La porte imaginaire
Lorsque je commence à tisser des ébauches d’histoires dans mon cahier, il arrive que les mots s’emballent si vite que mon stylo peine à les suivre. A ces moments-là, les mots, d’eux-mêmes, s’assemblent, pour former sur ma page une sorte de porte, entièrement constituée de lettres. Parfois, elle s’entrouvre d’elle-même, me laissant entrevoir un monde imaginaire. Mais certaines fois, elle reste obstinément fermée, restant sourde à mes tentatives pour l’ouvrir. Dans ces cas-là, j’ai beau insister, supplier, tempêter, gémir, rien à faire. Cette porte a toujours le dessus et elle le sait. Je n’insiste pas, et range mon cahier et mon stylo pour vaquer à des occupations plus prosaïques. Je sais bien qu’elle se manifestera tôt ou tard.
Elle ne s’ouvre pas n’importe quand, cette porte. J’ai appris à connaître ses heures. Il faut attendre que la nuit tombe. Lorsque le ciel s’obscurcit, que tout s‘endort alentour et que le silence se fait, sur ma page, l’imaginaire se manifeste. L’apparence de cette porte change en fonction des mots qui la composent : vieille porte en bois ouvragé, porte en métal gris, ou bien arche en pierre. Parfois elle prend une apparence bien plus inattendue, comme par exemple, une trappe, ou une grotte.
Lorsque je franchis cette porte, parfois, il n’y a rien. Juste un désert. Et en plus, il fait nuit. Et froid. Je retourne alors bien vite chez moi. Parfois, je me retrouve dans de drôles d’endroits. Dans un manoir en ruine. Ou dans un cimetière, la nuit, en plein orage. Ou dans une maison qui semble abandonnée, mais où j’entends de drôles de bruits… Une fois, je me suis retrouvée dans un égout, entourée de rats. Je ne reste jamais très longtemps dans ces mondes-là, et je ne perds jamais de vue la porte.
Parfois, je me retrouve en pleine nature, près d’une forêt. Je marche, et sous mes pieds, surgissent alors des fleurs de toutes les couleurs, mauves, bleues, jaunes, écarlates. Leur parfum embaume et m’enivre, m’invitant à aller plus loin. Puis ces fleurs grandissent et explosent en un feu d’artifice silencieux. Un chant s’élève alors, doux et mélodieux, semblant venir de la forêt voisine. Je le suis, pénétrant sous la voûte végétale des chênes centenaires. Un monde différent, grouillant de vie invisible, m’accueille. Je marche, mes pieds foulant un sol jonché de feuilles sèches, humant l’odeur d’humus des sous-bois. Parfois, j’entends un craquement, signalant la présence d’un animal, qui s’enfuit à mon approche.
Quand l’envie m’en prend, je monte sur l’arbre le plus haut que je puisse trouver. Lorsque je parviens au faîte, je contemple, telle une vigie sur un navire, un océan végétal qui semble infini…
… Et me voilà dans un petit bateau, fendant les flots. Le ciel est d’un bleu limpide, un léger vent pousse ma voile, je regarde des poissons vif argent glisser dans l’eau turquoise. Mais soudain, le vent se lève et la mer devient tumultueuse. Très vite, le ciel se noircit, les vagues enflent, je peine à garder le cap. Mon embarcation gémit, craque sous les assauts répétés du vent et de la houle. Je lutte de toutes mes forces, mais voilà que se dresse devant moi une montagne liquide, prête à m’engloutir…
… Au moment où la vague va s’abattre, mon embarcation entière, voiles, mât, gouvernail, pont, cabine, poupe, proue, tout redevient mots, redessinant la porte qui s’entrouvre. Je m’y engouffre, retrouvant la présence rassurante de mon salon. Je contemple sur mon cahier la tempête de mots se déchaîner, puis se calmer peu à peu.
Même si le voyage dans l’imaginaire n’est pas toujours de tout repos, j’aime à y aller le plus souvent possible…
Annotations
Versions