À l'angle de la rue

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— Au voleur ! Rattrapez-le !

La ceinture lestée de bourses remplies, Thalal al-Zarqah bouscula les passants et s’engagea dans une cavale familière. Bondissant par-dessus un étal, il renversa sur son passage la vingtaine de tapis qui y étaient soigneusement pliés ; une véritable vague de tissus s’échoua sur le sol, emprisonnant dans son remous multicolore les gardes à sa poursuite.

— Reviens là, sale fripouille !

Avec un léger rire, Thalal repoussa derrière son épaule un pan de son keffieh. Sa ruse ne durerait pas éternellement et, du reste, mieux valait pour lui disparaître au plus vite : la rue était infestée de patrouilleurs. Avec l’agilité d’un chat, il esquiva la ligne sifflante d’un cimeterre à sa droite, puis sauta sur un présentoir ; la lame fracassa la devanture et finit sa course, d’un claquement étouffé, dans les tapis de velours. Le fugitif voltigea alors vers un autre étal, valsant malgré lui avec l’épée vengeresse. Ses cabrioles avaient sûrement de quoi impressionner, puisque les citadins suspendaient un à un leurs emplettes, incrédules.

— Mais attrapez-le, bon sang !

Surgissant de la foule, cinq hommes d’armes encerclèrent Thalal de tous les côtés. Cette ubiquité, loin de l’effrayer, intensifia l’éclat fripon dans ses yeux bruns. Alors qu’ils s’accordaient tous pour lui sauter dessus, le voleur se hissa sur un échafaud et sectionna la corde d’un contre poids ; projeté dans les airs, il prit grand soin d’adresser un signe grossier à ses poursuivants avant de disparaître sur un balcon en bois sculpté.

En bas, les hurlements redoublèrent. Les gardes harcelaient sans doute déjà les citadins pour qu’ils leur révèlent l’existence de quelque escalier dérobé. Almasara’t était une cité tentaculaire aux nombreux passages secrets : aussi, Thalal ne laissa pas cette petite victoire endormir sa vigilance – il ne tarderait pas à être rattrapé.

Me’ho altarik, chuchota l’habile détrousseur. S’il te plaît, Rue, montre-moi le chemin.

À cette heure-là, le soleil était à son zénith ; Thalal sentait ses puissants rayons taper sur son crâne. C’était pour s’en prémunir que les commerçants du souk avaient tiré des toiles en coton depuis les balcons – de longs morceaux de tissus immaculés, éclatants, vaporeux, si propres qu’ils paraissaient presque… irréels. Et si nombreux.

Y en avait-il autant voilà quelques secondes ?

— Le voilà ! beugla quelqu’un.

La voix se transforma brusquement en lourd soulier, défonçant la grille d’ébène d’un moucharabieh derrière Thalal. Le jeune homme n’hésita pas un instant : il prit son envol et atterri sur l’une des toiles cirées du souk, qui soutint miraculeusement son poids.

— Almasara’t soit louée, lâcha le voyou avec alacrité.

À grandes enjambées, Thalal bondit de toiles en toiles et poursuivit sa fuite, tout en lançant derrière lui deux-trois regards curieux. Ces molosses d’armes auraient-ils l’audace de le suivre dans sa folie ?

Et tout ça pour quelques pièces…

Le voleur acrobate ne fut pas déçu : malgré une certaine réticence, quelques gardes se jetèrent à l’eau, puis tentèrent de reprendre maladroitement leur équilibre sur les toiles. Oh, quel spectacle cela devait-il être, d’en bas !

Alors qu’il s’aventurait sur une autre bâche, Thalal sentit le tissu se dérober sous ses pieds : un coup d’œil en l’air lui apprit qu’un homme venait de couper l’une des cordes de son morceau de tissu depuis un balcon. Son cœur se souleva aussitôt, il ferma les yeux et répéta dans sa tête :

Me’ho altarik !

Une poutre apparut subitement juste entre ses mains. Laissant son corps agir avant son esprit, il s’y cramponna de toutes ses forces, puis força sur ses bras pour se mettre à l’abri. Il remercia derechef Almasara’t et la Rue des marchands de tapis pour avoir exaucé son souhait.

— Un passe-rue ! hurlèrent les gardes, à la fois sur les toiles, les balcons et le pavé. C’est un passe-rue ! Tuez-le !

Il était trop tard pour leur offrir la moindre contrevérité, à présent. Réprimant une grimace, Thalal se servit de la poutre pour sauter par terre, puis s’élança dans le souk à nouveau. Fini les plaisanteries, il fallait véritablement fuir, désormais. Le jeune homme agita ses phalanges et dessina dans les airs d’anciennes runes ; l’air se mit à crépiter autour de lui, se chargeant d’une énergie à la fois puissante et ineffable.

— Il va transiter ! aboya un garde.

Thalal n’était pas le seul à ressentir cette énergie. Effrayés, les badauds se plaquaient contre les murs à son passage, pour son plus grand bonheur. Quelques patrouilleurs tentèrent bien de lui barrer la route à coup de cimeterre, mais la Rue était désormais de son côté : sur chaque poursuivant qui tentait de l’occire tombait de lourds tapis sortis de nulle part. Les portes s’ouvrirent, claquèrent, assommèrent les imprudents, tout comme les fenêtres, les trappes, les lucarnes. Le souk plongea dans une immense folie jusqu’à ce que Thalal rugisse :

Albed’ur !

Et, à l’angle de la Rue, le curieux vaurien disparut dans un halo de lumière.

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