Soif
Dès son premier mouvement, mon cœur accélère. Quelle sera sa réaction quand il va nous découvrir ainsi enchaînés ? Va-t-il me détester ? Il aurait toutes les raisons du monde pour cela : je suis une catastrophe ambulante pour lui. D’un autre côté, je ne lui ai jamais demandé de me suivre partout…
Je l’entends grogner en tentant de se redresser, mais des clous et des chaînes le contraignent à rester crucifié contre le mur en pierre. Ses paupières s’ouvrent, se tournant spontanément dans ma direction. Ils ont pris une teinte rouge sang que je ne connais que trop bien. Je déglutis avec peine. Nous nous regardons de longs instants en silence avant qu’il ne baisse les yeux pour découvrir les cathéters plantés dans ses veines.
– Putain…
Tiens, c’est la première fois que je l’entends jurer. Je me sens de plus en plus coupable de la situation dans laquelle il se trouve.
– Je suis désolée, dis-je en reniflant.
Il me regarde de nouveau sans desserrer les dents. Ce qui vaut peut-être mieux étant donné que j’ai la sinistre impression que ma vie ne vaut plus grand-chose pour lui en ce moment… Mais il se reprend et son visage s’adoucit un peu.
– Vous n’y êtes pour rien. Vous êtes attachée ?
– Oui.
– Vous savez ce qu’il veut ?
Je pince les lèvres sur la réponse. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis incapable de lui avouer que le professeur compte qu’il s’abreuve sur moi. Cela me semble tout aussi difficile à dire que si je lui annonçais que j’avais envie de faire l’amour avec lui. Mais c’est quoi cet amalgame dans ma tête ?! Je détourne les yeux préférant lui poser une autre question en retour.
– Qu’est-ce qu’il vous voulait la première fois ?
Il soupire.
– J’hésite encore sur la réponse : se venger ou trouver l’immortalité ? Allez savoir…
– Se venger pour la mort de sa femme ? C’est grâce à elle qu’il vous a attrapé ?
Il secoue lentement la tête puis la renverse contre le mur. Dans cette position, il ressemble à un martyre : je ne peux m’empêcher de le trouver magnifique.
– Non, elle était morte depuis plus d’un an. Je… J’avais découvert un coin tranquille pour hiberner durant quelques années, mais il a retrouvé ma trace, je ne sais trop comment.
– Vous… hiberniez ?
Son regard de braise me saisit de nouveau.
– Oui, pour oublier toute cette histoire. Je peux faire cela presque indéfiniment. Je reste sans me nourrir, mon corps faiblit, mais ma conscience demeure intacte. Passées les premières semaines, la soif disparaît et j’atteins une forme de plénitude agréable.
Je le regarde sans répondre. Il me fascine et il le sait.
– Il m’a surpris dans cet état de faiblesse, m’a drogué, un peu comme ce soir, puis m’a maintenu attaché dans cette cave durant des mois.
– Juste pour se venger ? À sa place, je vous aurais tué ! Heu… Non, ce n’est pas ce que je…
– Ça fait toujours plaisir de se sentir aimé, raille le vampire.
Je baisse la tête, piteuse.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire.
– Je sais.
Il râle de nouveau en tentant de bouger. Je me lève, m’approchant autant que mes chaînes me le permettent. Je suis à trois mètres de lui, je pourrais presque le toucher s’il pouvait détacher son bras du mur.
– Alors, que veut-il ? murmuré-je.
Il me dévisage. Je crois que nous sommes tous les deux pleinement conscients que tous nos faits et gestes sont observés par l’autre fou.
– Il pense que je peux le rendre immortel.
J’ouvre de grands yeux. Je tombe des nues.
– Parce que… Vous l’êtes ?
– Bien sûr que non.
Je ne comprends plus rien. Il s’en rend compte, mais semble épuisé à force de me répondre. J’aimerais arracher ces tuyaux qui le vident de son sang, mais je ne peux les atteindre. Notre geôlier est un être véritablement machiavélique.
– Disons, reprend le vampire, que j’ai une espérance de vie assez longue. Et c’est ce qu’il veut.
Je réfléchis malgré le mal de tête qui ne m’a toujours pas quitté. En quoi le nourrir pourrait-il aider le professeur à devenir immortel ? Je ne comprends pas… Je l’observe de nouveau, enchaîné les bras en croix au mur, les pieds cloués sur un panneau de bois qui en dépasse, et ma gorge se serre. Comment peut-il supporter une telle douleur ? Car il souffre, cela se voit aux crispations de son visage dès qu’il tente de bouger ainsi qu’aux grognements qu’il laisse parfois échapper. Mais il est bien trop fier pour se plaindre.
– Je voudrais tellement vous aider, lui dis-je soudain.
– Surtout pas.
– Pardon ?
– Il n’y a qu’une seule façon de m’aider, et ce serait la dernière des choses à faire.
Un nouveau grognement monte de sa gorge, mais il est un peu différent des autres, plus profond, plus agressif aussi. J’essaye de ne pas reculer alors que tout mon corps me hurle de faire demi-tour.
– Pourquoi ?
Ses prunelles rouges me figent sur place. Je suis incapable du moindre mouvement, prise au piège de rubis dont les facettes déforment ma réalité. Mon cœur galope soudain dans ma poitrine pour tenter d’oxygéner ce cerveau qui ne répond plus, mais rien n’y fait. La peur s’immisce dans mes veines. Je n’arrive pas à échapper à la pression psychique qu’il met sur moi. Il me veut, mais cela n’a rien de romantique. Il veut mon sang.
– Parce que j’ai soif ! gronde-t-il avec une voix terrible que je ne lui connais pas.
De nouveau, un voile noir s’abat sur moi.
Annotations
Versions