semaine, pas trop tard, tout autant pour contrer le sort que pour nous prouver qu’aucune autre mésaventure n’allait se produire. Cela m’a permis d’oublier un peu la présence du vampire. J’en suis même venue à penser que si je me trouvais un petit ami, il cesserait de me surveiller. Mais je ne me sens pas prête à franchir le cap. Pas du tout. Le souvenir de son dernier baiser me donne encore des frissons, preuve de mon désintérêt pour les autres hommes. Mais cela viendra.
Je jette un coup d’œil à mon téléphone : il est temps de préparer le dîner. Tristan est en plein jeu de construction dans sa chambre, je le laisse pour me diriger vers la cuisine. Ce soir, ce sera spaghetti à la bolognaise. Je traverse le petit hall d’entrée, délaissant sur ma gauche la lourde porte en bois massif et le couloir qui mène au grand bureau où j’aimais travailler avant toute cette histoire. Je m’apprête à tourner vers la cuisine quand j’entends la clenche s’actionner dans mon dos. Un souffle d’air glacé et deux mains me saisissent avant même que je n’aie le temps de me retourner. Un homme, bien plus grand que moi, vient de m’attraper et les images de ma précédente agression se superposent avec force à celle-ci. Je hurle. Il rit.
– C’est ça, crie ma belle…
Je ne reconnais pas la voix et, en me débattant, je découvre un type cagoulé vêtu de noir. L’action est donc préméditée ! Je pense soudain à Tristan qui a dû entendre mes cris et tourne la tête vers le couloir qui mène aux chambres. Je le vois débouler, les yeux agrandis par la peur. Un second homme s’interpose entre nous.
– Tristan ! Court ! Va-t’en ! Vite !
Ma terreur semble l’aiguillonner comme je l’espérais. Il fait demi-tour et échappe à nos regards.
– Choppe le môme ! ordonne celui qui me tient toujours.
– T’inquiète, il n’ira pas loin. Occupons-nous d’abord d’elle.
Mon sang se glace. Non ! Pas encore ! Ce n’est pas possible ! Je me débats de plus belle, réussissant à coller mon talon dans le tibia de mon agresseur, non sans le payer immédiatement par une torsion violente du bras.
Mes genoux cèdent sous la contrainte. Je crie de nouveau.
– Au secours !
Jamais je ne me serais imaginé dire un truc pareil, mais cela me semble tout à fait approprier. Je suis même à deux doigts d’appeler ma mère quand l’homme qui me fait face sort une seringue de la poche intérieure de son blouson.
– Je crois que ça ira comme ça, fait-il en plantant l’aiguille dans ma cuisse.
Je n’ai pas eu le temps de faire quoi que ce soit. D’ailleurs, je n’ai plus le temps de penser non plus. Un voile noir s’abat sur la scène.
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